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Franck Giovannini, le magicien de Crissier

A 44 ans, Franck Giovannini est désormais seul maître à bord du prestigieux Hôtel de Ville, Brigitte Violier ayant cédé ses parts. Pour le grand chef, c’est une immense émotion et beaucoup de fierté.

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Instant de solitude dans la cuisine pour Franck Giovannini. «Ça me fait tout drôle de savoir que c’est moi qui vais perpétuer l’héritage de cette maison. J’en suis très fier.» © Fred Merz | lundi13 / © Fred Merz | lundi13

«Ça fait quand même un peu bizarre de voir mon nom au-dessus de la porte d’entrée…» Franck Giovannini se frotte les yeux, comme s’il sortait d’un rêve éveillé, peinant à y croire. Quoi? Lui, le gamin de Tramelan, dans le Jura bernois, où il est né il y a 44 ans entre sapins et pâturages, parti de rien, à la tête depuis quelques heures à peine d’une aussi prestigieuse maison? Comment aurait-il pu imaginer un jour occuper ce poste, lui, le petit descendant d’immigrés italiens, se retrouver dans la peau d’un capitaine d’un aussi magnifique paquebot? Et seul maître à bord de ce Louvre de la gastronomie où les plus grands l’ont précédé à la barre: Frédy Girardet, Philippe Rochat, Benoît Violier. La nouvelle scellant ce destin hors du commun est tombée vendredi dernier en début d’après-midi, sifflant un peu comme une cocotte-minute en cuisine: «Le Restaurant de l’Hôtel de Ville de Crissier annonce que son chef, Franck Giovannini, prend dès ce jour la direction de l’établissement triplement étoilé.»

Brigitte Violier, l’épouse du chef français qui avait tragiquement mis fin à ses jours le 31 janvier 2016, a donc été priée de se retirer. Sa force et son courage dans l’épreuve avaient alors ému toute la Suisse romande. Mais la voilà désormais «tout particulièrement» remerciée, pour reprendre les termes du communiqué officiel. Une décision brutale, aux odeurs de potage amer, dans l’air depuis plusieurs semaines. Mais vendredi dernier, premier jour de la réouverture après les vacances d’été, la maîtresse des lieux n’était déjà plus là pour accueillir les clients. Tout en refusant de s’exprimer publiquement «pour l’instant», mais postant sur les réseaux sociaux de mélancoliques images, notamment une depuis l’île d’Oléron, ainsi légendée : «Sans élégance de cœur, il n’y a pas d’élégance.»

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Sur le fronton de la porte de l’Hôtel de Ville, le nom de Franck Giovannini. Une nouvelle ère commence. © Fred Merz | lundi13 / © Fred Merz | lundi13

«La transition s’est faite en douceur, tient cependant à rassurer Franck Giovannini, la toque bien vissée sur la tête. C’est une suite logique, on en parlait depuis longtemps, on savait tous les deux que cela allait se terminer un jour et on réfléchissait à la meilleure manière de le faire. On a donc profité de l’été, c’était le bon moment, pour décider d’inaugurer sous mon propre nom la saison d’automne.» Pas de grands bouleversements à l’horizon, certifie-t-il. En résumé, le changement dans la continuité: «L’esprit de la maison va rester, avec la chance pour moi d’avoir une équipe qui est vraiment au top.» Cinquante-huit employés, en cuisine et en salle, servant une centaine de couverts chaque jour.

Mais avec une différence notable: Franck Giovannini est désormais «the boss», celui qui va décider de tout, de l’intitulé des menus à la couleur des tapisseries, de la décoration des tables à la forme des assiettes. «C’est une maison qui a une telle histoire, glisse-t-il sans cacher son émotion. Ça me fait tout drôle de savoir que c’est moi qui vais perpétuer cet héritage. C’est hallucinant. J’en suis fier. Après tout ce qu’on a connu en six ans... On a perdu M. Rochat, on a perdu Benoît, il s’est passé plein de choses. Je pense que c’était important pour moi que cela arrive comme ça aujourd’hui.» Il appelle le premier par son nom de famille, le second par son prénom, marquant une forme de respect pour le successeur direct de Frédy Girardet et signalant qu’il l’a toujours vouvoyé, contrairement au second qui fut son copain de brigade avant d’être son chef.

Mais après tout ce cortège d’événements tristes, s’enchaînant subitement et tragiquement, peut-on parler de malédiction enveloppant l’honorable adresse, comme certains s’y sont déjà risqués? Ni crainte ni superstition? «Ce n’est pas quelque chose qui me préoccupe, sinon je serais déjà parti en courant», lâche simplement Franck du tac au tac. Et il certifie qu’il ne fera pas «le con». Tout en ne sachant pas encore s’il va s’installer avec son épouse Stéphanie et ses deux enfants dans l’appartement du dernier étage de la vénérable bâtisse: «Pour l’instant, nous restons à Yvonand, mais je dormirai sans doute épisodiquement ici la semaine. Et il est prévu que mon épouse me rejoigne au restaurant. Stéphanie va être pleinement associée à cette aventure.»

Mais pas de révolution en vue, dogmatique ou doctrinale, dans les assiettes. Si ce n’est peut-être toujours davantage une cuisine «plus légère, avec moins de crème et moins de beurre». Le nouveau grand chef rigole de bon cœur: «J’ai fait deux fois les tests: ma carte de printemps compte 1000 calories, celle d’hiver 1200, pour un total de neuf plats du menu. Je savais qu’on avait allégé la carte mais je ne pensais pas autant! En comparaison, un hamburger et une portion de frites dans un fast-food comptent nettement plus de calories que tout mon menu!»

«Mais ce qui compte, plaide-t-il, c’est de garder à Crissier cet esprit familial, que le client se sente bien, soit heureux, et de le servir à chaque fois comme s’il était un goûteur anonyme du guide Michelin.» Pas de souci à avoir, Franck est d’abord un horloger, héritage sans doute de ses origines jurassiennes: «La précision, c’est mon truc; si ce n’est pas impeccable, minutieux, ça ne va pas», souffle-t-il. Sans se mettre non plus une charge démesurée sur les épaules: «La pression, je l’ai bien gérée pour l’instant. Cela ne m’empêche pas de dormir. Pour l’instant, je la vis assez bien, je veux continuer de la même manière. Je fais les trucs comme je les sens. Je ne vais pas me mettre du stress inutilement.»


Faire perdurer l’ambiance, la qualité et conserver les fondamentaux. Voilà son programme. Et demeurer bien sûr dans le peloton de tête des meilleurs restaurants du monde dans les guides, même s’il avoue trouver tous ces classements «quand même assez aléatoires».

«Ces deux-là me manquent...»

Avec toujours l’envie de rester simple dans le raffinement et le tour de main, marque de fabrique unique de la maison. «Il n’y a pas 15 goûts possibles dans une assiette, explique-t-il, mais je veux qu’on sente qu’il y a du travail dans ce qu’on fait. Les garnitures, les petits légumes, le montage, tout ça, c’est un boulot phénoménal dont on ne se rend pas compte. Avant sa mort, Benoît Violier m’avait déjà laissé beaucoup de liberté pour composer la carte. Depuis, j’ai dû faire attention et montrer qu’on était à la hauteur. Imaginez si par malheur on avait été moins bons, cela aurait été une catastrophe.»

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De g. à dr., Philippe Rochat, Benoît Violier, Cyril Maurel, Cyrille Montanier et Franck Giovannini en 2003. @ Marcel Gillieron

En cuisine, affichées discrètement au mur, les photos des figures tutélaires, Philippe Rochat et Benoît Violier. Toujours là. Comme un rappel permanent, le temps de l’ombre d’un souvenir, ou d’un soupir, comme chantait Brel. «Je les ai sous les yeux dans ma cuisine toute la journée. Et je me dis que c’est fabuleux que tout continue de marcher comme de leur vivant, si ce n’est mieux: on est en train de faire une année record, on est complets sans discontinuer depuis janvier, tous les midis et soirs.

Mais il y a un truc qui me manque: je ne peux pas partager tout ça avec eux. Je me souviens que Benoît appelait par exemple M. Rochat trois ou quatre fois par semaine lorsqu’il a repris le restaurant. Mais moi, aujourd’hui, je ne peux appeler personne – je me gênerais trop d’appeler M. Girardet, car je n’ai pas le même contact avec lui que celui que j’avais avec ses successeurs. C’est sûr, ces deux-là me manquent…»

Par Arnaud Bédat publié le 24 août 2018 - 08:44, modifié 18 janvier 2021 - 21:00