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L'interview intime 

Dick Marty est décédé à l’âge de 78 ans

Fervent défenseur des droits humains, l'ancien conseiller aux États Dick Marty est décédé ce jeudi 28 décembre, à l’âge de 78 ans. Le Tessinois se livrait à «L'illustré» en 2018, lors de la sortie de «Une certaine idée de la justice», un livre tout à son image.

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«Je n’ai jamais été esclave de l’opinion des autres» Karl-Heinz Hug

Première publication: le 24 octobre 2018

- En novembre 2017, vous avez souffert d’un accident cérébral qui a provoqué une amnésie temporaire. Comment allez-vous aujourd’hui? 
- Dick Marty: Bien. Le médecin m’a assuré qu’il n’y a aucune séquelle et que le risque de récidive est infime.

- Après cet épisode, vous chutez sur du verglas. C’est alors que vous décidez d’écrire. Pour vous prouver que vous aviez encore toute votre tête? 
- Après ce trou de mémoire absolu d’une dizaine d’heures, j’ai réalisé qu’on ne peut vraiment exister sans mémoire. J’ai commencé à fouiller dans mes souvenirs. J’ai ressenti le besoin de me mettre à l’épreuve et je me suis mis à écrire en français. Aussi en forme d’hommage à ma mère, neuchâteloise, qui m’a donné le goût pour la littérature et la culture françaises.

- Qu’est-ce qui vous a décidé à publier ce récit? 
- Je me suis parfois surpris à rêver d’écrire des polars psychologiques sous pseudonyme. Mais jamais je n’avais eu l’idée d’écrire sur moi-même. Je suis de nature assez pudique, mon épouse a d’ailleurs été très étonnée lorsqu’elle a lu le manuscrit. C’est un ami qui m’a finalement convaincu de l’envoyer à un éditeur. J’ai écrit avant tout pour moi-même, en toute liberté, sans me soucier de ce que le lecteur allait en penser. Je crois pouvoir dire que je n’ai jamais été esclave de l’opinion des autres. Peut-être en raison de mon histoire.

Confidences

Dites-nous tout... Dick Marty

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Le Tessinois retrace dans «Une certaine idée de la justice» sa philosophie de vie et ce qui l’a motivé à devenir procureur, sénateur à Berne et enquêteur pour le Conseil de l’Europe.  

- Dans quel sens? 
- Enfant, je portais des lunettes en raison de problèmes de vue (ndlr: il est né quasiment aveugle et a été malvoyant jusqu’à ses 6 ans). Cela me valait des moqueries de mes compagnons. En plus, ma famille était protestante, une petite minorité dans un canton encore très catholique. Lorsqu’il y avait l’heure de religion à l’école primaire, avec un petit camarade juif, on quittait la salle. Ce n’était pas facile pour des enfants. Mais c’est justement ce genre de difficultés qui contribue à forger le caractère, à affirmer son indépendance et à stimuler une réflexion intérieure.

- Faire partie d’un groupe ne vous a pas manqué? 
- Non, en réalité, on fait toujours partie de plusieurs groupes. L’important c’est de savoir les choisir et de ne pas les subir. Dans ma jeunesse, le scoutisme a joué un rôle très important, ça a été une formidable école de valeurs et d’amitiés durables. Chez les scouts, on valorise les talents de chacun.

- Et vous, quelle était votre principale qualité? 
- Ah, moi? On prétend que j’étais toujours le chef (il rit).

- Vous avez hésité à devenir psychiatre. 
- Ça a été mon premier choix de carrière lors de la maturité. La psychiatrie était en pleine mutation, on reconnaissait une plus ample autonomie aux malades. Lors d’une soirée d’information du Rotary, au repas, je me suis retrouvé seul avec deux psys qui me sont apparus complètement sonnés. Cauchemardesque! J’ai alors choisi le droit, avec un intérêt particulier pour le droit pénal. En Allemagne, j’ai par la suite suivi des cours de criminologie, de médecine et psychiatrie légales. Le mystère de l’âme humaine m’a toujours fasciné.

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Dick Marty adore les chiens. Il en a deux, des bergers alsaciens prénommés Laska et Lennox.

Karl-Heinz Hug

- Vous dites n’avoir pas eu peur lors de vos enquêtes pour le Conseil de l’Europe, sur le trafic d’organes au Kosovo ou les violations des droits de l’homme en Tchétchénie. Une foi en une protection divine? 
- Je parlerais plutôt de superstition naïve, une sorte de mécanisme de défense. Quand vous êtes dans le bain, vous ne pensez pas à la peur. Souvent, elle se manifeste après coup. Je pense que tout cela a été possible parce que j’ai toujours pu compter sur ce qu’en italien on appelle un solide retroterra, un havre de sécurité, une famille qui m’a assuré chaleur et sérénité. Ma femme a joué un rôle fondamental dans tout cela. D’ailleurs, savez-vous depuis combien de temps nous sommes mariés?

- Quarante ans? 
- (Triomphal.) Quarante-neuf ces jours!

- De quoi êtes-vous le plus fier? 
- De la famille que j’ai fondée avec mon épouse et qui compte aujourd’hui huit petits-enfants, dont l’une est à moitié africaine. Nos trois filles sont nées de manière rapprochée, les premiers temps ont été durs pour ma femme. Mais par la suite nous avons pu entreprendre de belles choses tous ensemble. Skier, voyager… Une famille comme beaucoup d’autres. Je suis aussi très fier du fait que mes filles aient chacune fait leur chemin, selon leur personnalité propre. Parfois, les enfants sortent comme formatés pour correspondre aux ambitions des parents. Je crois pouvoir dire que cela n’a pas été le cas chez nous.

- L’indignation a toujours été dans votre ADN?
- Je pense en effet que le jour où je ne serai plus capable de m’indigner, cela voudra dire que je ne serai plus vivant! J’aime beaucoup la définition que Jean Jaurès donne du courage: «chercher la vérité et la dire». Je suis indigné de voir la Suisse vouloir vendre plus d’armes, augmenter le taux tolérable de pesticides dans les eaux, refuser d’adhérer à la convention internationale contre le tabac, tout cela pour faire plaisir à des intérêts économiques. C’est immoral. Je fais partie de ceux qui ont demandé que notre pays accorde son pavillon à l’Aquarius, ce navire qui sauve tant de vies en Méditerranée. Cette mer qui fut le berceau de notre civilisation est devenue un cimetière, une tache honteuse dans notre histoire. Ne serait-ce que pour sauver un seul enfant, ne serait-ce pas une bonne raison de le faire?

- Vous êtes du PLR, mais vous avez le cœur à gauche, non?
- Fondamentalement, je suis un libéral qui croit à la responsabilité individuelle et à l’initiative privée. Mais lorsqu’au nom du libéralisme on devient des tueurs, on en trahit l’idée même. Dans une société, il y a nécessairement des vainqueurs, certes, mais faisons alors en sorte qu’il y ait aussi peu de vaincus que possible. Cela veut probablement dire être un «libéral humaniste». Je rejette en tout cas toute forme d’absolutisme idéologique, ce côté taliban que l’on retrouve souvent aussi bien à droite qu’à gauche. Ce qui m’importe, c’est de trouver des solutions, des compromis viables qui permettent à la société de progresser vers plus d’équité.

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Avec l’un de ses petits-enfants. Il protège jalousement l’intimité des siens.

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- On vous découvre une sympathie pour Fidel Castro, que vous avez rencontré.
- Je fêtais mes 14 ans quand les commandantes entraient à La Havane. Je suivais ces événements collé à mon transistor. Depuis lors, Cuba m’a toujours intéressé. Un petit pays qui choisit sa propre voie et persiste malgré les innombrables tentatives de son grand voisin de l’en empêcher par tous les moyens. C’est vrai, il y a de nombreux aspects critiquables. Mais comment oublier que Cuba a une population totalement alphabétisée, un système de santé de qualité, que ses habitants ont une espérance de vie supérieure à celle des Etats-Unis? Alors oui, j’ai de la sympathie pour le peuple cubain et Castro a été une figure importante et intéressante.

- Jeune procureur, vous êtes frappé par ce système qui protège les forts et punit les faibles…
- C’est l’expérience que j’ai faite en effet. J’ai vu défiler cette jeunesse punie à cause de la drogue, alors que lorsqu’on essayait d’atteindre les niveaux supérieurs du trafic, on se heurtait à toutes sortes d’obstacles et de critiques, même au sein de l’institution judiciaire, soucieuse de ne pas offusquer certains milieux. On s’en prend aux vendeurs de rue alors qu’ils ne sont que la dernière maille du système. Bien sûr, pour un politicien, c’est plus facile de se faire le champion des rues propres que de s’attaquer aux véritables racines du mal.

- Vous passez très brièvement sur vos années au Conseil des Etats.
- C’est vrai, tiens. (Il rit.) Je parle quand même de certaines grandes batailles, le Tribunal pénal fédéral à Bellinzone, la dépénalisation de l’avortement, le statut des animaux… Il est cependant vrai que si je n’avais pas eu ces grands mandats à Strasbourg, il est très probable que je ne serais pas resté aussi longtemps à Berne. Je pense qu’il ne faut jamais rester trop longtemps à un poste de pouvoir. J’ai quitté mes fonctions de procureur alors que le travail me plaisait toujours.

- Pourquoi?
- Parce que vous êtes constamment confronté à la partie la plus obscure de l’humanité. Vous êtes le premier témoin de drames, de suicides, de malheurs en tout genre. Je n’ai jamais oublié ce vendredi soir où l’on m’a téléphoné pour me dire qu’une femme s’était intentionnellement noyée avec ses deux bébés, qui avaient le même âge que mes deux premières filles. Cela s’est passé en 1976, mais j’y pense encore. Cette succession de drames finit par peser et risque de vous donner une image pas tout à fait correcte de l’humanité. Il faut surtout éviter de devenir cynique. Il y en a déjà tellement!

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«Une certaine idée de la justice» est paru aux Editions Favre.

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- Y a-t-il des politiciens suisses en activité que vous admirez?
- Ne me demandez pas de distribuer des médailles, je déteste ces «ratings» de politiciens. J’ai beaucoup de sympathie pour Simonetta Sommaruga et Alain Berset, avec lesquels j’ai travaillé plusieurs années aux Etats de manière agréable et constructive. Cela dit, je ne les envie pas. Parfois, quand je les entends, je me dis que la collégialité demande de bien grands sacrifices!

- Avec tout ce que vous avez vu, comparant la prison de Kigali à l’«Enfer» de Dante, arrivez-vous à rester optimiste?
- Disons que je m’y oblige. Je crois surtout que tout un chacun, si humble que soit sa situation, peut améliorer les choses. J’essaie d’aller le plus possible dans la forêt avec mes chiens. Eh bien, quand je vois un déchet sur le sol, je le ramasse. Cela commence par là. Chacun peut jouer un rôle pour un monde meilleur.

- Alors que nous nous apprêtons à partir, Dick Marty veut encore ajouter quelque chose. 
- Je n’ai pas le sentiment d’avoir fait des choses extraordinaires, mais ce qui devait être fait. Non, ce que je trouve vraiment admirable, c’est la manière dont mon père a soigné ma mère à la fin de sa vie. J’ai découvert un aspect inattendu et émouvant de mon père que je ne connaissais pas. Serais-je, moi, capable d’un tel dévouement envers mon épouse? Si oui, ce serait pour moi encore beaucoup plus important que tout ce que j’ai fait jusqu’à présent.

Par Albertine Bourget publié le 24 octobre 2018 - 09:02, modifié 28 décembre 2023 - 15:37