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La trajectoire de Sheela Birnstiel, du gourou Bhagwan à la Suisse

Condamnée pour attaque bioterroriste et tentatives de meurtre dans les années 1980, l'ex-acolyte du sulfureux gourou Bhagwan est la star d'un documentaire Netflix qui suit son retour en Inde. Nous republions à cette occasion notre rencontre avec Sheela Birnstiel en 2018 à Bâle-Campagne, où elle dirige un home pour handicapés.

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Au mur de la chambre de Sheela Birnstiel, dans le home bâlois qu’elle dirige, des images des temps heureux avec le gourou Bhagwan. Julie de Tribolet

 

«Entrez, entrez», salue la petite femme drapée d’un châle indien en ouvrant la porte. Simplement vêtue d’une tenue bordeaux et de sandales, elle se montre à la fois avenante et réservée.

Derrière elle, son équipe va et vient, des patients nous saluent d’un «Grüezi». 
Le home de Matrusaden, sur 
les hauteurs verdoyantes de Maisprach (BL), héberge des handicapés atteints de schizophrénie, de troubles bipolaires ou de démence. Dix-sept résidents vivent ici aux côtés de Sheela Birnstiel. Difficile à croire, mais ce même petit bout de femme, aujourd’hui âgée de 68 ans, est considéré comme l’auteure de la plus grande attaque bioterroriste jamais organisée sur le sol américain... Dans les années 80, elle a été le bras droit du célèbre gourou Bhagwan Shree Rajneesh, aujourd’hui marketé sous le nom d’Osho.

Lorsqu’elle nous fait visiter sa chambre à coucher, la première chose qu’on aperçoit est un grand portrait du leader indien. Sur la photo, Sheela lui verse du champagne. Bhagwan («dieu» en hindi) était connu pour ses goûts de luxe. Pour lui, elle a dirigé une communauté de plusieurs milliers d’adeptes au fin fond des Etats-Unis. Une histoire incroyable, racontée dans Wild, Wild Country, documentaire sensationnel proposé sur Netflix depuis mars dernier. Sheela Birnstiel en est le personnage clé, si fascinant que nous avons voulu la rencontrer.

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Patients et soignants du home de Matrusaden passent leurs journées ensemble, pendant la séance de danse ou lors d’une balade dans les environs du village de Maisprach. «Avant d’être des patients, ce sont des êtres humains. Nous ne faisons pas de…

Julie de Tribolet
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Julie de Tribolet

Pour l’heure, un membre du staff insiste pour nous montrer les chambres individuelles, probablement en raison des critiques véhiculées par la Basler Zeitung: en 2014, le journal a mené campagne contre les deux homes de Sheela Birnstiel, accusant les autorités de laisser-faire face à un niveau de soins et à des structures obsolètes, et se demandant comment elles pouvaient «accorder leur confiance à une bioterroriste condamnée aux Etats-Unis et en Suisse».

Former une famille

Nous voilà dans la grande cuisine du home, où des résidents donnent un coup de main au cuistot affairé à préparer le déjeuner. On ne sait plus qui est qui entre le personnel soignant et les malades. Le plus étonnant, ce sont les deux pièces du rez-de-chaussée, où Sheela et ses adjointes ont leur bureau, qui servent aussi de lieu de vie commune. Alors qu’une assistante travaille à son ordinateur, les patients dansent sur de la musique. Dans l’autre, des lits médicaux permettent aux malades de piquer un somme dans la journée plutôt que d’aller dans leur chambre. Ceux qui sont en fin de vie peuvent mourir dans cette pièce. «L’idée, c’est que les patients ne soient pas isolés, qu’ils trouvent ici une famille, explique la directrice. J’ai voulu créer un home dont je ne me plaindrais pas si mes parents y vivaient. C’est pour honorer leur mémoire que je m’occupe de mes patients.» De nombreuses photos de son père, mort ici à Matrusaden, et de sa mère ornent les murs de la maison.

Son père était un «intellectuel avant-gardiste», proche de 
Gandhi. Elle a 18 ans quand il l’envoie étudier aux Etats-Unis. Elle retourne en Inde subjuguée par le confort américain, un mari dans ses bagages. En pleine vague new age, la jeunesse cherche de nouvelles réponses aux questions existentielles. La spiritualité, «ça n’a jamais vraiment été [son] truc», mais la rencontre avec Bhagwan va bouleverser sa vie. Depuis son ashram de Pune, le gourou séduit avec ses plaidoyers sur la méditation, la sexualité tantrique et le rejet des conventions. Lorsqu’elle le rencontre, à 21 ans, elle lui tombe dans les bras, «noyée en lui, perdue en lui», écrit-elle dans son autobiographie Don’t Kill Him! The Story of My Life with Bhagwan Rajneesh. Les clichés la montrent en extase à ses pieds. Un amour qui, même en la lisant et en l’écoutant, reste difficile à saisir. «Il fait partie de moi, je le respire. C’est un amour sans limites.» Son mari n’est pas jaloux: lui aussi est «tombé amoureux de Bhagwan», comme les deux autres hommes qu’elle épousera par la suite.

La «reine» de la communauté

Rebaptisée Ma Anand Sheela, 
elle gagne la confiance du gourou. C’est elle qui lui souffle d’aller aux Etats-Unis pour réaliser son rêve communautaire, elle qui déniche, au fin fond de l’Oregon, un terrain de 26 000 hectares. Sous son 
impulsion, des milliers de 
«Rajneeshees», essentiellement des Occidentaux, vont faire éclore une ville entière, avec écoles, police, magasins et aéroport. Le lieu est baptisé Rajneeshpuram, elle en est la «reine» toute-puissante. Sur les images d’archives, elle apparaît, toujours élégante, défiante face aux habitants qui voient d’un mauvais œil ce déferlement de hippies aux mœurs dégénérées. Les autorités, qui rechignent à accorder des permis de construire? Des «cochons sectaires», des «fascistes». Face à l’hostilité locale, elle équipe une force de sécurité de semi-automatiques et parade avec un .357 Magnum. Epouvantant un pays traumatisé par le massacre de Jonestown, qui a vu 918 adeptes du gourou Jim Jones trouver la mort au Guyana en 1978.

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A son apogée, la cité de Rajneeshpuram comptera 7000 habitants, vêtus dans les couleurs «du soleil levant ou couchant».

Netflix

Tout ça, dira-t-elle, c’était sur les ordres de Bhagwan dont elle était la «marionnette». Et puis survient cette attaque bioterroriste: entre septembre et octobre 1984, 751 habitants de The Dalles, la ville la plus importante du comté, sont victimes de salmonellose après avoir mangé dans des restaurants. Une enquête conclut à un manque d’hygiène, mais James H. Weaver, représentant de l’Oregon, persuadé que les Rajneeshees sont derrière l’intoxication, les accuse devant la Chambre des représentants.Au sein de la communauté, tout n’est pas rose. Obsédé par les Rolls-Royce et les montres de luxe, Bhagwan se rapproche de membres fortunés. Sheela se désespère de voir son influence diminuer, et surtout de voir son idole shootée au Valium et au gaz hilarant. Elle dit avoir tenté de lui faire entendre raison, en vain. «J’ai compris que je ne pouvais plus le protéger et que rester aurait été une compromission par rapport à ses enseignements. Il était temps de partir.» Le 13 septembre 1985, elle quitte Rajneeshpuram avec sa garde rapprochée, dont son troisième époux, Urs Birnstiel, déchaînant la fureur de Bhagwan. Devant les médias, il accuse. Sheela a planifié l’intoxication, elle a mis la communauté sur écoute, elle a voulu faire tuer son médecin personnel et des représentants des autorités. Et elle s’est enfuie avec des millions de dollars...

Pas de regrets

Sheela est arrêtée en Allemagne. Extradée, elle utilise le plaidoyer Alford, particularité du système pénal américain qui permet de plaider coupable en rejetant le chef d’accusation. Elle fait 39 mois de prison avant d’être libérée pour bonne conduite. Elle s’installe en Suisse, pays de son époux aujourd’hui décédé, et se met à s’occuper de personnes âgées. «Mes parents me manquaient. J’ai voulu prendre soin des gens, comme je l’ai toujours fait.»

Alors, celle qui nous propose du thé et des fruits secs est-elle un bouc émissaire ou une formidable manipulatrice? Pour les Rajneeshees, elle a causé la chute de 
Rajneeshpuram. Expulsé des Etats-Unis, Bhagwan retourne 
en Inde, où il meurt en 1990. L’Osho International Foundation (2,5 millions de followers sur Facebook), qui commercialise depuis Zurich DVD et séances de méditation, préfère passer l’épisode orégonais sous silence. «J’ai toujours maintenu que les accusations étaient fausses. Le gouvernement américain a tenté de me détruire, mais je me suis relevée sans jamais accuser qui que ce soit d’autre», dit Sheela.

Elle ne regrette rien, surtout pas sa rencontre avec Bhagwan. «J’ai aimé chaque minute auprès de lui. Il a vu mon potentiel, m’a donné sa confiance. C’est cette confiance et cet amour qui m’ont permis de toujours aller de l’avant.» Une seule famille, dit-elle, a retiré un résident en apprenant son passé. Heike Kompalla travaille ici depuis dix-sept ans. «Beaucoup de gens voient Sheela d’un mauvais œil. Moi qui la côtoie tous les jours, je vois combien cette petite femme est grande et généreuse.» Sheela, elle, assure qu’elle «mourrait d’ennui» si elle ne vivait pas entourée. La nuit, quand le tonnerre gronde, il arrive que des patients viennent chercher refuge dans sa chambre.La fin de la journée approche. Notre hôte doit répondre à des e-mails, organiser les voyages en Turquie ou au Sri Lanka qui permettront à ses résidents de revoir leur famille. Visiter le home ouvert l’année dernière sur l’île Maurice. Le documentaire a multiplié les sollicitations médiatiques. N’en a-t-elle pas assez? Ses yeux pétillent. «Mon expérience de vie est si grande, si unique! Mon père m’a toujours dit: «Tu dois parler de ton trésor.» C’est ce que je fais.»

Par Albertine Bourget publié le 30 mai 2018 - 14:55, modifié 18 janvier 2021 - 20:59