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Devenue militante pour un prix du lait équitable

A la fois agricultrice et infirmière, la Vaudoise Anne Chenevard préside Faireswiss, une coopérative de producteurs qui paie à ses membres le lait à un prix équitable. Et ça marche! Paroles d’une passionnée qui s’engage bien au-delà de son domaine.

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Blaise Kormann

Comme tous les matins, la journée d’Anne Chenevard a commencé à 5 heures, à l’écurie. Depuis 2017, cette Vaudoise de 38 ans est à la tête du domaine de la Goille, 43 hectares de cultures et 40 vaches à traire deux fois par jour. Depuis six générations, cette ferme foraine sise sur la commune de Corcelles-le-Jorat cultive sa vocation laitière. «Nous sommes à 830 m d’altitude et la topographie est assez accidentée. Certains font des patates ou de la betterave, mais nous ne sommes pas dans le Seeland! Par contre, la région est parfaite pour l’élevage du bétail.» A condition que le prix du lait payé aux producteurs leur permette de vivre de leur travail.

Pour prendre la mesure du problème, l’agricultrice évoque des chiffres qui lui font mal: «Il y a vingt ans, nous étions encore 44 000 producteurs de lait. Aujourd’hui, nous sommes moins de 20 000. A 50 centimes le litre de lait, plus personne ne veut traire!»

Deux jours par semaine, l’agricultrice troque sa salopette contre une blouse d’infirmière… «Ça peut surprendre mais, pour moi, c’est une sorte de bol d’air! Seuls sur leurs fermes, je trouve que les paysans vivent un peu en vase clos et ils oublient que d’autres métiers sont durs aussi. Etre infirmière, réceptionniste ou médecin assistant, ce n’est pas facile. Pour ma part, je préfère nettement être agricultrice que médecin assistant au CHUV! Caissière dans un supermarché, ça ne me fait pas rêver non plus et leur métier est vraiment dur. Travailler à l’extérieur aide à relativiser ses problèmes. Ce n’est pas une critique envers ceux qui sont uniquement sur leur ferme, mais c’est mon constat.»

Pour faire tourner le domaine de la Goille, l’infirmière à 40% rémunère un employé (et son père retraité). «Moi, je ne perçois pas de salaire réel de la ferme, sinon mon appartement et un bout de ma voiture. Mais je salarie correctement mon employé, il faut être cohérent: je ne peux pas vouloir vendre du lait à un prix équitable et payer un employé au noir ou au lance-pierre!»

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Organisés en coopérative, des agriculteurs ont réussi cette année là où la grève du lait de 2009 avait échoué. Blaise Kormann

En 2009 déjà, pour demander que le litre de lait leur soit payé 1 franc, des agriculteurs avaient déclenché une grève, bloquant des routes avec leur tracteur, déversant des litres de lait dans leur fosse à purin plutôt que de le vendre à perte. Dix ans plus tard, Anne Chenevard constate que cette mobilisation fut un échec: «La confrontation n’a rien amené du tout, sinon une scission entre deux groupes – les producteurs et les transformateurs – qui n’arrivaient même plus à se parler.»

Le calcul du prix du lait (payé mensuellement aux producteurs) est aussi opaque et fluctuant que complexe. Actuellement, chaque litre est rémunéré selon trois barèmes: «Une partie A (destinée au marché suisse) nous est achetée environ 71 centimes le litre. Une partie B (destinée au marché européen) entre 38 et 40 centimes, et encore moins pour la partie C écoulée dans le reste du monde, le plus souvent sous la forme de lait en poudre.»

Dès 2017 et dans l’espoir d’améliorer leurs conditions, une poignée de producteurs, au départ Vaudois et Fribourgeois, se sont réunis avec une conviction dont Anne Chenevard a fait son credo: «Nous devons être les acteurs de notre avenir! On ne peut plus attendre que les transformateurs, les distributeurs, les politiciens ou la défense professionnelle le soient pour nous…» C’est dans cet esprit qu’ils ont, en juin 2018, créé Faireswiss, une coopérative dont Anne Chenevard est la présidente aussi dynamique que sympathique.

Ils sont aujourd’hui 14 coopérateurs et, tandis que la liste d’attente s’allonge, seront déjà 35 à partir du 1er janvier prochain, installés aux quatre coins du pays, de Bâle au Tessin, de Saint-Gall au Valais en passant par le Jura et Neuchâtel. «Moyennant la prise de parts sociales et en s’engageant à promouvoir la démarche, les coopérants voient leur lait (la partie A) payé 1 franc le litre. Sur un prix net de 65 centimes, la coopérative rajoute 35 centimes payés par le consommateur.» Ça paraît peu mais c’est énorme. «Nous avons d’abord dû trouver un transformateur qui accepte de conditionner notre lait en briques. Plusieurs ont refusé, peut-être sous le coup de pressions…» C’est finalement la société Cremo, dont le directeur, toujours en place, avait pourtant bien failli être «noyé» dans du lait durant la grève de 2009, qui a accepté le mandat. Côté distribution, le groupe Manor a décidé d’ajouter le «lait équitable» à son assortiment, comme des dizaines d’épiceries et de petits magasins à travers le pays.

Encouragée par de nombreux téléphones et autant de cartes postales, Anne Chenevard pourrait «en parler pendant des heures»… «La ville de Lausanne fait de grands efforts et le propose désormais dans ses garderies et au centre de formation des pompiers. A La Tour-de-Peilz, le restaurant du personnel Nestlé propose notre lait, c’est quand même assez improbable! Beaucoup de gens ont envie de s’associer à l’image positive de notre projet; une véritable communauté de soutien est en train de se créer; le succès dépasse de beaucoup nos espérances!»

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Anne Chenevard, ici dans un supermarché de Vevey, promeut le lait et les fromages, vendus quelques centimes plus cher, ce qui garantit aux producteurs de recevoir 1 franc/litre de lait. Blaise Kormann

Côté loisirs, l’agricultrice avoue qu’«il faut un peu jongler»! Membre de la société de tir et de celle de gymnastique de Corcelles-le-Jorat, elle y dépense une fois par semaine un peu de sa rayonnante énergie. Et puis elle peut, à l’occasion, s’offrir de vraies vacances, comme cet automne: une semaine en Corse, avec son fils de 11 ans, grand amateur de plongée.

Anne Chenevard n’en garde pas moins les pieds bien sur terre et tout son altruisme: «Je sais que je suis une agricultrice très privilégiée, j’ai la sécurité de la Suisse, on ne va pas m’exproprier.» Proche du mouvement des paysans sans terre, elle connaît les drames des petits fermiers du Brésil ou d’Indonésie, chassés de leurs terres pour laisser place à de gigantesques plantations de soja, uniquement destiné à nourrir du bétail. «Moi, je ne veux pas manger de cette viande-là! C’est pourquoi j’ai aussi deux ou trois petites activités pour soutenir des femmes du Sud. J’aimerais que, partout dans le monde, une femme puisse être propriétaire de sa terre.»

Chez l’agricultrice-infirmière (elle possède aussi un CFC d’horticultrice), l’aventure du lait équitable a révélé une vraie énergie de militante. «Notre coopérative travaille pour des agriculteurs d’ici, mais il faut aussi réfléchir à nos habitudes de consommation parce qu’elles ont des répercussions ailleurs dans le monde.» Elle se réjouit que de plus en plus de consommateurs partagent son opinion et soient même prêts à payer un litre de lait quelques centimes plus cher pour un peu plus d’équité: «Acheter peut devenir un acte de résistance, une façon de lutter.»

>> Infos sur www.faireswiss.ch



 

Par Jean-blaise Besencon publié le 27 novembre 2019 - 08:42, modifié 18 janvier 2021 - 21:07