1. Home
  2. Actu
  3. Pierre Maudet: chronologie d'une sombre affaire

Politique

Pierre Maudet: chronologie d'une sombre affaire

Quelques semaines après avoir accédé à la présidence du gouvernement genevois, le conseiller d'Etat se voit accusé d’avoir menti sur les circonstances du voyage, qu’il a toujours dit être privé, en novembre 2015 à Abu Dhabi. Chronologie de ce qui est devenu une affaire d’Etat.

Partager

Conserver

Partager cet article

file71r0k26mmnr31fkqfba
Le président du Conseil d’Etat, photographié ici dans son bureau en mars dernier, se retrouve pris dans une tourmente politico-médiatico-judiciaire. Nicolas Righetti /Lundi13.ch

Quels tourments, quelles pensées agitent actuellement Pierre Maudet? Lui, l’intouchable, encensé depuis des années comme l’un des hommes politiques les plus brillants du pays, lui qui, au même âge qu’Emmanuel Macron, se voyait devenir conseiller fédéral? Le voilà pris dans une tempête médiatico-politico-judiciaire qu’il ne maîtrise plus. Comment l’enfant chéri du Parti libéral-radical a-t-il pu penser que l’affaire qui fait désormais jaser toute la République ne lui éclaterait jamais au visage?

Depuis le coup de tonnerre provoqué par la publication, jeudi dernier, du communiqué du Ministère public, Genève se retrouve sonnée, dans une ambiance «surréaliste», pour reprendre l’adjectif glissé par un député. La justice demande au parlement la levée de l’immunité du premier magistrat du canton, afin de le poursuivre pour «acceptation d’un avantage». Concrètement, il se voit accusé d’avoir maquillé en voyage privé une invitation officielle financée par la famille princière d’Abu Dhabi et d’avoir menti sur les détails du déplacement.

Les questions clés, les voici: savait-il, et depuis quand, qu’il était officiellement invité par les Emirats arabes unis (EAU)? Si oui, pourquoi ne pas l’avoir admis? S’est-il enferré dans cette version du voyage privé parce que les magistrats du canton ne doivent pas accepter de cadeau de plus de 100 francs accordé à titre officiel? Retour sur un mauvais feuilleton.

2015, destination Abu Dhabi

Depuis que feu le cheikh Zayed ben Sultan al-Nahyane, fondateur des EAU, a découvert la beauté des rives du Léman dans les années 1950, les princes du golfe Persique ont gardé une relation privilégiée avec Genève, dont ils apprécient le luxe et la discrétion. Ces dernières années, les liens économiques avec la Suisse se sont renforcés; en mai 2015, c’est sous l’impulsion de Pierre Maudet qu’une délégation d’affaires s’envole pour Dubaï. «Opération séduction», titre Le Temps.

Le conseiller d’Etat rencontre alors le prince héritier, Mohammed bin Zayed al-Nahyan, dit MBZ. Son Altesse vante-t-elle à ses interlocuteurs le Grand Prix d’Abu Dhabi? Lancé en 2009, l’événement, dont les courses se terminent à la nuit tombée sous les feux d’artifice, se veut une réponse clinquante à la toute-puissance de Dubaï, gouvernée par une autre famille princière du pays. Un circuit «ennuyeux», à en croire le coureur Kimi Raikkonen. Mais les people, choyés, s’y bousculent (Roger Federer, Rihanna, le prince Harry…) et le réseautage bat son plein.

C’est dans ce cadre étincelant que Pierre Maudet va passer, fin novembre 2015, les quatre jours qui l’ont conduit à la tourmente actuelle. Il embarque en classe business avec son épouse et leurs trois enfants, son directeur de cabinet Patrick Baud-Lavigne et un homme d’affaires – qui se révélera être Antoine Daher –, à bord d’un vol Etihad (la compagnie officielle d’Abu Dhabi, Emirates étant celle de Dubaï). La famille loge au grandiose Emirates Palace, géré par le groupe Kempinski. Le voyage passe inaperçu.

file71r0kwjpu1ycw2cwn2f
La seule image officielle du voyage, diffusée à l’époque par l’agence de presse des Emirats arabes unis. A gauche, le chef de la sécurité intérieure.

2016, premières interrogations

Inaperçu, ou presque. Au printemps 2016, le journaliste Raphaël Leroy, dont les révélations avaient contribué à la démission de l’ex-conseiller d’Etat Mark Muller en 2012 (lequel sera remplacé par… Pierre Maudet), est informé de l’existence de ce voyage offert au chef du Département de la sécurité et de l’économie et lors duquel il a de nouveau rencontré MBZ. Le déplacement était donc officiel? Qui a payé? Les réponses de l’élu, par e-mail, sont brèves. Le cadre était privé, il a croisé le prince héritier «de manière fortuite» à l’hôtel. Un scénario plausible: MBZ est à l’Emirates, propriété de sa maison princière, comme chez lui.

Mais le conseiller d’Etat s’emmêle les pinceaux. Il répond d’abord qu’il a été invité par des amis genevois amateurs de formule 1. Avant de renvoyer un e-mail dans lequel il dit avoir pris en charge le montant du déplacement. Il avance la somme de 4000 francs, «ce qui, écrit-il, correspond très exactement au coût d’un vol aller-retour en business class pour 2 adultes et 3 enfants de moins de 12 ans». Sauf que cela correspondrait plutôt au prix du billet pour une seule personne… Légèreté? Sentiment d’invulnérabilité? Intrigué et sans encore rien publier, le journaliste ne lâche pas l’affaire.

2017 l’enquête commence

Ce sont ses interrogations qui auraient poussé un policier de la brigade financière à transmettre un rapport au Ministère public. Le 21 août 2017, une procédure contre inconnu pour acceptation d’avantage est ouverte par le premier procureur Stéphane Grodecki, assisté du premier procureur Yves Bertossa et du procureur général Olivier Jornot. On imagine la tête de ce dernier, dont l’inimitié pour son camarade de parti est notoire… Mais cette enquête, ni ce dernier ni le public n’en ont encore connaissance.

Ce même 21 août, loin, très loin des splendeurs du désert et des questionnements quant à son déplacement de 2015, le politicien se trouve à Zoug, invité à débattre face à ses camarades de parti Isabelle Moret et Ignazio Cassis. Nous sommes en pleine «opération Valmy», sa campagne pour le Conseil fédéral. Si elle prend logiquement fin un mois plus tard avec l’élection du candidat tessinois, la campagne renforce l’assise de l’outsider du bout du lac et met des étoiles dans les yeux des observateurs, y compris outre-Sarine. Pierre Maudet est décidément sur une autre planète.

file71r0kwk0mt51ewb50jz5
C’est à l’Emirates Palace que Pierre Maudet et sa famille ont séjourné fin 2015. L’établissement, géré par le groupe Kempinski, appartient à la Maison princière. Il fait un kilomètre de long.

11 mai 2018, la salve

L’homme n’est pas devenu l’un des sept sages, mais il est, peu après son 40e anniversaire, l’unique conseiller d’Etat reconduit dès le premier tour des élections cantonales, le 15 avril dernier. A peine le temps de savourer sa victoire que, le vendredi 11 mai, La Tribune de Genève – sous la plume notamment de la responsable des enquêtes et à la suite «de nouveaux éléments qui lui sont parvenus au lendemain du premier tour» – et Radio Lac, que Raphaël Leroy a rejointe pour en devenir le rédacteur en chef, sortent l’artillerie lourde, avec un feu roulant d’interrogations autour de l’«intrigant voyage à Abu Dhabi».

Nos confrères s’appuient notamment sur une dépêche parue le 28 novembre 2015 sur le site arabophone de l’Emirates News Agency, l’agence d’informations officielle des EAU, dans le cadre du voyage. On y lit qu’avec le cheikh Hazza bin Zayed al-Nahyan, conseiller national à la sécurité qui lui a fait visiter le centre de sécurité du circuit, Pierre Maudet a évoqué le renforcement «de la coopération suisse-émiratie dans les domaines économique et de la sécurité».

14 mai, la première audition

Pourquoi le magistrat décide-t-il de s’enferrer dans des explications confuses? Lui qui est décrit non pas comme quelqu’un de vénal, mais comme un solitaire qui n’écoute personne et se rêve calife parmi les califes, qui l’a – si mal – conseillé? Tous les observateurs s’accordent à dire que s’il avait alors admis avoir été invité, en avoir profité pour voyager en famille et reconnu une erreur, la faute lui aurait, vraisemblablement, été pardonnée.

Quoi qu’il en soit, le lundi suivant, à sa demande expresse, il est entendu par la Commission de gestion du Grand Conseil. Le voyage, privé, répète-t-il, a été organisé par un ami de longue date et payé par un habitant des EAU. Le lendemain, le Ministère public confirme l’ouverture de l’enquête en août 2017.

17 mai, il évoque un «fonctionnement à l’orientale»

Sous la pression, le conseiller d’Etat accepte de répondre à trois journaux, dont «La Julie» (Tribune de Genève), qui relève son embarras. C’est un «ami de longue date d’Antoine Daher» qui a payé le «package», dit-il dans l’entretien publié le 17 mai. Il lâche le nom de Saïd Bustany, un proche de la famille princière. Pour compenser le vol, il a versé avant de partir 4000 francs aux Eglises réformée et catholique.

«Qu’est-ce qui vous prouve que ce n’est pas le gouvernement émirati qui vous a offert le voyage?» lui demande le quotidien. «Rien ne me le prouve.» Face à la somptuosité du cadeau, il admet avoir été «mal à l’aise au départ. Au retour, j’étais d’autant moins inquiet qu’il n’y a eu aucune contrepartie demandée. C’est un fonctionnement à l’orientale. C’est peut-être dans ce sens-là que je me suis montré imprudent.»

Le président des Verts genevois, Nicolas Walder, est le premier à parler de démission. Le gouvernement va-t-il garder sa confiance en celui qui doit en devenir le président? La question est sur toutes les lèvres. D’autant que la RTS relève qu’en 2016 la compagnie émiratie Dnata a obtenu une nouvelle concession à l’aéroport de Cointrin. Mais le 22 mai, le Conseil d’Etat in corpore apparaît devant la presse, avec son nouveau président – il le sera officiellement le 1er juin – visiblement soulagé. Et qui se montrera plus cassant dans le bref entretien diffusé le 27 mai dans Mise au point, lors duquel il ne prononce cette fois le nom d’aucun généreux ami.

24 mai, l’attaque de la gauche de la gauche

Mais le lièvre est levé et ne va plus s’arrêter de courir. Le 24 mai, le député d’Ensemble à gauche Jean Batou dépose une question urgente, très circonstanciée, dans laquelle il souligne les liens d’Antoine Daher, actif dans l’immobilier, avec «deux tycoons libanais de la finance bien connus à Genève et aux EAU, MM. Magid Khoury et Philippe Ghanem». Le lendemain, son collègue de parti Pablo Cruchon demande par résolution que la Sécurité et le dossier de l’aéroport, qui venait de tomber dans son escarcelle, soient retirés au magistrat pendant la durée de l’enquête pénale.

Le 21 juin, alors qu’il accueille le pape à l’aéroport, Pierre Maudet se fait symboliquement taper sur les doigts par une résolution, votée à la majorité du parlement, qui réprouve le «luxueux cadeau».

26 juin, les e-mails évaporés

Le 26 juin, de nouveau auditionné par la Commission de contrôle de gestion, le ministre déclare, comme le révélera une fuite du rapport dans la presse quelques semaines plus tard, que les e-mails échangés en 2015 avec François Longchamp, alors président du Conseil d’Etat et donc informé du voyage comme il se doit, ont été détruits. Avec la confirmation que Patrick Baud-Lavigne quittera son poste fin juin, les esprits s’échauffent. «L’affaire Maudet», comme le Tout-Genève l’appelle désormais, a créé une atmosphère délétère», écrit Le Temps.

30 août, la bombe du procureur

La trêve estivale prend fin dès le 27 août avec l’annonce que la Commission de contrôle de gestion a créé une sous-commission chargée d’étudier la résolution d’Ensemble à gauche. Et le 30, c’est l’explosif communiqué du Ministère public qui tombe, en pleine séance de rentrée parlementaire.

«Pierre Maudet, en sa qualité expressément mentionnée de conseiller d’Etat, sa famille et son chef de cabinet ont été formellement invités à Abu Dhabi par le […] prince héritier de l’émirat», dont la Maison «a pris à sa charge le coût des vols en classe affaires et l’hébergement, soit un montant de plusieurs dizaines de milliers de francs. […] Le dénommé Saïd Bustany n’a joué aucun rôle dans le financement du voyage, sa mention ayant été décidée par les intéressés en 2018, dans le but de dissimuler la véritable source de financement.» Les procureurs enfoncent le clou. «Des personnes et sociétés actives à Genève dans l’immobilier […] ont activement pris part à la mise sur pied de ce voyage.»

Le même jour, Patrick Baud-Lavigne est longuement auditionné, de 9 à 17 heures, à titre de prévenu. Pierre Maudet, de son côté, demande lui-même la levée de son immunité – ce qui lui permet d’avoir accès au dossier.

31 août, un mystérieux dénonciateur

Et le feuilleton n’en finit plus: le lendemain, Radio Lac révèle qu’en début de semaine, un entrepreneur genevois a envoyé une dénonciation au Ministère public. Plusieurs entreprises actives dans la construction auraient versé 35 000 francs pour financer des «frais» de Pierre Maudet. De plus, la société d’Antoine Daher, qui aurait bénéficié d’un passe-droit pour ouvrir un bar, aurait déboursé 4000 francs pour fêter l’anniversaire du président du Conseil d’Etat en mars dernier.

Ce week-end, le magistrat aurait fait parvenir à l'ensemble de la députation PLR de Genève un e-mail appelant à l'unité. Depuis, le président de la section genevoise du parti, Alexandre de Senarclens, a indiqué que ses troupes étaient «en ordre de bataille» et espéré que la levée d'immunité survienne rapidement afin que Pierre Maudet puisse «faire valoir son innocence». 

En attendant, «l’affaire Maudet» fait la joie du Qatar. Farouche opposant des Emirats arabes unis, le pays s'est délecté de la «bombe politique» genevoise par le biais de sa chaîne Al-Jazeera. Les Emirats, eux, gardent le silence. Un fin observateur du Golfe nous glisse que «très clairement, du côté des Emirats, il n’y a pas corruption. Là-bas, ça commence avec un gros chèque plein de zéros.» D'un autre côté, glisse-t-il, on ne badine pas avec l’hospitalité des princes du Golfe.



Les protagonistes de l’affaire

Le bras droit
Patrick Baud-Lavigne, l'ex-directeur de cabinet
L’ancien conseiller municipal socialiste était devenu directeur de cabinet de Pierre Maudet en 2014.
Il a quitté ses fonctions le 30 juin dernier. Participant du voyage, il a été longuement auditionné.

L’hôte fastueux
SA Mohammed bin Zayed al-Nahyan, le prince héritier d’Abu Dhabi
Ministre de la Défense, l’héritier des Al-Nahyan, l’une des sept familles régnantes, est l’homme fort du régime. C’est à l’invitation officielle de sa Maison que Pierre Maudet aurait répondu en novembre 2015.

Le contact
Cheikh Hazza bin Zayed al-Nahyan, chef de la sécurité intérieure des EAU
Le vice-président du Conseil des affaires exécutives des Emirats arabes unis a rencontré Pierre Maudet, auquel il a montré les mesures de sécurité du circuit de formule 1.

L’ami proche
Antoine Daher, homme d’affaires genevois
Du voyage à Abu Dhabi, l’entrepreneur aurait offert une soirée d’anniversaire à Pierre Maudet dans un bar des Grottes en mars dernier. Son rôle exact dans cette affaire, déterminant selon certains, reste à éclaircir.

Le poil à gratter
Jean Batou, député d’Ensemble à gauche
Au printemps, le torchon brûlait déjà avec Pierre Maudet, qu’il accusait de tentative de contrainte, se prenant une plainte pour calomnie en retour, dans une autre affaire. Il est l’un des politiciens les plus remontés contre le conseiller d’Etat.

Les trois enquêteurs
Stéphane Grodecki, premier procureur
Le socialiste a été formellement désigné comme étant chargé de la procédure pour éviter toute accusation de lien d’intérêt envers Olivier Jornot.

Yves Bertossa, premier procureur
Il y a dix ans, il s’était fait connaître en ordonnant l’arrestation de Hannibal Kadhafi. Le fils de l’ancien procureur général Bernard Bertossa est, lui aussi, socialiste.

Olivier Jornot, avocat et procureur général de Genève
Avec Pierre Maudet, c’était déjà la guerre de l’ombre. On imagine mal comment le ministre chargé de la Sécurité et le procureur PLR vont pouvoir continuer à collaborer sur la politique de sécurité.


Par Albertine Bourget publié le 5 septembre 2018 - 08:59, modifié 18 janvier 2021 - 21:00