Une bonne nouvelle en cette année 2020 calamiteuse, c’est possible: Rose a enfin retrouvé son frère et leur maman à Lausanne. Marie-Elise Delattre a définitivement remporté son combat de mère adoptive célibataire, un combat que L’illustré avait relayé il y a une année et demie.
>> Lire le premier épisode du combat de Marie-Elise Delattre
Tout en ne cachant pas les défis que représente cette nouvelle situation à trois et les circonstances douloureuses du transfert de la petite à la fin du mois d’avril, la maman est d’abord ravie: «Rose est une fillette qui a beaucoup de tempérament. C’est sans doute ce qui lui a d’ailleurs permis de s’en sortir par rapport à son vécu très dur. Elle est une petite fille espiègle, qui sait ce qu’elle se veut et qui montre une faculté d’adaptation impressionnante. Et quel soulagement après tant de mois d’attente, tant de temps perdu!»
Rappelons les faits: Marie-Elise Delattre a adopté en 2017 Elliott, un petit Haïtien qui avait 2 ans quand il est arrivé à Lausanne en juin 2018. Au cours de la procédure d’adoption, l’infirmière en gynécologie et obstétrique au CHUV apprend avec stupéfaction que le bambin, sur le point de traverser l’Atlantique avec elle, a une petite sœur, de quinze mois sa cadette. Roodgina vient en effet d’être placée à l’âge de 6 mois dans la même institution par leur mère biologique, une jeune femme déjà mère de deux autres enfants plus âgés et vivant dans le plus grand bidonville de la capitale haïtienne.
Pour la maman adoptive, en accord d’ailleurs avec l’usage en Haïti qui vise à préserver les liens du sang, il n’est pas question de laisser cette fratrie de part et d’autre de l’océan, même si elle ne voulait pas d’un deuxième enfant à tout prix. Le Service de la protection de la jeunesse (SPJ) et le Tribunal cantonal du canton de Vaud opposent pourtant leur veto, estimant que la charge de deux enfants sera trop lourde pour une femme célibataire.
Marie-Elise Delattre lance alors une pétition et choisit de rendre publique son affaire dans L’illustré. L’émotion devient ainsi collective et la conseillère d’Etat Cesla Amarelle décide, après avoir rencontré Marie-Elise Delattre et étudié le dossier, de donner raison à la maman adoptive.
Sensible à l’argument de la fratrie et en revanche peu convaincue par celui d’une mère célibataire forcément dépassée par une double maternité, la ministre soutient la démarche de regroupement. Quelques semaines plus tard, l’autorisation est accordée. Il est prévu de pouvoir accueillir Rose durant l’été 2019. Des tracasseries administratives vont malheureusement prolonger cette attente jusqu’à fin avril de cette année. Mais l’appui du canton de Vaud sera là aussi déterminant pour que le rapatriement finisse par se réaliser.
>> Lire aussi le 2e épisode: «Après Elliott, je peux enfin adopter sa sœur»
En ce contexte de pandémie, un avion est finalement affrété pour transférer en Europe plusieurs enfants haïtiens qui ont été adoptés, parmi lesquels Roodgina, qui a hérité du prénom supplémentaire de Rose conformément aux recommandations actuelles en cas d’adoption. Les conditions exactes de ce vol spécial et de son organisation par le DFAE demeurent confidentielles. Mais la situation calamiteuse en Haïti en raison de la pandémie de Covid-19 a certainement accéléré les choses, tout en les rendant plus délicates psychologiquement pour les principaux acteurs. «Ce vol, explique l’infirmière, s’est fait sans que les parents adoptifs puissent passer quelques jours sur place avec leurs enfants et sans pouvoir voyager avec eux comme ce fut le cas il y a deux ans avec Elliott. Avec Rose, nous étions donc pratiquement des inconnues l’une pour l’autre quand elle est arrivée chez nous à Lausanne.»
Les trois premiers jours, la fillette passée d’un coup dans un autre monde montre des symptômes d’état de choc: «Elle restait assise sur le canapé avec son sac à dos de l’orphelinat tout en fixant la porte d’entrée.» Une semaine plus tard déjà, cet abattement était révolu. C’est une enfant au sourire éclatant, bourrée d’énergie, qui gambade désormais de sa chambre au salon et du salon à sa chambre, qui ouvre des livres et joue avec son frère ou le chat de la maison. Mais le chemin sera encore long pour ajuster les pièces de puzzle encore en désordre qui constituent ses trois petites années de vie déjà semées d’épisodes traumatiques. Le rire cristallin de cette enfant aux magnifiques yeux en amande fait parfois place à un regard d’une infinie mélancolie sans qu’on puisse deviner les raisons de ce glissement.
Contrairement à son frère qui avait été placé dans l’orphelinat six semaines seulement après sa naissance, la fillette avait eu six mois pour nouer une relation avec sa mère biologique. Et alors qu’Elliott a pu bénéficier des soins d’une seule et même nounou, sa sœur a dû en changer à deux reprises au moins, après avoir en plus vécu une longue période d’isolement à son arrivée à l’orphelinat en raison d’une maladie.
A son arrivée en Suisse, une infection aggravée par la malnutrition affectait sa mobilité. Les dernières semaines en Haïti, où le personnel de l’orphelinat avait été réduit de deux tiers (20 travailleurs pour 120 enfants) en raison de la pandémie, ont été particulièrement calamiteuses. Ce petit ange a bel et bien souvent vécu l’enfer.
Mais son frère aussi est de nouveau obligé de solliciter ses capacités d’adaptation avec cette arrivée qui modifie l’équilibre de sa relation très affectueuse avec sa mère. «Elliott a été clairement déstabilisé par cette fillette qui ne voulait pas jouer avec lui les premiers jours. Il avait surtout peur que je ne sois plus sa maman. C’est un enfant anxieux qui craint beaucoup la séparation.» En promenade au port d’Ouchy récemment, le trio regardait deux bateaux partant au large. Le garçonnet s’est mis à pleurer. A sa maman qui lui demandait les raisons de ses larmes, il a répondu: «J’ai peur que tu partes.» Et puis, pas facile non plus pour lui de gérer cette histoire de mère biologique qu’il n’a jamais connue mais que lui rappelle forcément cette sœur qui vient de débarquer dans son univers où il ne tient à laisser de la place que pour une seule et unique maman.
Marie-Elise Delattre témoigne pourtant avec une grande sérénité de ces fragilités propres aux enfants dont le vécu douloureux a compliqué l’établissement de liens affectifs. La petite Rose a ainsi beaucoup de peine à accepter que cette maman encore largement inconnue lui prodigue des soins et veut tout faire toute seule. Elle supporte mal qu’elle lui dise non parfois. «Mais une part de ces difficultés tient à un problème de compréhension», relativise l’infirmière, qui rappelle que sa fille ne parle encore que le créole.
Mais Rose tient visiblement à apprivoiser le français le plus vite possible: elle répète souvent à haute voix les mots les plus courants ou brandit un livre pour qu’on commente de nouveau une image qui a retenu son attention. Elle parfait aussi son apprentissage linguistique avec sa poupée toute neuve à laquelle elle fait la conversation dans la langue de Molière avant de s’endormir.
Tout cela réjouit une maman célibataire impressionnante de sérénité. «Je suis soulagée par cette issue heureuse, mais pas du tout débordée. Tout le monde me disait que deux enfants au lieu d’un cela ne doublait pas le travail de parent mais le triplait. Je ne vérifie pas cette règle. Bien sûr, il y a plus de risques objectifs avec deux enfants qui interagissent et se bousculent parfois. Et c’est aussi un gros défi de créer de l’attachement avec Rose dans une famille avec des liens déjà établis. Mais je me sens plus expérimentée qu’à l’arrivée de mon fils. J’ai acquis du savoir-faire grâce à lui.»
Il va falloir maintenant rattraper le temps perdu et panser autant que possible carences affectives et crises d’anxiété. Mais les deux enfants ont des ressources. Marie-Elise Delattre a par exemple fait une observation fortuite émouvante: découvrant le rituel des bisous entre sa maman et son frère, rituel absent de la culture haïtienne, Rose s’entraîne à en faire toute seule.
«Dans cette aventure, je remercie bien sûr tous ceux qui m’ont aidée à réunir mes enfants. Mais je tiens aussi à saluer le courage de ces derniers. Il leur en faut et faudra beaucoup pour surmonter tout ce qu’ils ont déjà vécu en si peu d’années. Et je m’émerveille chaque jour de leur résilience.»