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Mario Botta: «Ma femme m’a dédié sa vie»

Le plus célèbre des architectes suisses fête cette année ses 75 ans. Retour sur une carrière exceptionnelle, longue d’un demi-siècle, qui participe d’une véritable saga familiale.

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Francois Busson

A l’occasion de l’exposition consacrée à son œuvre sacrée visible durant tout l’été à Locarno, rencontre dans son atelier de Mendrisio avec le plus célèbre des Tessinois, l’architecte Mario Botta. A 75 ans, il n’a rien perdu de sa fougue créatrice, parcourant inlassablement la planète pour y édifier des lieux de culte ou de culture, pestant contre le temps qui passe de plus en plus vite et l’acte de construire qui se révèle de plus en plus lent.

Enfant, construisiez-vous déjà des châteaux de sable ou des cabanes dans les bois?

Pas du tout. J’étais un gamin plutôt chétif, de santé fragile et je préférais rester à la maison à lire ou à dessiner. Le dessin m’a beaucoup aidé, pas comme représentation de la réalité mais comme support à mon imaginaire. Encore aujourd’hui, lorsque je trace un trait de crayon, il m’apparaît porteur d’espoir et d’une infinité de possibles. Il n’est jamais fini. Rien à voir avec un plan imprimé issu d’un ordinateur et totalement achevé. Enfant, j’ai également découvert le monde de l’art à travers de petits livres consacrés à Modigliani ou à Picasso. Et si je ne suis pas devenu peintre, c’est sans doute grâce au peintre luganais Carlo Cotti qui m’a conseillé l’architecture si je ne voulais pas mourir de faim…

A quel âge avez-vous décidé de devenir architecte?

A 15 ans. J’ai arrêté l’école secondaire et j’ai fait trois ans d’apprentissage dans un cabinet d’architectes. J’ai adoré entrer dans le monde du travail, à tel point que les dimanches hors du bureau me paraissaient interminables. Et c’est encore comme ça aujourd’hui. Je déteste les vacances. Lorsque votre travail est votre passion, c’est une grande chance car la vie est beaucoup plus simple.

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Mario Botta porte au poignet la montre qu’il a dessinée à l’occasion de l’édification de son restaurant panoramique Fiore di pietra au sommet du Monte Generoso.

Francois Busson

Vos trois fils travaillent aujourd’hui dans votre atelier. Passionné par votre travail, vous n’avez pas dû être un père très présent. Comment leur avez-vous transmis votre passion?

Je ne sais pas. C’est assez mystérieux. D’autant plus que mes fils ont pu se rendre compte des nombreuses difficultés que l’on doit affronter dans une carrière d’architecte. Mais deux d’entre eux ont étudié l’architecture à Lausanne, le troisième à Mendrisio. Ils m’ont ensuite rejoint pour m’aider, à l’image de ce qui se passait souvent au sein des ateliers de la Renaissance. C’est pour moi un grand bonheur mais également une grande responsabilité. Si j’ai quelques soucis aujourd’hui, ce n’est pas pour moi mais pour eux. J’espère qu’ils n’hériteront pas de mes dettes et que le jour où je disparaîtrai, le travail arrivera toujours dans cet atelier.

En tête de liste des noms de vos collaborateurs, vous placez toujours celui de Maria Della Casa Botta, votre femme.

Je lui ai dédicacé Spazio Sacro, mon dernier ouvrage consacré à l’exposition de Locarno. Figure essentielle, elle m’a aidé dans tous les domaines où je suis incompétent, et ils sont nombreux... Je suis un artiste avec une certaine profondeur créatrice, mais je maîtrise mal l’impact de mes créations sur la société. Mary est très équilibrée et dotée d’un fort esprit critique. Elle est parfois très dure avec moi et cela n’a pas été toujours très facile. Vivre à deux, c’est difficile, mais vivre tout seul, c’est impossible. Cette femme m’a dédié sa vie et j’ai une dette terrible envers elle. Je lui fais une confiance totale. Sans elle, j’aurais sans doute cédé au découragement et abandonné le projet de l’église de Mogno.

L’église Saint-Jean-Baptiste, à Mogno, dans la vallée de la Maggia, c’est votre premier projet dans le domaine du sacré. Mais il vous a fallu dix ans pour la construire.

Il ne s’agit pas d’une construction mais d’une reconstruction. L’ancienne église ayant été emportée par une avalanche en 1986, les habitants m’ont demandé d’en reconstruire une sur le même emplacement. Pourquoi? Parce que cette catastrophe avait réduit à néant quatre siècles d’histoire, de mémoire, d’affects et de souvenirs d’une collectivité et un morceau de son identité. Les habitants ne voulaient pas transmettre aux générations futures un cadre de vie appauvri. J’ai donc repris cette très ancienne bataille entre l’homme et la montagne et j’ai construit ce cylindre aux murs d’un mètre cinquante d’épaisseur en mesure de résister à une éventuelle catastrophe naturelle. Et pour les morts, seuls «rescapés» de l’avalanche car enterrés dans le cimetière, j’ai construit un petit édicule en forme d’ossuaire.

Mais Mogno fut également une bataille humaine…

Ce projet, quasiment initiatique, m’a enseigné une réalité qui m’a accompagné durant toute ma carrière: les résistances que l’on rencontre dans la mise en œuvre d’un projet architectural sont proportionnelles à sa puissance. Si j’avais pondu un projet banal, je n’aurais pas eu la moitié des habitants du village contre moi et ces centaines d’articles critiquant le projet. C’était d’une grande violence quand on songe que ce projet était entièrement financé et que j’avais même renoncé à mes honoraires… Giacometti, rencontré dans son atelier à Paris quand j’étais encore étudiant, m’avait fait cette remarque: «Oh! le pauvre, tu es Suisse toi aussi. Tu devras tout faire toi-même!» La Suisse est un pays conservateur, un peu endormi et empreint de nostalgie. Peut-être que si je n’avais pas achevé la construction de la cathédrale d’Evry entre-temps, Mogno serait resté dans les cartons. Car nul n’est prophète en son pays.

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Du 25 mars au 12 août 2018, la Pinacothèque communale de Casa Rusca de Locarno présente une grande exposition consacrée à l’œuvre sacrée de Mario Botta.

Francois Busson

Vous vous êtes effectivement souvent plaint d’être plus reconnu à l’étranger qu’en Suisse. Mais vous avez actuellement de nombreux projets en chantier au Tessin: le centre de contrôle de la police de Mendrisio, le projet de patinoire à Ambrì-Piotta en attente de financement, la nouvelle gare de Locarno…

Je suis extrêmement reconnaissant à la Suisse de m’avoir permis de faire carrière ici et, surtout, d’avoir pu construire sur plusieurs continents. Mais je regrette tant d’occasions manquées.

Lesquelles?

Ce serait trop douloureux pour moi de simplement rappeler ces échecs. Ma seule consolation fut parfois de me rendre compte que le concours que j’avais perdu avait débouché sur une réalisation épouvantable et que j’avais échappé à cette épreuve. J’ai une conscience aiguë du temps qui passe. Or, un projet peut vous prendre dix ans de votre vie sans aucun autre résultat qu’un peu d’expérience acquise. Et seul un projet sur dix est construit… Le chantier des thermes de Baden va enfin démarrer mais après dix années perdues dans les méandres de la bureaucratie.

Quels furent les principaux freins à votre envie de construire?

On a l’impression que plus un pays est riche et plus il devient compliqué. Dans les pays plus pauvres que la Suisse, on n’a pas les moyens de s’offrir dix ans d’études et de contre-études avant de bâtir un projet. Il m’arrive de regretter de n’avoir pas fait une carrière de peintre juste pour avoir cette liberté de créer immédiatement à tout moment.

Est-il vrai que vous avez refusé de construire pour Bill Gates?

(Rires.) C’est vrai, mais à l’époque, en 1989 je crois, je ne savais pas qui il était. Un avocat m’a envoyé un projet de maison familiale près de Los Angeles et j’ai renoncé en pensant que le projet était trop modeste pour déplacer mon bureau outre-Atlantique. Deux ans après, j’ai découvert que Bill Gates s’était fait construire un véritable palais high-tech de plusieurs dizaines de millions de dollars. A l’époque de la guerre des étoiles initiée par Reagan, j’ai également été contacté pour construire un complexe d’abris atomiques près de Houston. Comme je construisais pas mal de villas individuelles à l’époque, toutes dotées selon la loi suisse d’un refuge antiatomique, les ordinateurs du Pentagone avaient craché mon nom comme spécialiste de ce genre de construction… Cela explique en partie mon aversion pour l’informatique en général…

Peu d’architectes ont construit autant de lieux de spiritualité que vous. Est-ce un hasard?

Je dis souvent que l’architecte construit ce qu’il mérite. J’ai édifié des églises, une synagogue, des bibliothèques ou des musées qui sont aussi des lieux de mémoire, mais on ne m’a jamais proposé de construire des immeubles spéculatifs ou du logement social. L’espace du sacré me fascine parce qu’il dialogue en continu avec l’homme. C’est un thème privilégié de l’architecture. Les monuments les plus célèbres, comme les pyramides de Gizeh, le Taj Mahal, le Parthénon ou la cathédrale de Chartres, sont tous des édifices sacrés.

Est-ce que l’on ne finit pas par se prendre pour Dieu à lui construire des demeures sur la terre?

(Rires.) Dieu, c’est le double mystère de la vie et de la mort. Et je suis bien loin d’avoir résolu ce mystère. J’ai simplement eu dans mon existence l’extraordinaire privilège de pouvoir organiser des espaces de vie pour mes semblables.

 

L’architecture ne peut pas changer le monde, mais avec l’architecture je peux changer l’architecture. Et pour cela, je dois pouvoir laisser des signes forts. Il me semble qu’il s’agit d’une ambition légitime.

Quel est le plus bel hommage que vous ayez reçu?

Un jour, je visitais une des églises que j’ai construites près de Bergame, à Seriate. Une femme s’est approchée de moi et m’a demandé si j’étais celui qui a construit ce lieu. Elle m’a alors déclaré: «On prie bien dans votre église.» C’est un compliment extraordinaire qui vaut tous les témoignages de reconnaissance officiels et les bénédictions du ciel.

Votre rêve est-il toujours de construire un monastère, à l’image d’un de vos maîtres, Le Corbusier, et son couvent de La Tourette?

Oui. Le monastère est une ville idéale où des hommes choisissent de s’enfermer. Les couloirs en sont les avenues, le jardin enclos, la forêt, l’église est leur cathédrale, le réfectoire leur restaurant… Tout, dans cet espace clos, est important. Il n’y a aucune hiérarchie. On doit raisonner en termes d’équilibre de manière à ce que chaque lieu de vie rayonne d’une force évocatrice. Dans l’acte de construire, c’est le lieu de la synthèse maximale.

Vous avez dans vos cartons un projet de monument pour la paix en Corée. Une sacrée coïncidence au vu du rapprochement soudain entre le Nord et le Sud…

L’an passé, j’ai vu débarquer dans mon bureau le maire d’une petite ville proche de Séoul, qui voulait aménager un parc de la paix sur un ancien polygone de tir de l’armée américaine. Il bombardait depuis là une île au large dans l’océan. Le maire m’a demandé de dessiner une tour du sommet de laquelle les visiteurs pourront apercevoir cette île et un musée de la paix. Ironie du sort, c’est peut-être Kim Jong-un qui l’inaugurera (rires)

publié le 1 juillet 2018 - 13:31, modifié 18 janvier 2021 - 21:15