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Basile Fischer, au premier plan, a passé l’équivalent de trente semaines en mer à bord de l’Aquarius. Il y dirige l’un des trois canots utilisés lors des sauvetages d’embarcations en détresse. Camille PAGELLA

Texte Adrià Budry Carbó

Pommettes rougies par le soleil, barbe clairsemée, Basile Fischer grimpe sur le canot de sauvetage, encore fixé sur le pont. Derrière ses épaules trapues, l’immense étendue bleue et, à l’horizon, la côte libyenne dont on distingue à peine les crêtes. En cette fin de matinée du mois de mai, les 39 membres d’équipage de l’Aquarius se préparent pour un exercice de sauvetage en haute mer.

A bord du navire humanitaire, le Genevois Basile Fischer (30 ans) dirige l’un des trois zodiacs venant en aide aux embarcations en détresse en mer Méditerranée. Depuis la fin de l’opération Mare Nostrum en 2014, plusieurs ONG ont repris à leur compte le sauvetage des migrants qui tentent de rejoindre l’Europe. Parmi elles: SOS Méditerranée et Médecins sans frontières (MSF), qui affrètent conjointement l’Aquarius pour assurer une présence en mer tout au long de l’année.
Basile Fischer a un pied-à-terre au Petit-Saconnex. Mais, depuis juin 2017, il a passé l’équivalent de quelque trente semaines en mer à bord de l’emblématique navire orange.

Hussard à la charge

«OK boys! Let’s do this, nice and smooth.» (OK les gars, on va faire ça calmement et bien, ndlr.) En vieux loup de mer, Basile Fischer aboie ses ordres aux deux autres sauveteurs à bord du RHIB (bateau semi-rigide) malmené par les vagues. Après une semaine d’immobilisation due à une météo maussade, le Genevois semble avoir retrouvé son élément.
Dressé comme un hussard à la charge, il dirige les opérations sur Easy2. Ce zodiac de sauvetage est chargé de la première approche des embarcations en détresse. Pour Basile Fischer, c’est «l’instant le plus critique» pour les migrants affaiblis et entassés à 6 ou 10 personnes par mètre carré. Soit jusqu’à 120 ou 150 par bateau pneumatique. «Ils n’ont aucune échappatoire. L’arrivée des sauveteurs est le seul moment où ils se disent qu’ils ont une chance de s’en sortir.» Le Genevois a une crainte: que l’instinct de survie débouche sur un mouvement de panique et fasse chavirer la fragile embarcation.

Ce jour-là, l’exercice est arrêté après une vingtaine de minutes. Alors que la moitié des secouristes se trouvent à découvert en haute mer, une embarcation fond à grande vitesse en direction de l’Aquarius. La vedette est de fabrication italienne mais appartient aux gardes-côtes libyens. Depuis un an, l’Union européenne finance leur formation et une partie de leur matériel afin qu’ils interceptent et ramènent en Libye les bateaux qui cherchent à rejoindre l’Italie. Priées de rester à distance des interventions libyennes, les ONG assistent dorénavant impuissantes au retour des migrants en Libye. A leur arrivée, ces derniers seront placés en détention dans des conditions épouvantables. 

Un crépitement de talkies-walkies: tout l’équipage est prié de regagner l’Aquarius, de se terrer dans les cabines et de s’éloigner des hublots. Au large de la Libye, la réalité dépasse rapidement la simulation. Basile Fischer, qui vient d’assurer l’amarrage du zodiac, est l’un des derniers à quitter le pont. Sans se départir de son calme. Il faut dire que le Genevois carbure à l’adrénaline depuis toujours. Humanitaire vétéran de la frontière grecque, il était déjà à Lesbos en 2016 où il travaillait pour Refugee Rescue. Il porte, tatoué sur le mollet, le nom du bateau de l’ONG, Mo Chara («mon ami» en gaélique, ndlr).

A l’école des loups de mer

La vocation de sauveteur de Basile est née au Pays de Galles, dans le très «poudlarien» United World College of the Atlantic. En dehors des cours, ce collège a acquis une renommée mondiale dans la conception de bateaux de sauvetage. La Royal National Lifeboat Institution a même pris pour habitude de recruter ses sauveteurs directement sur son campus.
Basile se porte tout de suite volontaire. Pendant les cours du matin, il ne tient plus en place, ingurgite son déjeuner en cinq minutes et se rue vers le port pour prendre de l’avance. La tactique fonctionne et il est sélectionné à 16 ans pour participer à des missions de sauvetage sur le canal de Bristol. De nombreux plaisanciers s’y retrouvent piégés par ses marées, parmi les plus impressionnantes du monde.

Rien ne se passe comme prévu

A bord de l’Aquarius, Basile Fischer ne cesse de répéter que «la seule règle, c’est qu’il n’y a pas de règle». Destiné aux sauvetages, l’aphorisme vaut aussi pour son parcours. Lui qui a passé son enfance ballotté entre Genève et les Pays-Bas, au gré de la carrière de son père, chef d’orchestre, et d’une mère restauratrice d’art. 

En «première ligne» de la crise migratoire depuis plus de deux ans, c’est lui qui donne la formation sur les opérations critiques en Méditerranée. Ce matin-là, il a choisi d’illustrer son propos avec des cas concrets, des sauvetages qui se sont compliqués. Les mines sont graves pendant le visionnement des deux séquences filmées. De nombreuses personnes dans la salle étaient de service ce «tragique» 27 janvier 2018 où «rien ne s’est passé comme prévu». Il a fallu réanimer des dizaines de personnes, repêcher de tout petits corps. Ou cette matinée de novembre quand l’un des bateaux pneumatiques s’est soudainement dégonflé par l’arrière. Dans la panique, un adolescent tombe à l’eau, inanimé. Avant d’être repêché in extremis.

Le désespoir des vivants

Toute l’équipe de l’Aquarius évolue quotidiennement sur un fil tendu séparant la vie et la mort. Ce ne sont pourtant pas les corps sans vie qui ont le plus marqué Basile Fischer, mais le désespoir des vivants. «On récupère des gens pratiquement nus dans l’eau, explique-t-il. La traversée n’est que l’aboutissement d’un long voyage fait de souffrances. Les survivants recommencent à zéro.»
Depuis le pont où il tire sur sa première cigarette du matin, Basile Fischer revendique une certaine légèreté, se refusant à trop regarder en arrière. «On les voit tout de suite, les sauveteurs qui portent trop de choses sur eux. Généralement ils ne restent pas longtemps», déplore-t-il.

Quand il n’arbore pas un masque de sérieux durant les opérations, Basile reste le rigolo de la bande. Le farceur embarqué, toujours prompt à envoyer le journaliste désorienté toquer à la cabine du capitaine grognon, à épingler la photographe pour sa méconnaissance de la physiologie des poissons (qui n’ont pas de poumons) ou à inscrire leurs noms sur la fiche des volontaires pour les tâches ingrates du petit matin.

Et le ciel s’est rempli d’étoiles

Et puis un soir, la houle s’est apaisée et les étoiles ont refait leur apparition dans le ciel. C’est le type de nuits qui précipitent les départs, quelque part sur les côtes libyennes. Ça n’a pas manqué.
Ce dimanche matin de mi-mai, l’Aquarius file pleins nœuds en direction de l’ouest. De veille sur la passerelle, Basile Fischer repère une embarcation pneumatique grâce à ses jumelles. Mais les gardes-côtes libyens interfèrent dans l’opération de sauvetage et chassent les humanitaires.

L’Aquarius est déjà appelé ailleurs. A quelques milles nautiques, une ONG espagnole demande assistance pour 105 migrants qu’elle vient de sauver en mer. Son bateau est trop petit pour les accueillir et manque de vivres. Une demande de transfert est envoyée aux autorités maritimes... Elle ne tombe qu’à la nuit tombée, après quatorze heures de négociation. Le vent commence à se lever et les migrants sont affaiblis par près de trois jours d’odyssée en mer. 

C’est Basile Fischer qui prend en charge le transfert. Avec son équipe, il multiplie les allers-retours en zodiac pour faire monter les migrants à bord par tranches de vingt. Les premiers sont les plus affaiblis: une femme n’arrive pratiquement pas à marcher, un enfant vomit du sang. L’état de santé des arrivants suivants est moins préoccupant mais tout le personnel reste en alerte. En haute mer, les erreurs se paient cash.

L’opération durera un peu plus d’une heure. Bilan: les 105 personnes, dont 34 mineurs, sont saines et sauves. A bord du bateau, qui navigue en direction de la Sicile et du port de Catane, plus personne ne veut repenser à la Libye. La fête bat son plein. Basile Fischer vient d’échanger son short du Servette (équipe dont son oncle est président) pour un maillot du Raja Casablanca. Et il tournoie – bras dessus, bras dessous avec un sauveteur et un migrant – au son de l’accordéon. Un moment suspendu, entre l’enfer libyen et le purgatoire administratif qui attend les rescapés à leur arrivée en Italie. Basile n’aura, quant à lui, pas le temps de poser ses valises. Dans quelques jours, il embarquera pour sa dixième rotation à bord de l’Aquarius.

Par L'illustré publié le 18 juin 2018 - 17:11, modifié 18 janvier 2021 - 20:59