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Révolte iranienne

François-Henri Désérable: sur les traces de Bouvier en Iran

Durant quarante jours, l’écrivain et ex-hockeyeur français est parti sur les traces de Nicolas Bouvier en Iran, fin 2022, au plus fort de la répression des mollahs contre les manifestations provoquées par la mort de Mahsa Amini. Il en fait le récit dans «L’usure d’un monde». Rencontre chez lui, à Paris.

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François-Henri Désérable

Entre deux voyages, l’auteur se sédentarise à Montmartre. Dans quelques jours, il s’envolera pour les Etats-Unis, où il séjournera durant trois mois.

Mathieu Zazzo/Pasco & Co

Au dernier étage d’un petit immeuble parisien, à Montmartre, il nous reçoit dans son salon baigné de lumière, d’où rien ne dépasse. Il faut poser le regard sur la bibliothèque pour retrouver ce qui irrigue la plume enjouée et vive de l’auteur, son amour des mots et du monde. Des livres, évidemment. De la poésie, beaucoup, des classiques des lettres françaises, des romans. Et puis, il y a ce puck appuyé sur les récits de voyage des deux aventurières suisses Ella Maillart et Annemarie Schwarzenbach, ainsi qu’un cliché dédicacé du hockeyeur canadien Ray Bourque, dont François-Henri Désérable nous dit – devant notre mine, ma foi, peu impressionnée – qu’il est une légende de ce sport. «Vous êtes Suisse et vous ne connaissez rien au hockey?» s’étonne-t-il, faussement indigné. 

Car avant de manier la plume, c’est de la crosse que cet ex-hockeyeur professionnel jouait. Ce qui ne l’avait pas empêché d’écrire deux livres remarqués, «Tu montreras ma tête au peuple» (2013) et «Evariste» (2015), entre deux matchs de Division 1. 

Mais retour à la bibliothèque où est encadrée une photographie en noir et blanc de Nicolas Bouvier. En 1953, au volant de leur petite voiture, l’écrivain voyageur genevois et son ami peintre Thierry Vernet traversent l’Europe puis l’Asie, de Belgrade à Kaboul, en passant par la Turquie et l’Iran. Récit de pérégrinations d’une année et demie, «L’usage du monde» (1963) s’est imposé, avec le temps, comme un incontournable de la littérature de voyage. 

François-Henri Désérable

Les écrivains Romain Gary et Nicolas Bouvier côtoient la légende du hockey sur glace Ray Bourque. Avant de se consacrer pleinement à la littérature, le romancier était hockeyeur professionnel.

Mathieu Zazzo/Pasco & Co

Bouvier ou l’art de la punchline
 

«La lecture de Bouvier, à 25 ans, a été une véritable déflagration», se souvient ce natif d’Amiens, fils d’un joueur et entraîneur de hockey sur glace et petit-fils d’un gondolier vénitien. «C’est ma sœur, de retour d’un tour du monde, qui m’a mis «L’usage du monde» entre les mains. Je suis plutôt circonspect quand on me donne des conseils de lecture, surtout s’ils viennent de ma sœur, ironise-t-il. Mais dès la troisième page, j’ai été époustouflé.» Il récite de mémoire, habité par la prose de Bouvier: «Le programme était vague, mais dans de pareilles affaires, l’essentiel est de partir. […] Lorsque le désir résiste aux premières atteintes du bon sens, on lui cherche des raisons. Et on en trouve qui ne valent rien. La vérité, c’est qu’on ne sait pas comment nommer ce qui vous pousse. Quelque chose en vous grandit et détache les amarres, jusqu’au jour où, pas trop sûr de soi, on s’en va pour de bon.» Ses yeux bleu jean s’allument: «Voilà, que voulez-vous que je dise? Ce ne sont que des méga-punchlines!»

«L’usage du monde» devient alors sa bible, «l’évangile de la route selon saint Nicolas», et, lorsqu’il raccroche définitivement les patins en 2016, le presque trentenaire s’envole alors pour l’Amérique latine, sur les traces de Che Guevara, puis part à la recherche d’«Un certain M. Piekielny» (2017), voisin d’enfance de Romain Gary à Vilnius, et en tire une nouvelle règle de vie: «Passer la moitié de [ses] jours dans ce monde à le voir et l’autre à l’écrire.»

François-Henri Désérable

Sur le bureau, son carnet de notes et un... Flaubert en guise de tapis de souris. «Ça fait deux ans que j’utilise ce «Télérama» et, ma foi, ça fait le job.»

Mathieu Zazzo/Pasco & Co

De Cologny à Téhéran


Puis, un jour de printemps 2019, accompagné de Manuel Bouvier, le fils cadet d’un certain Nicolas, le romancier parisien se rend sur la tombe de ce dernier. Au pied de la sépulture – une plaque minuscule, Nicolas Bouvier (1929-1998) – reposent une Fiat Topolino miniature en fer-blanc et un galet déposé par un anonyme avec l’inscription «Et maintenant, Nicolas, enseigne-nous l’usage du ciel». «C’était le 16 mai 2019, et je m’étais juré qu’un an plus tard je partirais sur ses traces. J’irais en Iran», écrit le romancier français dans son dernier livre, «L’usure d’un monde».

Une pandémie mondiale passe par là, la publication d’un roman aussi – «Mon maître et mon vainqueur» (2021), couronné par le Prix de l’Académie française. Le voyage est reporté à fin 2022. Sauf que depuis la mort de Mahsa Amini, jeune Iranienne originaire du Kurdistan arrêtée par la police des mœurs pour un voile mal ajusté, la révolte gronde au pays des mollahs. Et celle-ci est sévèrement réprimée. Malgré la mise en garde du Ministère des affaires étrangères français, l’écrivain s’envole pour Téhéran. «Je connaissais les risques d’arrestation et de détention arbitraire. Mais je ne pouvais me dérober, je voulais me faire le greffier d’un peuple au courage inouï et admirable», dit-il en reposant sa gourde à eau sur la table basse du salon.

François-Henri Désérable: un coffre ramené de son voyage en Iran et un vieux revolver du XIXe siècle.

Sur la console, un coffre ramené de son voyage en Iran et un vieux revolver du XIXe siècle, modèle identique à celui utilisé par Verlaine contre Rimbaud.

Mathieu Zazzo/Pasco & Co

Le merveilleux écho de Téhéran
 

Durant quarante jours, dans cet Iran qu’il traverse de part en part, il brosse des portraits lumineux, souvent teintés d’humour, de ces femmes et de ces hommes en colère vivant sous la férule d’un des régimes les plus liberticides du monde. On admire la jeune Niloofar, cheveux au vent – «comme la moitié des filles de moins de 30 ans» – qui veut montrer au Français «combien l’écho est merveilleux à Téhéran». En pleine rue, les mains en cornet, elle hurle «Mort au dictateur!» et le cri de rebondir alors de rue en rue. A Tabriz, on rit avec Amir, 26 ans, qui chaque mois épargne de l’argent pour fêter ce qui sera le plus beau jour de sa vie: la mort du guide suprême Ali Khamenei, qu’il surnomme Khayemani: «Contraction de «khayé ye mani», «mes couilles.» Et comment ne pas être bouleversé par Firouzeh, tout juste 20 ans, qui apprend par cœur des poèmes qui l’aideront à résister le jour où elle sera emprisonnée...

«En Iran, on peut vous arrêter pour n’importe quelle raison, relate François-Henri Désérable. Parce qu’il a mis le feu à une poubelle lors d’une manifestation, un jeune homme a été condamné à mort pour inimitié à l’égard de Dieu. On l’a pendu durant la nuit et sa dépouille a été enterrée dans un terrain de vague. Evidemment sans que l’on prévienne sa famille, afin d’éviter un soulèvement populaire lors de ses funérailles. C’est ça, la réalité de ce régime, souffle-t-il. Alors, quand on lit dans la presse que «la peur a changé de camp», ça me met en colère. S’il n’y avait plus de peur, le régime n’existerait plus.»

Au 41e jour, à Saqqez, au Kurdistan iranien, ville de Mahsa Amini, le voyageur est arrêté et, après une brève garde à vue, expulsé du territoire. Qu’importe, il en a exploré tous les recoins. «Cela peut paraître grandiloquent mais l’Iran m’a traversé comme je l’ai traversé. Jamais le sort des Iraniens et des Iraniennes ne commencera à m’indifférer. J’échange encore avec toutes les personnes rencontrées là-bas, je prends part aux manifestations. Ce voyage a ébranlé quelque chose en moi de façon assez puissante pour que cet écho-là continue à résonner aujourd’hui.» Comme le merveilleux écho de Téhéran, si cher à Niloofar. 

Par Alessia Barbezat publié le 29 septembre 2023 - 08:39