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Hommage

Tina Turner: «A 37 ans, je suis repartie de zéro»

La chanteuse aux 200 millions d’albums s’est éteinte le 24 mai, chez elle, près de Zurich, à 83 ans. Devenue Suissesse il y a dix ans, elle a connu le bonheur, professionnel et privé, auprès de son second mari, malgré de nombreux ennuis de santé. La première partie de son existence, sous la férule de Ike Turner, fut un enfer. La deuxième partie de sa vie, auprès d’Erwin Bach, a été un chemin de lumière. Récit de la trajectoire contrastée d’une artiste exceptionnelle et résiliente.

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Portrait de Tina Turner par Peter Lindbergh

C’est avec ce portrait signé Peter Lindbergh que le management de Tina Turner a annoncé son décès, sur son compte Instagram, dans la soirée du mercredi 24 mai. La star s’est éteinte paisiblement à son domicile.

Peter Lindbergh

«Vous pensez connaître mon histoire? Laissez-moi vous la raconter», écrivait Tina Turner en 2018 dans «My Love Story», récit autobiographique et leçon de résilience, oscillant entre le sordide et l’exceptionnel. La vie d’Anna Mae Bullock, son vrai nom, née à Nutbush, dans le Tennessee, commence sans amour. «Ma mère, qui ne m’avait pas désirée, me battait.» Quand ses parents se séparent, elle est ballottée avec sa sœur Alline. La petite danse et chante naturellement depuis l’âge de 5 ans. Douze ans plus tard, au club Manhattan, à East St. Louis, dans le Missouri, sa vie va basculer.

Sur scène se produisent Ike Turner and The Kings of Rhythm. Le leader s’est fait connaître en 1951 avec «Rocket 88», pierre angulaire du rock’n’roll. Cet homme de 26 ans à l’air dangereux invite chaque soir une jeune femme sur scène. Lorsqu’il tend le micro à Alline, Anna s’en empare et subjugue son monde.

Ike mesure immédiatement son potentiel et l’engage comme choriste. «Il m’apprenait le métier, nous étions comme frère et sœur et il me payait.» Elle ignore que ce musicien exceptionnel, producteur et dénicheur de talents, est un salaud sans scrupule. Elle s’amourache de Raymond Hill, son saxophoniste, et tombe enceinte à 18 ans. Il s’enfuit aussitôt, la laissant seule.

Tina, frappée et soumise


Anna affirme son look, porte des perruques aux cheveux raides qu’elle balance furieusement et danse le Pony. Ce pas met ses jambes interminables en valeur. Ike, lui, continue de séduire toutes les femmes et il ne fait pas exception avec elle. Trois ans plus tard, il la met enceinte et lui demande d’enregistrer «A Fool in Love», le destin d’une femme maltraitée. C’est un succès, dont les droits sont achetés pour 25 000 dollars. La version studio, lente, ne donne pas la mesure du talent scénique explosif de son interprète. En live, le tempo deux fois plus rapide restitue sa force naturelle vibrante. La puissance de celle que l’on surnommera la «Queen of Rock & Roll» est électrisante.

Elle devient la tête d’affiche du show. Le groupe est rebaptisé Ike and Tina Turner Revue. «Il fallait qu’il me contrôle afin d’éviter que je le quitte un jour.» Ike fait croire qu’ils sont mariés, il choisit et dépose le nom Tina Turner, comme une marque. Il prend l’ascendant psychologique sur elle et use de la peur. «Comme je refusais de partir en tournée, il a saisi un embauchoir pour me frapper violemment.» Blessée à la tête, choquée, elle se soumet. «Il m’a ordonné de m’allonger sur le lit. Je suis restée à me dire: «Tu es enceinte, tu n’as nulle part où aller, tu t’es mise seule dans cette impasse.» Tina Turner est née cette nuit-là et «la petite Anna» a disparu à jamais», écrit-elle.

Tina Turner et Ike, duo R&B, en 1963

Le duo en 1963. Trois ans plus tôt, elle a enregistré «A Fool in Love». Le succès de la chanson va pousser Ike à changer le nom de son groupe et à tourner avec celle qu’il a rebaptisée Tina Turner, dont il a déposé le nom comme une marque. Il la surnommait «mon million de dollars».

Michael Ochs Archive/Getty Images

Cinquante somnifères pour mourir


La troupe chante dans des clubs insalubres. Ike ne la paie plus. Il la force à caresser son micro comme un objet phallique. Le soir venu, dans cette Amérique raciste, les hôteliers refusent d’héberger les musiciens noirs. Le couple part se marier en 1962 au Mexique. En guise de nuit de noces, Ike emmène Tina dans un bordel minable. Il la considère comme sa chose. Elle chante, prépare le repas, fait le ménage et se demande comment elle va réussir à survivre.

En 1966, le producteur Phil Spector lui fait enregistrer «River Deep – Mountain High». Ike lui «prête» Tina contre une avance de 20 000 dollars. «Il se comportait en maquereau», dit-elle. Le titre, «pas assez «noir» pour du rhythm and blues, pas assez «blanc» pour de la pop», rate sa cible américaine. Il fait mouche en Angleterre, où les Turner sont appelés à faire la première partie des Rolling Stones au Royal Albert Hall devant 5000 personnes. Tina va apprendre à Mick Jagger à danser. Il les engagera pour la tournée américaine en 1969.

Lorsqu’elle tente de s’enfuir une première fois, Ike la rattrape. Elle monte régulièrement sur scène avec le visage tuméfié, une côte fêlée. «J’étais dans un désespoir profond.» A cette époque, son tortionnaire a trois maîtresses à demeure; l’une d’elles est enceinte. «On dépendait de lui, on lui obéissait au doigt et à l’œil. On acceptait sa maltraitance comme les membres d’une secte», souligne Tina. Un soir de 1968, elle décide d’en finir en avalant 50 somnifères. Comme les médecins n’arrivent pas à la réanimer, Ike lui murmure à l’oreille. «C’était la voix infernale de mon persécuteur. Il avait rétabli le contact et mon cœur s’est emballé.» Le lendemain, il lui balance: «Tu devrais crever, salope.»

Rendre les coups et s’enfuir


Tina a du flair. Elle suggère de reprendre «Proud Mary» de Creedence Clearwater Revival. Ce succès fulgurant et quelques autres permettent à Ike de s’offrir son premier studio d’enregistrement en Californie, le Bolic Sound. Il va s’y enfermer, vivant de travail et de débauche, carburant à la cocaïne. Il sombre et sa musique avec lui. Tina, elle, feint d’avoir eu un accident lorsqu’elle débarque aux urgences, où personne ne se soucie des violences conjugales. Ike la surnomme «mon million de dollars». «Il comptait sur moi pour payer les factures. Il ne me rendrait jamais ma liberté.»

Le bouddhisme de Nichiren va lui permettre de tenir. «Psalmodier m’aidait à reprogrammer mon cerveau et à prendre les bonnes décisions. Je me suis aperçue que j’étais la seule responsable de ma vie.» En 1974, elle est l’Acid Queen dans l’adaptation cinématographique de «Tommy», l’opéra rock des Who. Le titre qu’elle a écrit sur sa ville natale, «Nutbush City Limits», lui offre ses premières royalties. Elle s’affirme et, au cours d’une dispute, le 4 juillet 1976, rend les coups. Son tailleur blanc maculé de sang, elle va fuir à pied avec 36 cents en poche. «Je courais vers une nouvelle vie, libre pour la première fois en quatorze ans. J’avais 37 ans et je repartais de zéro.»

Tenue pour responsable de l’annulation des concerts, Tina est poursuivie par les créanciers. Elle convainc alors les télévisions de l’engager. Cher la reçoit dans son show en 1975. Ike enverra des hommes de main tirer sur la maison de sa femme. En 1978, elle obtient enfin le divorce. A cette époque, seule, femme et Noire, Tina Turner n’a plus la cote. Deux albums solos successifs font un flop. Elle s’attache les services du manager d’Olivia Newton-John. Les maisons de disques, surtout américaines, lui demandent: «Où est Ike?» L’intervention de David Bowie va changer la donne. «En 1983, nous étions sur le même label. Ils ont renouvelé son contrat, pas le mien.» Ce soir-là, les dirigeants de Capitol invitent Bowie à dîner. Il décline: «Je vais voir ma chanteuse préférée», dit-il. Ils le suivent et, devant l’ouragan Turner, proposent à la chanteuse un contrat. «Cette soirée a changé ma vie», dira-t-elle.

Le label lui commande un album. «Private Dancer», sorti en 1984, va s’écouler à 12 millions d’exemplaires. Il est truffé de hits, dont «What’s Love Got to Do with It». Tina tourne son premier clip pour MTV et impose son look: perruque en pétard, veste en jean, minijupe, escarpins et bouche rouge. En jouant dans «Mad Max: Au-delà du dôme du tonnerre», elle réalise un fantasme: «Incarner une femme qui a le même pouvoir qu’un homme.» «We Don’t Need Another Hero», B. O. du film sorti en 1985, est un tube.

Cette année-là, elle rafle trois des huit Grammys de sa carrière au cours de laquelle elle va écouler 200 millions d’albums. «J’existais sans être dans l’ombre de quelqu’un. Je n’ai plus entendu parler de Ike jusqu’à sa mort, le 12 décembre 2007.» Elle fait 180 méga-concerts en dix mois et totalise 2 millions de spectateurs. Lorsqu’elle atterrit à Francfort, son manager salue un jeune homme qu’elle prend pour un fan. Erwin Bach, cadre du label EMI, est venu offrir à Tina la nouvelle Mercedes Classe G. «Mon cœur s’est mis à battre à cent à l’heure», dit-elle. Elle a 46 ans. Erwin, jeune célibataire allemand, seize de moins. Il deviendra l’homme de sa vie.

Tout va sourire à la nouvelle Tina. En 1988, au stade Maracanã au Brésil, elle écoule 188 000 places payantes et entre au «Guinness des records». En 1995, Bono et The Edge lui proposent d’interpréter «GoldenEye», générique du 17e «James Bond». La même année, elle quitte Cologne pour s’installer en Suisse, où Erwin vient d’être nommé directeur du bureau d’EMI à Zurich. Le couple jette son dévolu sur le château Algonquin à Küsnacht.

Tina Turner le 6 janvier 1988 en concert au Rio de Janeiro

Au stade Maracanã, à Rio, en 1988, Tina Turner bat un record: 188 000 places payantes pour un seul concert. Depuis l’an 2000, elle est l’artiste solo qui a vendu le plus de billets dans l’histoire de la musique.

coll. Christophel/Alamy Stock Photo

Passeport à croix blanche et inscription à Exit


Tina Turner commence à songer à sa retraite. Mais, à l’occasion d’un défilé, Sophia Loren la gronde: «Arrêtez les bêtises! Les gens veulent vous voir. Remettez-vous au travail.» A 69 ans, elle réunit 1 million de spectateurs pour sa nouvelle tournée jusqu’au concert final, le 5 mai 2009 à Sheffield, dans le Yorkshire. Pour elle, il est temps de raccrocher les gants. Elle épouse Erwin le 21 juillet 2013 et souhaite devenir citoyenne suisse. Pour ça, elle va engager un prof avec lequel elle étudie l’histoire de la Confédération et l’allemand. En 2013, devant les sept juges de sa naturalisation, elle déclare: «Ich bin Tina Turner.» Lorsqu’elle évoque l’hymne national, le jury est conquis. «Je suis en train de l’apprendre, leur dit-elle avec autorité. Je trouve fascinant qu’il sonne comme un chant d’église.» En obtenant son précieux sésame à croix blanche, elle renonce à sa nationalité américaine.

En Suisse, la star discrète s’intègre à la vie locale, respire l’air pur et le bonheur. Mais, un beau matin, elle se réveille sans pouvoir prononcer un mot. Elle a fait un AVC dans la nuit. Son côté droit engourdi, elle va devoir réapprendre à marcher et peine à se servir de sa main. Son médecin craint que son hypertension, un mal dont elle souffre depuis 1978, ne touche ses reins. Ses organes filtrants ne fonctionnent qu’à 35%. Elle souffre de vertiges et, en 2016, on lui détecte un cancer du côlon. Elle est opérée avec succès, mais l’état de ses reins devient préoccupant et une greffe est envisagée. «J’avais 75 ans et la Suisse avait le taux le plus bas de donneurs en Europe.» Elle songe alors au suicide assisté et s’inscrit à Exit.

Tina Turner en 2013 en Suisse le jour de ses noces avec Erwin Bach

Le 21 juillet 2013, jour de ses noces, chez elle en Suisse, Tina Turner, ici avec son mari Erwin Bach, a choisi une robe Armani de taffetas vert et tulle de soie noire, piquée de cristaux Swarovski. Elle a demandé aux femmes de venir en blanc et aux hommes de porter le smoking. Quelque 240 000 roses ornaient le jardin. «On aurait dit un palais de conte de fées», écrit-elle dans ses Mémoires.

Florian Kalotay

Une greffe de rein, une comédie musicale et un adieu


Erwin propose de lui faire don d’un rein. «Mon avenir, c’est notre avenir», lui dit-il, restant sourd à ses protestations. A l’hôpital de Zollikon, elle se soumet pendant neuf mois à des séances de dialyse et choisit l’Hôpital universitaire de Bâle pour la transplantation. Le prélèvement et la greffe sont fixés au 7 avril 2017. Erwin reprend une vie normale, Tina, elle, devra lutter contre le rejet. A Noël, elle a retrouvé des forces. Erwin lui dévoile le projet «Tina», une comédie musicale basée sur sa vie. Un film était déjà sorti en 1993. Le challenge la motive, mais elle redoute d’apparaître en public. «J’avais le visage enflé par la cortisone et mon énergie fluctuait.» Le 18 octobre 2017, elle accompagne Adrienne Warren, choisie pour l’incarner, afin de la présenter à la presse. Six mois plus tard, elle assiste à la première à Londres. Invitée sur scène, elle déclare: «J’ai trouvé ma remplaçante. Je peux prendre ma retraite.» Puis, regardant en direction de celui qui incarne Ike, elle ajoute: «Je lui pardonne.» Elle songe alors à cette phrase bouddhiste: «On peut changer le poison en remède. Le bon est sorti du mauvais, la joie de la souffrance, et je n’ai jamais été aussi heureuse qu’à présent.»

Comme si la vie ne voulait lui laisser aucun répit, elle apprend en 2018 la mort de son fils aîné. Craig, 59 ans, s’est tiré une balle dans la tête. Ronald, son cadet, est décédé à la fin de l’année dernière d’un cancer. Son amie Cher est l’une des dernières à être allée la voir à Zurich. «Nous avons ri comme des folles, a-t-elle déclaré sur MSNBC au lendemain de sa disparition. Elle ne voulait pas que les gens sachent qu’elle était malade. Elle était reliée à un appareil de dialyse. Vers la fin, elle m’a dit: «Je suis prête, je ne veux plus endurer ça.» Son décès à 83 ans a été annoncé dans la soirée du 24 mai. Le monde entier s’est alors souvenu que Tina Turner avait été une artiste et une femme d’exception.

Par Didier Dana publié le 10 juin 2023 - 09:35