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Philippe Guignard: «J’ai un pied dans le vide et l’autre sur rien»

Après avoir lutté dix ans contre la dépression et pour sa survie économique, Philippe Guignard est tombé dans le dénuement le plus total. A 57 ans, «le Pâtissier d’Orbe», en procédure de divorce, serait à la rue sans le soutien de quelques amis. Retour sur une vertigineuse descente aux enfers, réalisé avant le procès qui l'a conduit à une condamnation à 3 ans de prison, dont 18 mois ferme.

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En convalescence quelque part en Suisse romande, «le Pâtissier d’Orbe», comme on l’appelait au temps de sa splendeur, nous a raconté comment il a touché le fond consécutivement à ses multiples burn-out. Blaise Kormann

Accroupi sur des caissettes à légumes dans lesquelles il a entassé quelques livres, Philippe Guignard feuillette en silence les images de sa vie. Au fil des pages d’un ouvrage qui raconte son brillant parcours gastronomique, «le Pâtissier d’Orbe», comme on l’appelait avec respect au temps de sa splendeur, déroule quarante ans d’une carrière où il a longtemps surfé sur les sommets, avant d’amorcer une vertigineuse descente aux enfers.

On le croyait guéri de son sévère burn-out du printemps 2014, qui lui coûtera sa confiserie historique, Guignard Desserts, et le contraindra à se déclarer en faillite personnelle, laissant derrière lui une ardoise de quelques millions. Cinq ans plus tard, plus terrible est la rechute. «Il me reste de quoi manger quelques jours, deux ou trois vêtements, une paire de chaussures usées et des broutilles empilées dans un garage qu’on m’a prêté», énumère-t-il, d’un ton monocorde. Autant dire plus rien.

Le chef a bien tenté de rebondir dès l’automne 2015 avec sa nouvelle enseigne, Guign’Art, installée dans la Grand-Rue d’Orbe, mais ce ne fut qu’un ultime feu de paille d’une prospérité déjà éteinte. Rattrapé par la maladie, le maître artisan est revenu à la case banqueroute l’été passé.

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Au temps des jours heureux, avec Roselyne, celle qui sera bientôt son ex-épouse, Alex, leur fils, et Nestor Kiwi, le chat. Blaise Kormann

Sa propriété de Lignerolle vendue aux enchères, celui que les grands de ce monde s’arrachaient dans les années 1990, de la Maison-Blanche au Kremlin, du palais de Monaco à la place Vendôme ou du Palais fédéral aux palaces européens les plus prestigieux, dort depuis un mois dans un lit pliable de 90 centimètres et vit dans un studio de 15 m2 quelque part en Suisse romande. Un endroit qu’il tient à garder secret. «Je préfère ne pas le divulguer. Certains n’hésiteraient pas à me harceler ou plus s’ils me localisaient.»

A 57 ans, Philippe Guignard est ruiné, mais il est surtout terriblement seul. Roselyne, sa compagne depuis vingt-six ans et son épouse depuis 2002, qui tenait le commerce et les affaires à bout de bras, a elle aussi fini par craquer. Elle s’en est allée, avec leur fils de 18 ans, apprenti serrurier en construction métallique, et a demandé le divorce. Un échec de plus, le pire de tous, confesse-t-il, le regard vide. «Mais je la comprends. Passer dix ans aux côtés d’un homme malade qui refuse de se soigner est déjà admirable», estime-t-il, avec plus de reconnaissance que de rancœur.

Privé d’indemnités chômage, sans aide sociale et avec une demande de rente de l’assurance invalidité en cours d’examen, l’ancien tenancier de la célèbre «Breguette» de Vaulion, qui a occupé jusqu’à 150 employés à son apogée, serait à la rue sans le soutien de quelques amis fidèles. Grandeur et décadence d’un chef chez qui il fallait naguère réserver six mois à l’avance pour déguster ses fameux brunchs.

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Naguère à la tête de nombreuses enseignes prestigieuses, à l’image de Guignard Desserts, le maître artisan occupait près de 150 personnes et réalisait un chiffre d’affaires supérieur à 15 millions de francs. DR

Mais pourquoi une telle descente aux abîmes après avoir connu tant de succès? Selon lui, tout serait lié à ses problèmes de santé récurrents. Un état dépressif chronique doublé d’atteintes neurologiques qui auraient déjà poussé au suicide sa mère et son frère avant l’âge de 40 ans. Le suicide. Celui qui fut président du Lausanne-Sport de 2002 à 2006 avoue y avoir songé et même avoir presque passé à l’acte, en octobre dernier. Avant de se raviser, rattrapé par le remords de fuir les siens et ses responsabilités.

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Philippe Guignard a tout perdu et sort de 6 mois d'hôpital psychiatrique. Blaise Kormann

Des alertes, l’ex-président du Bocuse d’or suisse en a pourtant connu avant que son empire ne s’effondre. Comme ce 27 août 2014, à Payerne, où, quelques minutes après avoir reçu les éloges d’Ueli Maurer pour sa parfaite maîtrise des opérations gastronomiques du meeting des 100 ans des forces aériennes, il s’écroule, victime d’une crise d’épilepsie que la faculté mettra sur le compte de son état d’épuisement.

Qu’à cela ne tienne. Malgré de gros coups de pompe de plus en plus réguliers et le chaos nerveux qui en découlait, celui qui gérait La Prairie à Yverdon, le Beau-Rivage à Neuchâtel ainsi que l’Hôtel des Horlogers au Brassus persiste dans sa fuite en avant. «Je refusais de voir la réalité en face. J’étais convaincu que j’allais guérir en évitant les thérapies. Après mon premier burn-out, j’aurais dû faire un break, faire le vide et remettre de l’ordre dans ma vie», se repent-il aujourd’hui.

Car plutôt que remonter la pente, Philippe Guignard, devenu un habitué des urgences, s’enlise. Les dettes et les ennuis s’accumulent. Ses partenaires, l’horloger Yves Piaget et le financier Jürg Stäubli, pour citer les plus célèbres, l’accusent de mauvaise gestion. D’autres déposent carrément plainte pénale pour gestion fautive et escroquerie. Un procès est d’ailleurs pendant, qui devrait se tenir dans les mois à venir.

Une fois encore sous pression, Philippe Guignard reconnaît certaines erreurs de management, «comme cela arrive à tout entrepreneur». «Le reproche que je peux m’adresser est d’avoir déçu professionnellement des personnes qui m’ont tendu la main. C’est très lourd à porter pour moi. Mais j’étais rongé par la maladie», répète-t-il, avant de raconter son interminable traversée du désert. «Même addict aux somnifères, je ne parvenais plus à dormir. Je n’arrivais plus à écrire, à me lever parfois. Je ne savais plus ni le jour, ni l’heure que je vivais. Je ne savais plus peler une orange ou découper une pomme. J’étais dans les ténèbres les plus profondes. Le sentiment d’avoir tout raté me hantait jour et nuit. Je n’osais plus me regarder dans un miroir tant mon estime de moi-même était détruite. J’avais beau essayer de rassembler mes dernières forces, à chaque fois je retombais encore plus bas.»

Ironie du destin, c’est finalement un accident de voiture qui le conduira au Centre de psychiatrie du Nord vaudois, à Yverdon, le 14 janvier dernier. «J’ai fait trois tonneaux sur l’autoroute avec la voiture d’une amie. Par chance, je n’ai touché personne et n’ai pas été blessé. Interpellés par mon état, les gendarmes m’ont amené au centre plutôt qu’à l’hôpital pour un contrôle.» L’ex-star des fourneaux y passera deux mois. En deux séjours, entrecoupés par une cure de remise en forme dans une clinique de réadaptation de Crans-Montana. Un traitement au long cours qui lui permet d’espérer un retour progressif à la vie normale et de recouvrer la santé, surtout. «Je vis désormais avec une médication allégée et ma consommation de somnifères est maîtrisée.»

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Dans la cuisinette de son studio de 15 m2, le chef revisite ses anciennes recettes et en expérimente de nouvelles. Blaise Kormann

Convalescent, l’homme en short rouge et polo rayé qui nous fait face ne ressemble plus tout à fait au sémillant pâtissier qui régalait ses hôtes et les puissants il y a quelques années encore. Amaigri, soucieux du lendemain, Philippe Guignard s’interdit toutefois de se plaindre. «Je me suis mis seul dans cette galère, je veux en sortir seul. Le temps est venu d’assumer et de montrer que j’ai encore des ressources, que je ne suis pas un homme fini», décrète-t-il en brandissant 1400 francs d’économies dissimulées dans les pages d’un livre de cuisine. Les dernières. Mais l’ancien traiteur refuse de baisser les bras. «Je veux être jugé sur l’ensemble de ma vie, pas que sur cette noire période. J’ai encore beaucoup de choses positives à faire. La solitude ne me pèse pas. Au contraire, elle m’aide à y voir plus clair, à reprendre confiance en moi et à faire le tri dans les nombreux projets que je rumine ou qu’on me propose. Malgré mes déboires, Philippe Guignard reste un nom, une marque dans les métiers de bouche. Beaucoup se souviennent du créateur d’émotions et de l’artiste que je suis en réalité. Malheureusement, à l’image de nombre de ces derniers, j’ai ma face sombre et mes années de galère.»

Comme pour prouver que son discours n’est pas qu’un agrégat de paroles en l’air, l’ex-consultant de la chaîne Le Citadin étale quelques légumes qu’il a tirés du réfrigérateur et les découpe en petits dés avec la dextérité et la précision du chef. «La passion de la cuisine ne m’a jamais quitté. Elle était juste enfouie sous une tonne d’emmerdes», soupire-t-il, sans quitter son plan de travail des yeux. «Ça a de l’allure, non? Mes mains tremblent encore un peu, mais ça va passer. Je me réapproprie mes anciennes recettes et j’en expérimente de nouvelles.» Comme quoi la vie a encore une saveur, celle, éternelle, de la passion d’un chef.


Par Rappaz Christian publié le 28 mai 2020 - 09:27, modifié 18 janvier 2021 - 21:12