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Giuliano da Empoli, le prophète d’Interlaken

Son premier roman, «Le mage du Kremlin», s’est écoulé à plus de 500 000 exemplaires. Un succès aussi exceptionnel qu’inattendu pour l’écrivain italo-suisse, qui nous a ouvert les portes de sa demeure familiale à Interlaken.

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Giuliano da Empoli dans le salon de la demeure familiale à Interlaken.

Dans le salon de la demeure familiale à Interlaken. C’est ici qu’il a en partie rédigé son roman à succès, «Le mage du Kremlin».

Julie de Tribolet

«Là, on va vraiment tomber dans le kitsch complet. Vous préciserez bien que c’est le chien de ma fille», s’amuse Giuliano da Empoli, en pleine séance photo, lorsque Rosa entre dans le champ pour lui réclamer une caresse. L’image de cet intellectuel tiré à quatre épingles, assis sur son petit fauteuil recouvert d’une couverture bordeaux à pompons, assailli par ce petit bichon maltais a de quoi faire sourire. Le quinquagénaire à l’accent transalpin finit par se résigner: «Ma foi, elle aussi a un côté prima donna», glisse-t-il avec autodérision.

A Interlaken, l’auteur italo-suisse nous a ouvert les portes de cette belle demeure familiale à la décoration, osons-le, un brin chargée mais chaleureuse. Un peu à l’image de cet homme avenant aux boucles indisciplinées et à la barbe de trois jours qui tranchent avec son apparence – chemise blanche à la coupe impeccable, pantalon bleu marine – presque rigide. «Le mobilier vient en partie de mes arrière-grands-mères argoviennes», se justifie-t-il dans la cuisine en nous servant le café préparé dans une cafetière italienne. Assise un peu à l’écart, sa fille Alma, tout affairée à la lecture d’un roman policier d’Agatha Christie, lève le nez pour nous saluer timidement. «Nous sommes là pour les vacances. Le reste du temps, nous vivons à Paris, c’est là où ma fille va à l’école, dans un lycée italien.»

Giuliano Da Empoli, sa femme Theodora et sa fille Alma dans la maison de famille à Interlaken

Sa femme, Theodora, une librettiste franco-américaine, feuillette l’album de photos de famille en compagnie d’Alma, sous l’œil mi-gêné, mi-amusé de l’écrivain.

Julie de Tribolet

Chez lui, à Interlaken


Né en 1973 à dans la banlieue chic de Neuilly-sur-Seine, d’un père italien et d’une mère argovienne, Giuliano da Empoli a grandi entre Paris, Bruxelles et Rome. En Suisse, ce politologue de formation et enseignant à Sciences Po Paris n’y a jamais habité mais il s’y sent chez lui. «Depuis tout petit, je viens passer mes vacances dans cette maison qui appartient à ma famille argovienne. J’ai beaucoup bougé dans ma vie, mais Interlaken est l’endroit où je reviens toujours. Pour le plaisir et pour écrire aussi.» Le sourire en coin, il ajoute: «Quand je me balade en ville, on me prend pour un touriste libanais avec mon air méditerranéen. D’autant plus que je ne parle pas le suisse-allemand, ce qui crée forcément un décalage avec la communauté locale. Mais je m’y sens chez moi.»

Giuliano da Empoli à l'âge de 5 ans

Guliano da Empoli à l’âge de 5 ans. «Che carino!» («Qu’est-ce que c’est mignon!»), s’exclame Alma, sa fille de 13 ans. Avant de se moquer avec tendresse de sa coupe de cheveux.

Julie de Tribolet

C’est ici qu’il a écrit en partie – simultanément en italien et en français – «Le mage du Kremlin», formidable réflexion sur les dynamiques du pouvoir et véritable phénomène littéraire avec plus de 500 000 exemplaires vendus, une douzaine de traductions et une adaptation cinématographique en préparation avec, excusez du peu, Emmanuel Carrère au scénario et Olivier Assayas à la réalisation. Carton plein donc pour cette première fiction, couronnée par le prestigieux Grand Prix du roman de l’Académie française (2022). Et tant pis pour le Goncourt, qui lui a échappé d’une petite voix. «Certaines personnes semblaient beaucoup plus excitées que moi par les intrigues autour de ce prix», relate-t-il, avant de concéder en haussant les épaules: «Evidemment que ça m’aurait fait plaisir de le recevoir, mais le parcours de ce livre a été tellement incroyable par rapport aux attentes que je nourrissais que tout ce qui est advenu après sa parution est un plus.»

La ruée sur «Le mage du Kremlin»


Il est le premier surpris de l’engouement suscité par son roman. «Je l’avais écrit pour ma fille Alma, avec l’envie de lui léguer un objet qu’elle pourrait retrouver dans l’une de ces bibliothèques familiales, dit-il en désignant l’une de celles disséminées dans toutes les pièces de la maison. Je pensais sincèrement que cette histoire, celle d’un «spin doctor» de Vladimir Poutine, n’intéresserait qu’un petit nombre de lecteurs.» Et quand la Russie envahit l’Ukraine le 24 février 2022, à la stupéfaction générale – dont la sienne –, il ne se fait plus guère d’illusions sur la destinée de son livre à la parution agendée en avril 2022. «J’imaginais qu’il serait noyé dans la déferlante d’informations et de parutions sur la Russie et sur Poutine et qu’il passerait sous les radars.»

Or, c’est tout l’inverse qui se produit. A la recherche d’explications sur cet événement incompréhensible pour l’Occident, les lecteurs se ruent sur cette fiction extrêmement bien documentée, qui décortique avec justesse la succession d’événements autant que les raisons qui ont conduit à l’invasion de l’Ukraine. Si les dialogues ont été inventés, les faits historiques, eux, sont bien réels. Au fil des pages, l’écrivain retrace l’ascension de Vladimir Poutine, à travers les yeux de son «spin doctor», Vadim Baranov, un personnage fictif inspiré de Vladislav Sourkov, véritable conseiller du «tsar». Achevé en 2021 – six mois avant l’attaque unilatérale de la Russie –, «Le mage du Kremlin» éclaire d’une lumière crue les coulisses du régime russe et la logique belliqueuse de Vladimir Poutine. Et confère à Giuliano da Empoli une aura de visionnaire. Il pondère: «Aujourd’hui, ça semble très malin d’avoir écrit un livre sur le pouvoir russe, mais je peux vous dire qu’à l’époque les gens trouvaient la démarche plutôt bizarre.»

En sirotant son café, il reconnaît éprouver un sentiment ambivalent face à ce succès. «Une partie de l’engouement autour du livre est liée à une actualité tragique. D’une certaine façon, sans le vouloir, j’ai profité de cela. Ce n’est pas forcément la sensation la plus agréable du monde, admet-il. Mais est-ce que j’ai le droit de me plaindre de ça? Non.» 

«En politique, ce qui compte, c’est la perception»


La finesse de l’analyse déployée dans ce récit doit beaucoup au parcours personnel et politique de l’écrivain. Le pouvoir, il l’a observé de près. D’abord à Florence, lorsqu’il fut le conseiller politique de Matteo Renzi. Puis à Rome, quand celui-ci est devenu président du Conseil italien. Il l’a étudié aussi dans ses nombreux essais, dont le dernier, très remarqué, «Les ingénieurs du chaos» (2019), consacré aux conseillers des leaders populistes. Des figures qui le fascinent. «En politique, la réalité importe peu. Ce qui compte, c’est la perception, avance-t-il. Les «spin doctors» en sont les metteurs en scène. Ce sont des acteurs fondamentaux du jeu politique mais, souvent, on ne les remarque pas. J’ai trouvé intéressant de le raconter.»

Et puis, il y a eu cet attentat en février 1986 à Rome. La voiture de son père, économiste et directeur du bureau économique du gouvernement socialiste de Bettino Craxi, essuie des tirs d’un commando d’extrême gauche. Le garde du corps – un «carabiniere» – riposte. Il tue l’une des assaillantes. Antonio da Empoli en réchappe mais est blessé à la main et à la jambe. La politique et la violence font irruption dans la vie du jeune Giuliano. «Je garde évidemment un souvenir de cette cicatrice sur sa main, traversée par une balle», dit-il en écartant sa paume. A partir de ce moment, la sécurité de son père, qui était déjà placé sous escorte policière, a été renforcée. «J’ai grandi dans ces circonstances particulières. J’avais 12 ans quand c’est arrivé, un âge où vous commencez à vouloir être plus libre. Forcément, j’ai développé une méfiance par rapport au monde extérieur et à ce qu’il pouvait contenir.» Toujours soucieux de pondérer ses propos, il affine sa pensée: «Je ne me considère pas du tout comme quelqu’un de traumatisé. Mais ça m’a sans doute porté à m’intéresser au rapport entre politique et violence un peu plus vite qu’un autre.» Son père décédera dix ans plus tard, dans un accident de voiture. «Cette mort abrupte a été beaucoup plus difficile à vivre pour moi que l’attentat.»

On aperçoit des notes un peu éparpillées partout. Un deuxième roman ou un treizième essai en préparation?» «Je ne sais pas encore. Les deux vont de pair chez moi. Je n’ai pas énormément d’imagination, je reste accroché au réel, qui souvent surpasse la fiction.»

Le jour après notre entrevue, Evgueni Prigojine, le patron du groupe paramilitaire russe Wagner, lance ses blindés sur Moscou. Une tentative de putsch rapidement avortée mais qui a laissé sans voix les observateurs. On l’appelle. «Vous voyez, on prouve encore une fois que le métier de la réalité est de mettre la fiction au chômage.»

Par Alessia Barbezat publié le 20 juillet 2023 - 08:12