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Interview

Boris Cyrulnik: «La haine est résiliable, c’est possible!»

Le célèbre neuropsychiatre nous a reçus chez lui pour évoquer les origines de la violence masculine liée à une défaillance du chromosome Y. Il plaide pour une prise en charge en urgence des petits garçons violents pour éviter de futurs féminicides.

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Le neuropsychiatre Boris Cyrulnik

Boris Cyrulnik, 86 ans, à la fenêtre de sa maison de La Seyne-sur-Mer (Var). Ce grand observateur du monde animal travaille face à la mer et partage son jardin avec les chats du voisinage.

Julie de Tribolet

La voix est peut-être plus douce avec l’âge mais l’esprit toujours affûté malgré ses 86 ans. Le célèbre neuropsychiatre, père du concept de résilience, nous reçoit dans sa maison de La Seyne-sur-Mer. Les livres foisonnent à tous les étages, il peut passer encore quinze heures derrière son ordinateur, avoue-t-il, mais se force à jardiner et à marcher un peu chaque jour. Son dernier livre, «le plus travaillé» à ses yeux, aborde les mécanismes de la guerre, de la violence à la lumière des comportements animaux. Lui-même, né de parents juifs morts dans les camps de concentration, a connu «une enfance fracassée» où les animaux parfois l’ont sauvé d’un monde sans relations et ont nourri sa passion pour l’éthologie. On s’installe dans les fauteuils du salon, où tous les objets qui nous entourent témoignent d’une vie culturelle très riche et d’un nomadisme aussi intellectuel que géographique.   

- Vous écrivez: «Nous avons perdu tous les rituels nous permettant de nous mettre à la place de l’autre et de se dire face à lui: «Je ne peux pas tout me permettre.» C’est ce qui arrive aujourd’hui dans le conflit israélo-palestinien?
- Boris Cyrulnik: Malheureusement oui, chacun ne pense qu’à soi, à sa petite communauté religieuse, financière, idéologique et ignore totalement ce qui se passe chez le voisin. C’est l’arrêt de l’empathie et c’est tragique. Quand on n’arrive plus à se représenter le monde de l’autre, on peut tout se permettre!

- Le gouvernement israélien franchit-il cette frontière en bombardant des civils innocents?
- Le 7 octobre a été un pogrom incroyablement barbare. C’est évident qu’on franchit cette frontière en bombardant des gens innocents. Je comprends votre réflexion, mais elle est due aussi au fait qu’on réagit toujours ainsi quand ce sont des juifs qui sont dans la guerre. Il y a actuellement au Yémen une catastrophe humanitaire qui a fait 200 000 morts. Je n’entends pas une seule protestation. Quand Bachar el-Assad a massacré son propre peuple, je n’ai pas vu qu’on soit descendu dans la rue.

- Les animaux se bagarrent, les hommes font la guerre. S’entretuer, se détruire, une spécificité humaine?
- Oui. Nous, on se bagarre et on fait la guerre. Les êtres humains se caractérisent par leur extrême violence, mais je pense que si les hommes, pas les femmes, n’avaient pas été violents, l’espèce humaine aurait disparu. Il y a environ deux cent mille ans, il restait environ 13 000 squelettes humains sur la planète. On n’était pas en voie de disparition, mais une espèce disparue. Les hommes ont fabriqué des armes, tué des animaux dix fois plus gros et plus forts qu’eux. Dès que les hommes inventent des armes, hop, les femmes recommencent à faire des enfants et la société s’épanouit. 

- Cette capacité à raconter des histoires, qui nous distingue des animaux, est à double tranchant?
- Oui. C’est comme une respiration. L’homme est capable de construire des cathédrales et de massacrer des protestants, de coloniser d’autres peuples, selon les circonstances. Il y a un processus psychosocial qui fait que même un homme ou une femme équilibrés peut se laisser embarquer par un phénomène de croyance, une pensée totalitaire. On peut tuer l’autre sans aucune culpabilité comme l’ont fait les Allemands, qui n’étaient pas des barbares. 

- On associe votre nom au concept de résilience. Sera-t-elle envisageable pour les jeunes Israéliens et Palestiniens traumatisés par cette guerre?
- Je l’espère. Pour l’instant, ils sont dans la résistance, c’est-à-dire dans la synchronie. On m’attaque, je me défends. La résilience, c’est la reprise d’un nouveau développement après le fracas. Toutes les guerres finissent par se terminer un jour ou l’autre. Il n’y a plus de haine entre les Français et les Allemands. La haine est résiliable. C’est possible. 

Boris Cyrulnik chez lui en 2024

Celui qui a vulgarisé le concept de résilience travaille plusieurs heures par jour à son bureau. «Dès que j’aurai fini mes préfaces et mes interviews, je me mettrai au livre suivant!»

Julie de Tribolet

- Il faudra être patient?
- Pas nécessairement. Quand François Mitterrand a pris la main de Helmut Kohl, ce sont deux hommes qui décident qu’on ne peut plus se faire la guerre. Et cela a provoqué un bouleversement culturel. Il suffit parfois d’un infime mouvement. Serge Moscovici, qui était un grand nom de la psychosociologie, disait que 3% de la population, bien déterminée, peut déclencher un processus psychosocial. 

- La violence est majoritairement le fait des hommes, la faute à ce chromosome Y plus vulnérable que le X?
- Oui, cela reste entre nous bien sûr (rires). Il est plus petit, plus fragile, porteur de beaucoup d’anomalies et se fragmente facilement. C’est pour cela que, dans les consultations de pédopsychiatrie, il y a une très forte majorité de petits garçons. Quand une petite fille vient en consultation, c’est qu’autour d’elle il y a eu une grande tragédie. Un petit garçon peut venir pour une cause peu importante.

- Vous écrivez qu’un petit garçon qui, durant les mille premiers jours de sa vie, grandit dans un environnement carencé en relations humaines peut devenir violent à la suite d’un dysfonctionnement cérébral. Ce constat est effrayant. On fabrique des bombes en devenir dans certains milieux?
- Tout à fait. Les hommes passent à l’acte, les femmes se servent de leur cerveau différemment. Elles sont plus émotionnelles, mais comme elles maîtrisent mieux la parole, elles contrôlent mieux l’émotion, alors que chez un homme dont les mille premiers jours de vie se sont déroulés dans un milieu carencé, l’amygdale, qui est le socle neurologique des émotions insupportables, comme la haine, l’angoisse, la rage, la violence, est hypertrophiée. Parfois dix fois plus que la normale.

- Si le président Macron vous nommait ministre pour tenter d’enrayer la violence des banlieues?
- Je n’hésite pas une seconde... je m’enfuis en courant! (Rires.) S’il me demande un conseil, je lui parlerai volontiers de la pédagogie de l’empathie qui existe en Finlande, au Danemark, où j’ai travaillé. Apprendre déjà aux enfants que toutes les religions sont respectables. Il n’y a pas de cris dans les classes de ces écoles, tout le monde se parle en souriant. Et ces élèves sont médaille d’or à 15 ans aux évaluations PISA. La brutalité inhibe l’apprentissage. C’est prouvé, dès qu’un enfant est sécurisé, il améliore ses performances scolaires parce qu’il joue à apprendre.

- Une telle pédagogie permettrait de faire baisser le taux de féminicides?
- Bien sûr. Sur 118 victimes de féminicide, une étude a révélé que tous les meurtriers de ces femmes avaient souffert d’un attachement désorganisé durant les mille premiers jours de leur vie. On doit vraiment apprendre aux garçons à maîtriser leur violence. En crèche, ce sont eux qui mordent, qui frappent, qui poussent... Et comme on les punit, on leur apprend que la violence est un mode de relation. On chiffre aujourd’hui les dégâts de la virilité. Qui touche les femmes, bien sûr, qui en sont victimes, les enfants, car un père violent est un gros handicap pour démarrer dans la vie, mais aussi la société, car cette violence masculine qui remplit les hôpitaux et les prisons a un coût. La violence était une violence adaptative pendant trois cent mille ans. Elle est devenue une valeur destructrice seulement depuis deux générations. C’est lié à l’émancipation des femmes. 

- Que fait-on concrètement?
- La solution existe. Après chaque guerre, on s’est occupé des enfants des rues, qui étaient tous des loups et ne survivaient que grâce à la violence. J’ai connu à Marseille des bandes de ce genre qui contrôlaient les quartiers et réapparaissent aujourd’hui. Il faut d’urgence repérer les 5% de garçons concernés. Les éduquer autrement. A cause de la carence de leur milieu, ils ne savent pas utiliser leur énergie. En faire des maçons, des agriculteurs, qu’ils se servent de leur corps en permanence. Certains éducateurs le font mais ils ne sont pas assez nombreux. Et ces garçons arrivent à l’âge de la sexualité et ils ne savent pas aimer. Ils aiment comme des mélancoliques. Le mélancolique est tellement malheureux qu’il pense que seule la mort peut le délivrer de la vie. La mort de l’autre ou la sienne. Certains de ces hommes tuent la femme qu’ils aiment et se suicident ensuite. Je me suis fait attaquer violemment par une avocate féministe qui me disait: «M. Cyrulnik, il n’y a pas de crimes d’amour.» Eh bien si, il y en a!

- «On ne fréquente que les gens qui ont la même haine que nous», dites-vous. La montée des extrêmes droites vous inquiète?
- Beaucoup. On fait renaître le communautarisme, qui est le repli sur soi et la haine de l’autre. On est bien entre copains, on s’habille de la même manière, on pense la même chose. Le totalitarisme est en train de réapparaître dans le monde entier. Cela m’attriste profondément. C’est un échec de la condition humaine, c’est le triomphe de ce que je nomme la pensée paresseuse. Il n’y a pas de pensée, que des slogans. Les gens se laissent séduire parce que cela leur donne des convictions. Comme l’a dit la philosophe Hannah Arendt, ils n’ont pas la liberté intérieure, la possibilité de juger. Aujourd’hui, c’est ou tu es d’accord avec moi et cela me sécurise, ou tu es un dissident! Les premiers déportés à Auschwitz n’étaient pas des juifs mais des Allemands qui critiquaient la montée de Hitler. Ils avaient gardé leur liberté intérieure. 

- Marine Le Pen accède au pouvoir, vous venez vivre en Suisse?
- Si vous m’invitez à Lausanne, je viens tout de suite! (Rires.) L’élection de Marine Le Pen est probable, car elle est très habile et elle apparaît presque au centre maintenant. Je ne me sens pas représenté par cette extrême gauche vulgaire, ces députés qui puent la haine et récitent toujours la même chose avec sarcasme, et je ne peux pas me laisser convaincre non plus par l’extrême droite qui va casser des Arabes uniquement parce qu’ils sont Arabes. 

- Une situation inédite?
- La pire. C’est un peu ce qui s’est passé dans les années 1930 en Europe. En Allemagne, le communisme faisait peur aux bourgeois qui se précipitaient dans les bras du nazisme montant et les nazis suscitaient la haine des communistes. Chacun était complice, chacun renforçait l’autre, les extrêmes ne sont pas si loin les uns des autres...

- Vous avez fait la guerre d’Algérie, comment avez-vous géré la violence? 
- Je la gérais très, très mal, car j’ai été violent moi aussi. Ce n’étaient que des rapports de violence. Au réfectoire, le plat était mis en bout de table, on se bousculait pour y accéder. Je pesais 90 kilos d’os et de muscles et je jouais au rugby. Je peux vous assurer que je m’asseyais toujours à côté du plat...

- On a de la peine à imaginer Boris Cyrulnik jouant des poings...
- Si je n’avais pas été violent, je n’aurais pas mangé! Je m’adaptais, je visais le foie et l’estomac, les gars se pliaient en deux et je pouvais manger. Je me souviens d’une situation où l’adjudant avait cherché à m’humilier. Je l’avais attrapé comme au rugby, soulevé et plongé dans le bac à vaisselle. Il avait la tête sous l’eau, je me disais que je ne pouvais quand même pas le noyer. Heureusement, il n’a pas fait de rapport. Difficile d’avouer que le deuxième classe Cyrulnik vous a plongé dans le bac à vaisselle! (Rires.)

- Vous en parlez sans trop de gêne...
- Ma violence m’a servi à ne pas mourir, à manger, à me défendre, comme les Israéliens et les Palestiniens aujourd’hui qui ne ressentent plus l’empathie.

- Les dauphins, les ongulés ont des comportements sexuels plutôt brutaux parfois avec les femelles, pourtant le viol n’existe pas chez les animaux. Pourquoi?
- Même lorsqu’une femelle est attrapée, comme chez les canards, avec le cou plumé, blessé, il y a une coordination des mouvements qui fait qu’elle va rester près du mâle. Chez les daims, si la femelle ne se met pas en posture de consentement, le mâle pourrait l’éventrer, mais il ne le fait pas et l’acte est interrompu, car elle ne s’est pas coordonnée. Si la femelle se coordonne, il n’y a pas de viol même s’il n’y a pas de consentement. Il faut qu’il y ait une synchronisation, les hormones du désir, l’harmonisation des comportements, des parades. 

- C’est plus harmonieux que chez l’humain?
- Beaucoup plus. Chez nous, si les garçons et les filles sont bien élevés, ils apprennent à synchroniser leurs émotions et nous avons en plus la représentation verbale. Une enquête belge démontre que l’âge moyen du premier rapport est 17 ans et demi mais que 12% des garçons pensent que c’est arrivé trop tôt et 20% des filles ne se sentaient pas prêtes. Ils ont accepté de le faire sous la pression de conformité. Presque une fille sur quatre se sent violée. Si le garçon a développé un sentiment d’empathie, parce que les mille premiers jours de son existence ont été riches en relations, il s’arrête. Sinon, il continue. 

- Vous avez eu une fille et un garçon. Comment se sont passés leurs mille premiers jours?
- Le concept des mille jours, je l’ai formulé après être devenu père. Ma femme était médecin et chercheuse, j’étais interne en neurochirurgie, j’avais des gardes de 8 heures du matin à midi le lendemain, sans me déshabiller et parfois sans manger. Il n’y avait pas de crèche, on faisait garder notre fille par une personne différente chaque jour. 

Boris Cyrulnik avec son épouse Florence Cyrulnik

Avec Florence, son épouse depuis 1964, peintre et médecin. Ils sont parents de Natacha, professeure d’université, et d’Ivan, musicien. Madame Cyrulnik est très engagée dans la défense du patrimoine. 

Julie de Tribolet

- Elle s’en est plainte?
- Non, elle a très bien évolué. Elle a appris à se calmer. Elle est professeure d’université. Mon fils, né après elle, au contraire, a plus bénéficié de notre présence. On peut dire qu’ils n’ont pas eu les mêmes parents. Ma fille est bagarreuse au bon sens du terme et mon fils est musicien et aime la poésie. 

- On vous a statufié de votre vivant, c’est gênant?
- Je ne suis pas au courant. J’ai toujours la même femme, les mêmes enfants, les mêmes petits-enfants! Certains me surestiment terriblement, d’autres me sous-estiment terriblement.

- On vous a critiqué pour avoir osé comparer le développement des animaux avec le nôtre. Que vous ont-ils appris?
- Que l’évolution est buissonnante, pas pyramidale. C’est le milieu qui conditionne le développement. C’est un non-sens total de dire: «C’est dans mon ADN, je ne peux rien y faire.» Dans le ventre des femmes, les premières divisions cellulaires sont déjà tutorisées par le milieu. Mais nous avons la possibilité d’agir sur lui. 

- Difficile de penser à contre-courant?
- Non, mais ça se paie. Quand j’ai commencé à parler d’éthologie animale dans les milieux psychiatriques, on me criait dessus. Le milieu est resté dualiste encore aujourd’hui, le corps d’un côté, l’âme de l’autre. Les animaux sont du côté de la biologie et de la chimie, les hommes du côté de l’âme.

- Les animaux ont-ils une âme?
- Ils ont un monde mental dans le sens où ils sont capables de répondre à des informations absolument impossibles à percevoir. J’ai vu des singes qui fabriquent des tiges pour aller attraper des termites ou construisent une échelle pour atteindre un régime de bananes. 

- Une anecdote personnelle avec un animal?
- Quand je travaillais à l’hôpital psychiatrique, il y avait un chien jaune que les malades avaient appelé Tibia. Dès que j’arrivais, il venait faire la visite avec moi d’un pavillon à l’autre et les malades me parlaient plus facilement. Les chiens, les chats, les chevaux sont d’excellents tranquillisants.

- Vous cultivez l’humour et même les pitreries, c’est nécessaire à votre vie?
- Tout à fait. L’humour, c’est la politesse des désespérés. Je souris en pensant à ce film où un jeune couple dans un lit s’apprête à faire ce qu’on imagine et, au moment le plus tendre, la fille dit au garçon: «Boris Cyrulnik dit que...» et le garçon, frustré, lui répond: «Tu sais ce que je lui dis, moi, à Boris?» 

- Une pitrerie qui reste dans votre mémoire?
- Plus jeune, avec un collègue, nous avions fait croire à la découverte d’un enfant sauvage élevé par un chien dans un bois. On avait noirci le visage du gamin avec du charbon, fait une photo avec le chien, sans imaginer être pris au sérieux et que TF1 nous contacterait. Il a bien fallu dévoiler la supercherie. Rassurez-vous, cela n’a pas nui à ma carrière! (Rires.)

Le livre «Quarante voleurs en carence affective. Bagarres animales et guerres humaines» de Boris Cyrulnik

«Quarante voleurs en carence affective. Bagarres animales et guerres humaines», de Boris Cyrulnik, Editions Odile Jacob.

DR - Odile Jacob
Par Patrick Baumann publié le 21 janvier 2024 - 08:24