C’est un petit appartement dans un immeuble gris de deux étages à Saint-Prex (VD) majoritairement habité par des Portugais. Sur la porte, il n’y a pas de nom. «Chez moi, c’est la maison de tout le monde. Chacun entre et sort comme il veut», dit Carmen, la locataire. La semaine passée, ils sont venus par dizaines pleurer, trouver et donner du réconfort. La cuisinette a réuni la famille et les proches de Joao Azevedo, 29 ans, tué le soir du 12 septembre d’un coup de couteau par un individu radicalisé devant un kebab de Morges. Autour de la table, quatre jeunes femmes ont accepté de partager le souvenir de celui qu’elles considèrent comme leur petit frère. Un échange entrecoupé d’éclats de rire et de sanglots. «Nous voulons perpétuer sa mémoire. Faire en sorte qu’il vive à travers nos mots. Et qu’il ne soit pas la victime anonyme et oubliée d’un tueur. Son histoire, elle est à nous», disent-elles.
Elles ont pour leur ami défunt, dont le corps a été rapatrié samedi, en avion, de Zurich à Porto, une tendresse et un attachement infinis. Sur l’écran de leurs portables, elles font défiler des dizaines de photos, de vidéos et de messages tendres. Une vie entière. Volée en une fraction de seconde. «Vous n’en trouverez pas deux comme Joao. Il est originaire comme moi du petit village de Vila Mea à Amarante, commence Maria, le regard fatigué d’avoir séché ses larmes. Là-bas, nous travaillions tous les deux dans une usine de plastique. Il me considérait comme sa «maman». Je me souviens de ce jour où, à la terrasse d’un café, je l’ai incité à venir en Suisse. Aucun rêve de grandeur ne l’animait. Il voulait juste rejoindre ses amis déjà installés ici.» En se remémorant leur conversation, ses mots à lui, sa voix se brise: «Il m’a dit: «Tu vas être ma chance pour trouver du travail là-bas.» Il me disait: «N’oublie jamais que je serai toujours là pour toi.»
La vie commençait à peine pour lui. Hélas, il n’a pas eu le temps d’en profiter
Il y a un an et demi, Joao a commencé chez Schilliger à Gland (VD). Très vite, il a trouvé une place chez Duperrex Frères, dans la société de déménagement Taxi-Meubles. Auparavant, il avait entrepris des études d’ingénieur en génie civil. «Il n’a jamais terminé l’Université de Coimbra, la plus ancienne du Portugal. C’est trop difficile… parce que tout le monde fait la fête», rigole Carmen.
Luciana, enceinte de 7 mois, a grandi à deux pas de chez lui. «Petit, il était un peu rondouillard, dit-elle, l’air malicieux. A Lausanne, il vivait dans mon appartement, où j’habite avec le père de mon enfant à naître. Il voulait emménager chez nous avec Joana, sa petite amie rencontrée il y a quelques mois. Avec l’arrivée de mon bébé, ça devenait difficile. Alors, on l’a encouragé et il a trouvé un appartement, ici même, à Saint-Prex. La vie commençait à peine pour lui. Hélas, il n’a pas eu le temps d’en profiter.»
Joao était si attaché à sa nouvelle existence qu’il se plaignait lorsqu’il retournait au pays. «Quand la météo était mauvaise et qu’on lui demandait de venir à la plage, il s’agaçait et voulait rentrer en Suisse. Il se voyait vivre ici encore quinze ans. Même s’il détestait le fromage…» Les rires traversent la tablée. «Sa devise était: «Dans la vie, on est beau ou riche. Moi, je suis beau.» Joao s’était donné un surnom. «Je suis le Cristiano Ronaldo du charme», disait-il fièrement. Luciana se souvient d’un détail piquant: «Il utilisait la photo de Ragnar, mon petit chien, pour draguer sur WhatsApp. Les filles fondaient: «Oh, comme il est mignon!» Elles ne lui résistaient pas.»
Désormais, là-haut, c’est lui qui veille sur nous
La veille, à 15 heures, le corps de Joao, entouré de quatre cierges imposants, était exposé à la chapelle B du centre funéraire de Montoie, à Lausanne. Allongé dans son cercueil, mains jointes, il semblait endormi. Face à lui, José, son père, et Paolo, son frère cadet, se sont pris dans les bras, déchirés par la peine, au son de la chanson «Impressionando os anjos» du Brésilien Gustavo Mioto. «C’était sa chanson préférée. Il nous confiait il y a quelques jours encore: «Les paroles me donnent des frissons», explique Cristina. Elles évoquent une mère de famille décédée à qui son fils demande: «Dis-moi, c’est comment là-haut? Avec ton rire tu dois impressionner les anges.» Désormais, là-haut, c’est lui qui veille sur nous.»
La joyeuse bande d’amis partageait tout, de l’unique voiture au logement. Parmi ces bonheurs simples, un rituel quasi immuable leur permettait de se retrouver soudés comme une fratrie. «Il suffisait que l’un de nous donne le signal et le samedi soir, vers 20h30, on sortait manger à Morges, au kebab. Ce n’était pas cher et on rigolait bien.»
L’établissement tenu par Abdurkadir Günel est un incontournable dans le quartier de la gare. Ils débarquaient à dix, parfois quinze, et rapprochaient les tables. «Là-bas, au moins, on avait de la place. On commandait des tacos. Joao ne voulait que le poulet, sa commande prenait plus de temps. Il aimait tellement ça qu’il était prêt à patienter trois quarts d’heure. En attendant, il jouait à un jeu de cartes en ligne. Mais, soupire Cristina, la gorge nouée, les tacos, le samedi, c’est fini…» Le teint brouillé par le manque de sommeil, la mine grave, sa joie semble s’être dissipée pour toujours.
Je ressens de l’injustice, de la colère et de la haine
«Je ressens de l’injustice, de la colère et de la haine. L’Etat n’a pas fait son devoir. Comment un juge et un expert psychiatre peuvent-ils avoir remis un individu dangereux en liberté? (Le meurtrier présumé vivait sous surveillance. Il avait effectué 15 mois de préventive avant son jugement pour l’incendie intentionnel d’une station-service de Prilly (VD) en avril 2019, ndlr.) J’habite ici depuis vingt-sept ans, ça n’est plus la Suisse. On vous colle une amende pour un simple excès de vitesse... Mais où sont les priorités?» Elle évoque même la loi du talion mais Maria tempère aussitôt: «Je ne suis pas d’accord. Le meurtrier a aussi des parents. On ne peut pas leur infliger la même douleur. Cet homme doit être puni, sévèrement, mais par la justice.» Cristina réplique: «Joao était au mauvais endroit au mauvais moment. Cela aurait pu être vous ou moi, n’importe qui. L’agresseur était à la gare de Morges depuis 15 heures, armé d’un couteau, et disait: «Je veux tuer quelqu’un.» Trois adolescents l’auraient en effet aperçu dès l’après-midi, le regard fixe et effrayant.
Un groupe de parole a été organisé où l’on peut s’exprimer, crier, pleurer
Que s’est-il passé à la table le soir du drame? Celles qui étaient présentes n’en parleront pas. «La police et les psychologues nous ont conseillé de ne pas ressasser ce cauchemar. Nous avons été prises en charge par l’ICP de Belmont (Intervention de crise et prévention, ndlr). Un groupe de parole a été organisé où l’on peut s’exprimer, crier, pleurer.» Elles sont formelles sur un point: «Joao et son agresseur ne se connaissaient absolument pas.»
Deux caméras de surveillance, au moins, ont filmé la scène. L’une d’elles se trouvait au-dessus de la table de Joao, de sa compagne et des dix convives. Les vidéos ont été séquestrées par les enquêteurs. Un homme a visionné l’une d’elles. «Sur les images, on aperçoit, de dos, une silhouette coiffée d’un sweat à capuche noire.» Ömer A., 26 ans, de nationalité suisse et turque, connu du Service de renseignement de la Confédération depuis 2017, notamment pour consommation et diffusion de propagande djihadiste, est en embuscade. Il observe, appuyé contre la vitrine d’un commerce, en face. «On distingue Joao aussi. Il s’étire et regarde à droite et à gauche.»
Quelques instants plus tard, Ömer A. s’avance et frappe Joao par-derrière au flanc droit, à la hauteur des reins. Il est 21h 20, le jeune Portugais assis en bout de table s’effondre sur le côté gauche, la tête la première. Joana pousse un hurlement. «Elle a tenté de stopper l’hémorragie avec sa veste», confie le patron du kebab, encore éprouvé. «Elle s’est ensuite réfugiée contre moi. Je n’arrive plus à trouver le sommeil», avoue-t-il. Depuis l’annonce des faits, tous les habitants de Morges et des environs sont sous le choc.
Il faudra trois minutes à peine avant qu’une ambulance n’arrive. Les secouristes vont tout tenter afin de sauver le malheureux. Profitant de la confusion, le meurtrier a pris la fuite à pied. Il a changé de trottoir et frôlé un jeune homme fumant la chicha sur une terrasse voisine. «Il avait encore son couteau dans la main droite.» Une cinquantaine de mètres plus loin, l’agresseur va bifurquer à droite et disparaître dans une allée en direction des rives de la Morges.
Pour Joao Azevedo, il est trop tard. Son cœur s’est arrêté. La Suisse vient-elle de connaître son premier attentat terroriste? Deux jours plus tard, le Ministère public de la Confédération (MPC) annonçait qu’il avait repris l’enquête de la police cantonale vaudoise, dressant le parcours de l’individu connu de ses services.
Ce soir-là, très vite, une première piste est évoquée. Comme tous les week-ends, de nombreux ados se retrouvent dans le périmètre et échangent des messages. Sur place, certains croient connaître le criminel. Ils ont vu un type suspect rôder devant leur gymnase. Le lendemain, l’arrestation du tueur présumé va infirmer la rumeur (voir encadré ci-dessous).
La traque du suspect va durer toute la nuit. Son arrestation à Renens, dimanche vers 11 heures, en face des Pompes funèbres, rue de Crissier, a fait bondir les habitants. «J’ai sursauté quand j’ai entendu «Police!» Le mot a résonné dans tout le quartier. De mon balcon, j’ai eu le temps de voir un homme à terre entouré de quatre policiers en civil. L’un d’eux était armé. Un autre le menottait, un troisième en casquette avait son pied sur sa tête. Je viens de Lyon, je vis ici depuis treize ans et j’ai pensé à un trafiquant de drogue tellement c’était costaud. Ils l’ont relevé et l’ont mis dans un van noir aux vitres teintées.»
Ce meurtre, nous ne l’acceptons pas
Ömer A. n’est pas un inconnu dans la région. «Depuis trois mois, il vient m’acheter du raki (eau-de-vie de vin aromatisée à l’anis, ndlr), indique Ozcan, le gérant d’une épicerie. Lorsqu’il rentrait dans le magasin, il avait un ton direct, limite agressif. Il me disait: «Donne-moi ça!» Parfois, il portait un casque de moto. Je lui demandais de l’ôter. A Morges, où j’habite, je l’apercevais au bord du lac avec sa bouteille en compagnie de deux Syriens. Il parle un français sans accent. Je ne sais pas comment ils faisaient pour se comprendre.» Ce qu’il sait de lui? «C’est un déséquilibré, dit-il. Il est bagarreur. Souvent sous l’effet de drogues, des joints ou une sorte d’ecstasy. Ce meurtre, nous ne l’acceptons pas.» Le centre turc mitoyen abrite une mosquée à l’étage. «On ne l’a jamais aperçu à la prière du vendredi. Elle est fréquentée par une quarantaine d’hommes plus âgés.»
A Saint-Prex, si les amies de Joao envisagent l’avenir, quelque chose semble irrémédiablement brisé. «On apprend à vivre avec la douleur, dit Cristina, qui a déjà perdu un frère assassiné. Je suis froide, très dure. Je me sens comme un glaçon. Pour Joao, j’irai déposer une bougie, là où il est mort, le 12 de chaque mois.» Luciana pense à son bébé à naître. «Moi, je porte la vie. Joao est dans notre cœur. Si seulement il pouvait parfois descendre du ciel…» Une autre conclut: «Il n’aimerait pas nous voir pleurer, c’est sûr. Il est parti injustement, mais il est parti heureux.»
Radicalisation: «L’enseignement en état d’alerte»
Quinze jours avant le crime, le Gymnase de Morges a été informé de la présence dans son périmètre d’un individu au comportement suspect et l’a signalé à la police, qui l’a pris en charge. Ce garçon, dans la vingtaine, toujours habillé de façon identique, demandait de la drogue et incitait les élèves à se connecter à son compte Instagram. Ses 21 publications, des photos et vidéos étranges et sombres, le montrent fumant des joints, maniant un cutter ou faisant, du bout des doigts, le geste de trancher la gorge. Dans l’une des vidéos, il tire au pistolet en extérieur, dans une autre, il se filme avec des munitions dans la bouche. Sous son pseudo, le Prince des ténèbres, il affiche notamment les drapeaux suisse et turc. Sa violence numérisée s’accompagne de musique rap. Les responsables de l’établissement scolaire ont envoyé un e-mail dimanche 13 septembre, lendemain de l'attaque de Morges, demandant aux élèves de ne pas relayer ses images, tout en dissociant son cas de celui du meurtrier arrêté le jour même afin de «dissiper tout risque d’amalgame».
Contactée, la directrice, Anne Stettler, a invité L’illustré à contacter Lionel Eperon, le directeur général de l’enseignement postobligatoire, afin de discuter de ce cas. «Des enquêtes policières et judiciaires sont en cours, je ne peux donc pas me prononcer», dit-il. Quid du risque de radicalisation, du suivi ou non et des conséquences, après le crime du 12 septembre? «Les autorités cantonales prennent très au sérieux cette thématique. Elle fait partie des priorités du programme de législature du Conseil d’Etat. Le Département de la formation fait partie de la plateforme interservices qui traite de la radicalisation depuis sa création en 2018. Nous nous réunissons régulièrement.» Lionel Eperon ajoute: «Un plan d’action a été mis en place pour la lutte contre la radicalisation et les extrémismes violents afin de protéger l’enfance et la jeunesse en créant un réseau interdisciplinaire d’alerte, d’analyse et de prise en charge des cas à risque.»