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Faits divers

Le milliardaire Karl-Erivan Haub porté disparu depuis 2018 est-il vivant?

Déclaré mort en mai 2021 par un tribunal de Cologne, trois ans après sa disparition dans la région du Petit Cervin, l’homme d’affaires allemand Karl-Erivan Haub aurait été aperçu à Moscou, selon une longue enquête de la chaîne RTL+ diffusée récemment. Chronique d’un fait divers qui passionne l’Allemagne, où l’argent, l’amour, le pouvoir, les réseaux mafieux et les services secrets s’entremêlent.

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l’homme d’affaires allemand Karl-Erivan Haub disparu au petit Cervin en 2018

Le 7 avril 2018 au matin, le riche industriel germanique, dont la fortune a été estimée à 4,5 milliards d’euros, disparaissait sans laisser la moindre trace dans la région du Petit Cervin. Officiellement, il s’entraînait en vue de la Patrouille des glaciers.

Hermann Bredehorst/Polaris/Dukas, Dominic Steinmann/Keystone

«Il n’y a aucune chance de retrouver vivant le milliardaire allemand disparu en Valais.» Ce titre funeste barrait les pages de nos journaux le 13 avril 2018, inspiré d’un communiqué envoyé aux médias par le groupe de distribution allemand Tengelmann, dont Karl-Erivan Haub (KEH), 58 ans à l’époque, était le patron. La société d’outre-Rhin relayait en fait une information donnée par la police cantonale valaisanne, indiquant avoir abandonné les recherches de l’homme possédant l’une des plus grosses fortunes d’Allemagne (4,5 milliards d’euros), disparu le matin du 7 avril dans la région du Petit Cervin, alors qu’il s’entraînait pour la Patrouille des glaciers, au dire de sa famille.

Une semaine de recherches


Réalisées dans des conditions climatiques parfois extrêmes, c’est peu dire que les recherches en question furent intensives. La presse germanique parlera de l’une des plus importantes opérations de sauvetage en montagne jamais réalisées en Suisse, avec un coût estimé à près d’un demi-million de francs. Une soixantaine de sauveteurs y participèrent, secondés par six hélicoptères. Une semaine durant, une zone de 250 kilomètres carrés, située entre 1650 et 4200 mètres et s’étendant sur les versants suisse et italien de la montagne – endroits où l’on dénombre des milliers de crevasses –, fut passée au peigne fin. La police analysa également les données du téléphone portable de KEH et les images de vidéosurveillance pour vérifier si le milliardaire était apparu quelque part ou s’il s’était connecté après l’annonce de sa disparition. Il fut finalement établi que sa dernière connexion au réseau mobile suisse remontait à 8h33 et que la dernière image filmée par la caméra de surveillance du téléski de la station supérieure du Petit Cervin se fixait, elle, à 9h06.

Caméra de surveillance au Petit Cervin. Cette photo est la dernière prise en Suisse de Karl-Erivan Haub.

Tirée des images d’une caméra de surveillance au départ de la télécabine du Petit Cervin, cette photo est la dernière prise en Suisse de Karl-Erivan Haub. Il était 9h06 ce 7 avril 2018 et, depuis, l’homme d’affaires n’a plus donné signe de vie.

RTL

En parallèle, la Chancellerie fédérale, le Département des affaires étrangères, l’ambassade d’Allemagne en Suisse ont été sollicités, ainsi que l’ambassade des Etats-Unis, KEH possédant aussi la nationalité américaine. En vain. Bien qu’aucune trace de sa disparition, ni son corps n’aient été retrouvés, Karl-Erivan Haub a étonnamment été déclaré mort par un tribunal de Cologne le 14 mai 2021, lequel est peut-être allé un peu vite en besogne, à la lumière des éclairages apportés par la récente enquête diffusée par la chaîne RTL+.

Double vie?


Le tribunal de Rhénanie-du-Nord-Westphalie a en tout cas refermé de manière abrupte un dossier laissant d’innombrables questions en suspens. Des interrogations qui ont incité deux journalistes d’investigation de la chaîne à fouiller dans le passé de KEH. Deux limiers qui ont rapidement découvert une multitude d’indices laissant supposer que le riche disparu menait une double vie. Leur longue et minutieuse enquête, qui a également fait l’objet d’un livre et la une du grand magazine allemand «Stern», les a menés en Russie, où Haub avait établi bon nombre de contacts privés et professionnels jusque-là inconnus.

Photos à l’appui, ils assurent que KEH a été aperçu vivant en février 2021 dans une rue de l’arrondissement sud de Moscou. L’informateur qui leur a donné les images affirme les avoir reçues d’agents du FSB, le service fédéral de sécurité russe. Des clichés de bonne qualité montrant un homme en gros plan, de face et de profil, portant une épaisse veste d’hiver bleue avec un capuchon et un bonnet de laine sur la tête.

Selon leur correspondant, les photos, dont la diffusion mettrait en péril la sécurité de leur détenteur, proviennent du réseau de surveillance biométrique de Moscou, le plus grand du monde de ce type. La capitale russe compte en effet plus de 200'000 caméras, dont la plupart génèrent des images qui peuvent être analysées par un logiciel de reconnaissance faciale. Sur la base de plus de 500 points, celui-ci mesure le visage d’une personne et le compare avec un cliché de référence. Et, selon l’informateur, le FSB aurait conclu que la correspondance avec l’homme détecté par la caméra était de 90%.

Pouvoir, argent, famille…


Ces images sont peut-être le dernier maillon d’une longue chaîne d’indices qui raconte un thriller dans lequel interviennent vraisemblablement la CIA et le FBI américains, le FSB, un ancien officier de liaison de la Stasi rattaché en son temps à Vladimir Poutine et associé à un ex-employé du service de contre-espionnage militaire de la Bundeswehr, engagés par le groupe Tengelmann pour mener une sorte de contre-enquête. S’y ajoutent une mystérieuse amie ou amante russe, peut-être en lien avec les services secrets de son pays, un puissant banquier d’affaires à la réputation très sulfureuse et le clan Haub, au sein duquel il semble y avoir d’importantes luttes de pouvoir et d’argent.

De la famille, il en est beaucoup question dans le récit des journalistes. Et pour cause, naguère sous la direction d’Erivan-Karl Haub, le père du disparu, Tengelmann est devenu un géant européen du secteur alimentaire, employant aujourd’hui 90'000 personnes. Mais pas que. L’entreprise possède également plus de 70 participations dans des empires tels que Zalando, Klarna, Uber, Westwing ou encore Delivery Hero. Propulsé aux commandes en 2010, tout indique aujourd’hui que KEH avait la ferme intention de s’attaquer au marché russe en y implantant la chaîne de discounters Plus.

Karl-Erivan, Georg et Christian Haub avec la chancelière Angela Merkel

En 2009, les trois frères, Karl-Erivan, Georg et Christian (de g. à dr.), avaient posé devant une succursale avec la chancelière Angela Merkel, alors en pleine campagne électorale.

Lennart Preiss/ddp/Dukas

Appels en Russie et à Genève


Pour ce faire, il aurait été en contact avec un certain Andrej Suzdaltsev, un oligarque plusieurs fois cité dans les Offshore Leaks, ces fuites de données sur les paradis fiscaux, pour son rôle à la tête de la RosEvroBank que les médias d’opposition locaux appellent «la banque la plus criminelle de Russie» ou «la laverie russe», allusion aux dizaines de milliards de dollars qu’elle aurait blanchies entre 2010 et 2014.

L’analyse des communications téléphoniques du portable de KEH a révélé qu’il avait tenté à quatre reprises en l’espace de deux minutes d’atteindre un numéro en Russie et un autre à Genève, menant tous deux à Andrej Suzdaltsev, quelques jours avant sa disparition. L’enquête des journalistes a également démontré que les partenaires commerciaux de KEH pour son projet d’implantation des magasins Plus étaient tous actionnaires de la RosEvroBank. Finalement, aucune enseigne n’a vu le jour, officiellement à cause des sanctions économiques imposées par l’Allemagne à la suite de l’annexion de la Crimée par la Russie.

La mystérieuse Veronika E.


D’autres appels téléphoniques vers la Russie ont éveillé la curiosité des enquêteurs. Des connexions menant à une personne avec qui KEH était brièvement mais très souvent en contact: une femme énigmatique que le duo de journalistes appelle Veronika E. Née en 1979, elle travaille officiellement pour une société spécialisée dans l’événementiel à laquelle le groupe Tengelmann avait fait appel pour organiser l’anniversaire de la matriarche de la famille Haub, Helga, à Saint-Pétersbourg, en 2004. C’est à cette occasion que KEH, marié et père de famille, et Veronika E. se seraient rencontrés et auraient découvert qu’ils partageaient des hobbys communs: l’escalade, les courses en montagne et les randonnées à peau de phoque. Mais ces liens expliquent-ils à eux seuls que Veronika E. utilise des adresses électroniques contenant karl46haub ou karlhaub? Est-elle tombée amoureuse de KEH ou avait-elle d’autres intérêts à le fréquenter?

Beaucoup de choses semblent en tout cas étranges chez cette femme. A commencer par son revenu annuel, estimé à 11 000 euros. Pas vraiment de quoi financer son train de vie puisqu’il a été établi qu’elle possédait un appartement en copropriété dans un complexe résidentiel, une Range Rover haut de gamme et qu’elle avait effectué une multitude de voyages à travers la Russie et le monde entre 1999 et 2021. Travaillait-elle pour le FSB? A ce jour, aucune preuve ne permet de l’affirmer. Ce qui peut être prouvé, en revanche, c’est que Veronika E. s’arrêtait souvent aux mêmes endroits et aux mêmes heures que KEH et que plusieurs de leurs voyages ont été réservés par la même personne.

Veronika E., présumée maîtresse de KEH et agent des services secrets russes

Les enquêteurs ont découvert que le milliardaire entretenait depuis plusieurs années des relations régulières avec une présumée maîtresse et agent des services secrets russes, Veronika E.

RTL
Le banquier moscovite Andrej Suzdaltsev, surnommé «le blanchisseur d’argent»

Mais également avec le banquier moscovite Andrej Suzdaltsev, surnommé «le blanchisseur d’argent».

RTL

Chambre réservée à Zermatt


Chez Tengelmann, on affirme ne pas avoir été au courant des allées et venues de KEH en Russie. Pourtant, selon les données téléphoniques, le milliardaire a composé 13 fois le numéro de Veronika E. dans les trois jours précédant sa disparition. Plus troublant encore, cette dernière avait réservé une chambre d’hôtel à Zermatt pour la veille de la disparition de l’homme d’affaires et un vol de retour à Moscou pour le lendemain.

Les deux enquêteurs en sont intimement convaincus: pour eux, KEH n’a pas été victime d’un accident. Il faisait grand beau ce 7 avril et sa coach personnelle lui avait élaboré un plan d’entraînement détaillé qui lui prescrivait surtout du repos et de la détente pendant ces jours d’avril. Haub était son meilleur «élève», dit-elle. Il respectait scrupuleusement les accords convenus et la coach dit aussi ne pas s’imaginer que son «protégé» se soit complètement écarté du plan de son programme pour s’engager dans une randonnée dangereuse.

De plus, selon les journalistes-enquêteurs, Karl-Erivan Haub passait pour un obsédé de la sécurité, pas pour un casse-cou. Un homme qui aime repousser les limites certes, mais prudent et souvent entouré par plusieurs gardes du corps. Autre fait significatif, KEH était arrivé à la dernière minute à Zermatt, la veille de sa disparition. Ce n’est en effet que la nuit précédente, vers 1 heure du matin, qu’il avait averti le pilote de son jet privé qu’il voulait se rendre dans la station du Haut-Valais.

Karl-Erivan Haub

Dans son entourage, beaucoup ne croient pas à la thèse de l’accident. Il repoussait sans cesse ses limites mais restait toujours très prudent. Il passait pour un obsédé de la sécurité, pas pour un casse-cou.

RTL

Autant d’éléments qui épaississent le mystère: pourquoi KEH a-t-il laissé des millions s’évaporer en Russie? Pourquoi a-t-il fait des affaires avec une banque à la réputation mafieuse? De quoi voulait-il à tout prix parler avec le boss de cette dernière la veille de sa disparition? A-t-il été contraint de disparaître, comme le supposent les deux journalistes, parce qu’il craignait de gros ennuis à cause de ses liaisons dangereuses? Des questions qui ne mènent à aucune preuve mais qui indiquent que tout n’est, et de loin, pas clair dans cette affaire.

Le frère et l’ex-agent de la Stasi


Une histoire complexe, à l’image des relations pas toujours fraternelles qu’entretenait KEH avec son frère Christian, désormais à la tête du groupe après avoir été longtemps écarté du pouvoir par son père, qui l’avait envoyé des années durant s’occuper des filiales américaines de l’entreprise. Lors de la faillite d’une de ces dernières, Christian Haub avait déclaré dans une interview avoir dû consulter en permanence son frère aîné pour toutes les décisions importantes.

Malgré cela, ses parents lui avaient fait porter l’entière responsabilité de la faillite. Revenu en Allemagne, peut-on raisonnablement penser que Christian Haub ignorait tout des éléments soulevés par les deux journalistes? Une chose est avérée: c’est lui, au nom du groupe, qui a engagé l’ancien officier de la Stasi et l’ex-agent de la Bundeswehr pour mener une enquête parallèle. Détail bizarre, leur importante rétribution était assortie d’une condition: elle serait payée uniquement si une ou des preuves de la mort – ou pas – de KEH lui étaient fournies. Un paiement qui a bel et bien été effectué, selon les reporters de RTL+. Autre fait confirmé: après un long bras de fer avec Katrin Haub, l’épouse de KEH, et leurs enfants, Christian Haub a finalement récupéré les parts de son frère dans le groupe Tengelmann pour 1 milliard d’euros. Un prix très avantageux, aux yeux des experts.

Christian Haub, le frère du disparu, et sa femme Liliane lors d’un dîner à Munich, le 19 décembre 2022

Christian Haub, le frère du disparu, et sa femme Liliane lors d’un dîner à Munich, le 19 décembre 2022. Pour les deux enquêteurs, Christian, désormais numéro un de l’empire de la distribution Tengelmann, est le grand bénéficiaire de la «mort» de son frère aîné.

Gisela Schober/Getty Images

D’énormes coïncidences


Une accumulation d’indices qui, pris individuellement, peuvent tous être considérés comme des coïncidences. Mais à cette longue liste d’incohérences, on ajoutera la présence «surprise» à Zermatt, à l’hôtel The Omnia, un cinq-étoiles où séjournait KEH, d’agents de la CIA et du FBI ainsi que des deux enquêteurs engagés par Tengelmann, dès le lendemain de sa disparition. Pour les deux journalistes de RTL+, reste à savoir combien de coïncidences doivent s’empiler pour que la police et la justice ne croient plus aux coïncidences…

Liv von Boetticher dans une crevasse pour les besoins de l'enquête sur KEH

Coautrice du livre et du documentaire qui jette le doute sur la mort de Karl-Erivan Haub, la journaliste de la chaîne RTL+ Liv von Boetticher n’a pas hésité à descendre dans une crevasse pour les besoins de l’enquête.

RTL

>> Pour aller plus loin: «Die Akte Tengelmann», Liv von Boetticher, FBV (uniquement en allemand)

Par Rappaz Christian publié le 11 juillet 2023 - 09:18, modifié 22 avril 2024 - 11:20