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Le jour où Francis a pris l'autoroute en chaise roulante

L’histoire avait marqué les esprits: le 10 janvier dernier, un homme en chaise roulante était intercepté sur l’autoroute jurassienne. «L’illustré» l’a retrouvé. Francis nous a raconté pourquoi il a décidé de faire parler de lui.

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«Je me suis engagé sans trop réfléchir sur la N16, j’étais trop énervé, se souvient Francis, sur sa chaise aux couleurs du FC Bâle. C’était ma manière à moi de manifester et de me faire entendre.»

Impossible de le manquer si on le croise. C’est un personnage, une figure de son village. Un sacré numéro aussi, comme on dit volontiers.

A 69 ans, au guidon de sa chaise roulante électrique, peinte aux couleurs flamboyantes de son club de foot préféré, ce fan invétéré du FC Bâle pousse même parfois sa passion du ballon rond rhénan jusqu’à se teindre les cheveux en rouge et bleu.

La coqueluche des photographes

Régulièrement, dans son village de Courtételle, juste à côté de Delémont, on peut l’apercevoir aller et venir entre son domicile et la gare, le sourire aux lèvres, l’œil luisant, le dos légèrement courbé, la mine un peu renfrognée et les pommettes bien roses. Il salue les passants à la cantonade. Parfois, un quidam l’interpelle, et quand il en a envie, il se met à parler. Quand il en a envie seulement, parce qu’il est plutôt du genre réservé et qu’il a aussi, parfois, des problèmes d’élocution.

Mais quand il s’enflamme, plus rien ne l’arrête et il parle de sa passion, du prochain match à venir, de ses joueurs préférés, de ses pronostics pour la saison en cours. «Je n’ai pas loupé un seul match depuis 1975, dit-il fièrement. Ce club, c’est toute ma vie.» Dans la presse alémanique, durant les matchs, il fait souvent le bonheur des photographes, posant fièrement avec ses banderoles, calicots, écharpes et bonnet, tous marqués du logo du FC Bâle, bien sûr.

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Francis a posé avec de nombreux joueurs stars du FC Bâle. Autant d’images affichées chez lui au mur.  Darrin Vanselow

Mais en dehors de sa vie sur les terrains de football, le plus souvent, presque chaque matin, Francis se hisse avec sa machine roulante dans le train régional en direction de la première station de la riante Ajoie quelques kilomètres plus loin, après deux tunnels ferroviaires bien connus des usagers jurassiens. Parvenu à la gare de Courgenay, il attend alors le bus et regagne le village de Fregiécourt, berceau de la damassine, fameuse eau-de-vie dont beaucoup se souviennent le soir de Saint-Martin. Dans ce petit village de La Baroche, il se rend dans une ferme où il aide bénévolement une brave dame à s’occuper de ses animaux. Toujours la main sur le cœur, Francis.

Sa vie, pourtant, n’a guère été facile. Enfant de Courroux, puis de Courcelon, dans la vallée de Delémont, il a travaillé à l’établi dans une usine d’horlogerie durant quinze ans puis dans une fonderie, dans des conditions plus rudes, durant treize années encore, avant d’être rattrapé par d’importants problèmes d’alcool. «Je buvais plus que de raison, dès le matin à la bière et aux eaux-de-vie, et puis je n’osais plus rentrer à la maison car mon père me battait, mais je suis sorti de cet enfer il y a dix-huit ans», confie-t-il. S’ensuivirent alors différents pépins récurrents de santé – notamment de mobilité. Tout se dégrade, il n’arrive plus à marcher, il doit s’aider d’une chaise roulante. Et puis, bien sûr, les dettes s’accumulent, les problèmes d’argent deviennent inextricables. Si bien que Francis se retrouva rapidement sous tutelle, avec un curateur réglant ses affaires courantes. Et c’est bien là aujourd’hui tout le cœur du problème…

Chaud bouillant

Le 10 janvier dernier, en début d’après-midi, rien ne se passe comme il veut. Il est bien énervé, Francis. A la gare de Courgenay, il a loupé son train de retour. Il fait gris et froid, et puis, surtout, il est chaud bouillant. Contre son curateur, contre la société qui le persécute, contre l’APEA (Autorité de protection de l’enfant et de l’adulte) qui gère son dossier… Son sang ne fait qu’un tour. Il est déterminé. Il va tenter un coup d’éclat qui, longtemps encore, fera parler de lui. «J’ai décidé de prendre l’autoroute pour rentrer chez moi, raconte-t-il le plus simplement du monde, l’air un peu malicieux, pas mécontent, dans le fond, de son exploit. Je me suis engagé sans trop réfléchir sur la N16, j’étais trop énervé. En entrant dans le tunnel, ça a commencé à klaxonner de partout. Je roulais pourtant tranquillement, je tenais bien ma droite, à 10-15 à l’heure. Derrière moi, par hasard, un gars que je connaissais, avec sa camionnette, s’est porté à ma hauteur et m’a demandé de me stationner dans la première niche d’évitement. Vous savez quoi, c’était le gars qui m’avait vendu ma chaise roulante! J’ai donc obtempéré… après avoir bien dû rouler deux kilomètres. Et puis, bien vite, la police est arrivée…»

En effet, il ne s’en rend pas vraiment compte, mais c’est le branle-bas de combat autour de lui. Francis a bloqué toute la circulation de l’autoroute, provoqué des bouchons interminables aux entrées des tunnels. Tout est bloqué, les automobilistes doivent prendre leur mal en patience. «J’ai vu à un moment donné que plus rien ne circulait, rigole aujourd’hui Francis. Dès qu’ils se sont retrouvés en face de moi, les policiers m’ont demandé si j’étais suicidaire, mais je leur ai répondu que c’était ma manière à moi de manifester et de me faire entendre. Si j’avais pu, vous savez, je serais allé jusqu’au bout.» Gentiment, les policiers ont alors chargé sa chaise électrique dans un minibus et l’ont ramené à la maison… «Ils m’ont dit qu’il n’y aurait pas de suite», assure-t-il.

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Francis n’a pas loupé un seul match du FC Bâle depuis 1975. Avec sa chienne Dona, chez lui, tout est bleu et rouge, forcément.  Darrin Vanselow

«On m’empêche de vivre!»

Mais aujourd’hui Francis voit toujours rouge. Il ne cesse de ronchonner encore contre ce fichu curateur qui le persécute et lui «met la pression». Il brandit des papiers, des lettres qui lui sont adressées. Tout semble un peu confus, mais son mal-être, lui, est bien réel. «On me donne seulement 150 francs par semaine, se plaint-il. Je ne peux rien faire, on m’empêche de vivre.» Il parle de son quotidien, de son infirmière qui vient tous les matins, d’une Camerounaise aussi dont il semble bien épris mais qui est loin de lui. «J’aime les dames de couleur, glisse-t-il, mais je suis très timide avec les femmes.» Un vrai problème, dont il souffre intimement au fond de lui-même. «Quand je rentre à la maison, je suis un peu tout seul, vous savez, c’est dur, surtout le soir…»

Et puis il souffle encore, avant de nous quitter, le regard embué de larmes, ne parvenant à dissimuler une réelle émotion: «J’aimerais pouvoir faire ce que je veux. Être libre.»

Par Bédat Arnaud publié le 31 janvier 2018 - 00:00, modifié 11 mai 2018 - 15:36