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Jean-Louis Aubert: «N’attendons pas les solutions d’en haut!»

Stoppé en pleine tournée par la pandémie, l’ex-leader de Téléphone a partagé du rêve et chanté pour les autres. Qui mieux que l’auteur du titre phare des années 1980 pouvait rêver d’un autre monde? A 65 ans, passion et inspiration intactes, sensible et confiant, il porte un regard à la fois sage et lucide sur la vie et... sera à Genève en janvier.

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Les confidences de Jean-Louis Aubert. Barbara d’Alessandri

Chez lui, le rire est une ponctuation. Jean-Louis Aubert rigole souvent. Un rire sarcastique, un hoquet doux, un soupir irrépressible. Parfois, il ne finit pas ses phrases, vous laissant deviner sa pensée derrière une salve joyeuse. Avec sa voix d’ado et sa dégaine sans additifs, il sourit à la vie, la dépeint avec ses nuances et imagine un «autre monde» pour paraphraser celui dont il rêvait dans les années 1980, alors rock star et chanteur du groupe Téléphone. Pendant le confinement, il a fait des dizaines de milliers d’heureux en chantant devant l’écran de son portable ses chansons et celles des autres, les hymnes de Lennon, de U2 ou de Nino Ferrer. Distribuant «Du bonheur», pour reprendre le single phare de «Refuge», son dernier double album au titre prémonitoire.

- Où étiez-vous confiné et comment allez-vous?
- Jean-Louis Aubert: A 80 km de Paris dans un endroit merveilleux. Je vais très bien. Parfois, j’ai mal à la poitrine. C’est normal, j’ai 65 ans. Avant la pandémie, j’ai côtoyé énormément de gens, je sortais sans peur, fréquentais les bars. J’ai eu l’impression d’avoir attrapé le virus et d’y avoir résisté. Mais ça restera un grand mystère… (Rires.) En tout cas, je suis très heureux d’avoir chanté pour les autres. Apporter ma part de rêve et de réflexion a été mon télétravail.

- De nombreuses chansons du dernier album, comme les plus anciennes, collent à l’actualité. D’où vous vient cette intuition?
- Les chanteurs sont des guetteurs. Ils voient avant les autres. Un bon guetteur laisse flotter son attention et ne regarde pas dans une seule direction. Certaines choses sont le fruit de l’intelligence, d’autres de l’inconscient, c’est sans doute ce qu’il y a de plus beau. Il y a des synthèses que ni les scientifiques ni les politiques ne pourraient faire. Moi-même, parfois, je ne comprends pas ce qui vient. Je me demande si je ne suis pas simplement un messager, un filtre, un vecteur.

- Quel titre de votre répertoire traverse les décennies en restant dans l’air du temps?
- «La bombe humaine» (1979, ndlr). Au départ, c’était une nouvelle de science-fiction. Elle revient de façon cyclique dans ma vie. Pendant le confinement, c’était: «Si tu sors, que tu es malade et que tu ne le sais pas, bombe humaine, tu vas tuer des gens.» Ça changeait des attentats du Bataclan de 2015. Ces deux mots fonctionnent, c’est un habit large. Comme la chanson «Un autre monde». Leur point de départ est souvent très personnel, intime.

- Que signifiait pour vous en 1984 «Je rêvais d’un autre monde»?
- C’était un sous-entendu ironique: «C’est sympa de dire que tu rêves d’un autre monde, mais ça serait peut-être pas mal de t’occuper du tien.» Dedans, je dis «je rêvais réalité»: je ne voyais pas le monde tel qu’il était, mais à travers mon miroir. Ce que fait chacun de nous. Personne ne voit à l’extérieur de lui-même, mais à travers ses propres yeux et son cerveau.

- Nous venons de vivre une expérience collective inédite. A quoi pourrait ressembler l’autre monde, celui de l’après-pandémie?
- Elle aura eu le mérite de démontrer que la technologie fonctionne: on peut travailler sans se déplacer. Ce gain de temps nous permettrait d’avoir plusieurs occupations dans la journée. Bosser le matin, être dans son potager l’après-midi, s’occuper des enfants le soir. Ne pourrait-on pas ainsi réoccuper le territoire? Les villages se repeupleraient, les commerces marcheraient.

- Vous y voyez un progrès?
- Ça peut paraître régressif, rappeler les hippies, le Larzac (mouvement de désobéissance civique en France en 1971, ndlr). A mon sens, c’est s’entasser dans des villes pour faire fortune qui appartient au passé. Pour moi, ce serait un pas vers le futur. Derrière, il y a la notion d’écologie. Entretenir les campagnes, faire moins voyager les aliments. C’est tout à fait possible, nous en avons les outils.

- Faut-il repenser les villes?
- Dans sa jeunesse, mon père vivait dans un village conçu en rond, fait pour que les habitants regardent par la fenêtre vers son centre. Le soir, les jeunes tournaient sur la place, les filles dans un sens, les garçons dans l’autre. Ils se croisaient. Il m’a dit: «Quand la télé est apparue, les gens ont tourné le dos à la fenêtre.» Soudain, la structure circulaire ne correspondait plus à rien. Comme à New York, où l’on ne voit pas la vie par la fenêtre mais son architecture. La vie, on l’aperçoit à travers la télévision. Pendant le confinement, les gens ont redécouvert leurs voisins, proches ou lointains, depuis leur balcon ou par écrans de téléphone interposés.

- Ce repli a favorisé l’introspection. Idée sous-jacente, et quasi prémonitoire, au titre de votre album baptisé «Refuge»?
- L’idée vient d’une phrase de Bouddha: «Ne cherche pas le refuge ailleurs. Sois une île pour toi-même.» Cela signifie: si à l’extérieur vous sentez que le monde n’est pas si ouvert que vous le croyez, regardez à l’intérieur de vous-même, il y a un grand territoire à conquérir. Plus on conquiert ce territoire intérieur et plus l’extérieur – la vie – paraîtra large.

- Confiné, vous l’êtes très souvent. Avez-vous souffert de solitude?

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«Ma guitare est mon amie», dit volontiers Jean-Louis Aubert. Barbara d’Alessandri

- Non. Dans les phases d’écriture, j’y suis habitué. Il faut apprivoiser la solitude. Elle n’inquiète pas quand on se sent aimé. En revanche, l’isolement fait peur.

- Tout le monde n’a pas trouvé la paix intérieure. On a vu fleurir des slogans tels que «La deuxième vague sera une vague de colère».
- Hier, un journaliste disait: «C’est quoi ce confinement? L’Etat ne fait pas les choses comme il faut!» Qui aurait fait mieux? Ce sont toujours les plus révoltés qui réclament le plus à papa. Si on ne se méfie pas, ça peut très mal finir. On a eu des papas très autoritaires et guerriers.

- «On va droit dans le mur», pour paraphraser «Les temps sont durs», l’un de vos plus beaux titres récents?
- Des Hitler, il y en a tout le temps. Mais il y a des périodes où il y a plus de gens, isolés, perdus, pour écouter leurs injonctions. On attend les solutions d’en haut? Mais dans 70% des cas elles viennent de nous. Si on me dit que le monde est tout pourri, foutu, c’est qu’on n’a pas le bon miroir. Il y a des trucs nuls et dangereux, il y a aussi des choses magnifiques. Notre époque n’est pas pire que 1939. Cette pandémie nous a remis la tête sur les épaules, notamment vis-à-vis de l’environnement.

- L’écologie, vous l’avez pratiquée?
- J’ai été scout, longtemps. On était dans la forêt, autour d’un feu, avec des bruits, des peurs. Petit à petit vous avez la sensation que vous faites partie de la nature, qu’elle vous prend dans ses bras. L’écologie, il faut la vivre. Regardons ce que nous faisons, ce serait plus simple que d’émettre des idées, encore et encore. Parfois, c’est ce que je reproche aux philosophes. C’est pour ça que j’aime Montaigne et certains mystiques. Pour moi, la philosophie se pratique plus qu’elle ne s’énonce.

- La pandémie est un signal d’alarme?
- Nous avons pris une grosse fessée. On se croit plus fort que tout et on ne l’est pas! Je n’ai pas vraiment l’impression qu’on va retenir la leçon. Parce qu’il faut vite reprendre les bonnes vieilles habitudes, sinon on va faire faillite! (Rires.)

- Vous êtes issu d’une famille bourgeoise. Bien avant d’être sous-préfet à Nantua (Ain), où vous êtes né, votre père, Yves Aubert, a été fait prisonnier en Pologne, pendant la guerre, dès 1940. Il vous a parlé de ses cinq ans de captivité?
- Par bribes. Il me disait: «Tu vois, Jean-Louis, c’est curieux, mais c’est en captivité que j’ai été le plus libre. Dans le dénuement total, chacun de nous a pris la place pour laquelle il était fait.»

- Quelle était la sienne?
- «J’aimais faire évader les esprits», disait-il. Il était très cultivé, récitait des poésies, connaissait le théâtre. Il ajoutait: «Un copain de chambrée se chargeait de faire évader les âmes. Il est devenu moine. D’autres nous préservaient du froid en fabriquant des réchauds avec des boîtes de conserve. Chacun était à sa place alors que, dans la vie, ils avaient eu du mal à la trouver.» Mon père m’a laissé ses dessins, d’inspiration grecque, stoïcienne. Leur message est qu’on peut être heureux indépendamment des circonstances extérieures.

- Il l’avait éprouvé.
- En Pologne, la première année, malgré un froid terrible, ils avaient tenu à organiser un spectacle pour le jour de l’An et même fabriqué des costumes. C’est devenu l’emblème d’une résistance: être léger dans une situation triste, très dure. Pour les prisonniers, c’était le symbole de leur redécouverte intérieure. Mon père et sa fine équipe étaient devenus les chouchous de ce camp de prisonniers. Et il avait trouvé sa place.

- Votre statut de cybertroubadour vous a permis de trouver la vôtre?
- J’avais démarré une grosse tournée, l’Olo Tour, avec des hologrammes. Quand est arrivé le confinement, tout s’est arrêté après cinq dates. J’ai tout de suite pensé à mon père: «Moi aussi, je vais faire évader les esprits.» J’adore ça! Ce n’est pas la première fois. En plus, c’est par l’intermédiaire de petits téléphones portables. (Eclat de rire.) Téléphone, les hasards de la vie décidément… Les gens m’ont dit qu’ils avaient fait brûler les pommes de terre en m’écoutant dans leur cuisine avec leurs enfants. J’ai vraiment eu le sentiment d’être avec eux. Même si le chiffre 20 000 s’affichait, chacun a eu la sensation que je jouais pour lui seul.

- Le premier morceau de «Refuge» s’intitule «Ne m’enferme pas». Les chansons aident à s’évader?
- Un de mes amis, Malka, a été en camp de concentration à 13 ans. Toute sa famille a disparu. Lui balayait et ne faisait que chanter dans sa tête. Quand il y a un danger, un enfermement, je chantonne dans la mienne. Un jour, j’ai rencontré un ex-otage d’Al-Qaida. Il avait été jeté dans un trou, isolé deux ans dans le désert. Je lui ai demandé: «Qu’as-tu fait tout ce temps?» Il m’a répondu: «Tu ne vas pas me croire mais je chantais tes chansons pour ne pas perdre la tête.» C’est important d’avoir des souvenirs de l’extérieur, des choses d’avant, que l’on aime, afin de pouvoir s’évader et de garder la raison.

- La solidarité n’a pas été un vain mot ces derniers mois. Beaucoup de soignants et d’infirmières, au front, vous ont écrit pour vous remercier d’avoir chanté.
- J’ai fait l’expérience de la solidarité dans les hôpitaux bien avant le coronavirus en accompagnant mon père les dernières années de sa vie (décédé d’une maladie du sang; Jean-Louis Aubert lui a dédié l’album «Roc’éclair» en 2010, ndlr). J’étais tout le temps à l’hôpital, émerveillé par l’intensité du présent, le dévouement et l’humanité. J’avais l’impression d’être dans les coulisses de la vie. Dans ces moments, on est tous nus, tous pareils. On ne triche plus. J’ai vu mon père enfant, j’ai vu mon père ami… A l’hôpital, quand on prend une main, il se passe quelque chose. C’est un vrai moment de vie, unique. Il faut être dans ces situations-là, difficiles, pour comprendre pourquoi ceux qui travaillent dans les hôpitaux se mobilisent et manifestent.

- Ils ont longtemps revendiqué, sans résultat.

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Jean-Louis Aubert n'hésite pas à mettre parfois en scène Dodo, son fidèle et doux berger allemand de 7 ans, sur son compte Instagram. Barbara d’Alessandri

- Cette fois j’espère qu’on va les entendre. Les choses se sont imposées avec l’arrivée de la pandémie. L’Etat a débloqué beaucoup d’argent. Est-ce bien ou pas? Je ne sais pas. Mais ce n’est pas politique, ce n’est ni de gauche ni de droite, c’est humain. On s’est dit: «On est tous ensemble et on essaie de s’en sortir, d’accord?»

- Vous avez évoqué votre père. Au départ, il était opposé à votre désir de faire de la musique.
- Depuis toujours. Avant de disparaître, il m’a dit: «Merci, j’aurais aimé faire ce que tu fais!»

- Comment avez-vous réussi à imposer votre volonté?
- J’étais curieux, très fugueur. Insoumis. Je prenais beaucoup de risques. Mourir ne me paraissait pas important à partir du moment où le risque que je prenais me permettait de réaliser ce dont j’avais envie. Mon père se faisait beaucoup de souci. Il m’avait envoyé voir un psychiatre, orientateur dans une grosse compagnie pour laquelle il travaillait. Cet homme nous a ensuite convoqués tous les deux. Devant moi, il a dit à mon père, haut placé: «Monsieur, si quelqu’un a un problème, c’est vous!» (Rires.) Ajoutant: «Lorsque quelqu’un a une passion comme votre fils, si on l’en empêche, il portera cette frustration toute sa vie. Laissez-le essayer…» En sortant, mon père, qui était un homme doux et intelligent, m’a dit devant une bière: «T’as gagné. Qu’est-ce que tu veux que je te dise?» J’avais 17 ans.

- Pendant le confinement, vous avez rappelé, à travers «1921», une reprise des Who, ce qui avait déclenché votre vocation.
- J’avais vu les Who à l’âge de 14 ans au Théâtre des Champs-Elysées. Ils jouaient l’opéra rock «Tommy». Roger Daltrey chantait «I’m Free», «Je suis libre». C’étaient les deux seuls mots que je comprenais en anglais. Je me suis dit: «C’est ça que je veux faire!» Maintenant que j’ai vieilli, j’ai compris que mes parents étaient derrière tout ça. J’abritais un rêve qu’ils avaient caressé…

- C’est-à-dire?
- Mon père avait accroché sa guitare dans ma chambre. Il en jouait en cachette à la sous-préfecture. Artiste, il l’était complètement. Ma mère, elle, voulait devenir actrice. La montée du nazisme et la Seconde Guerre mondiale les a empêchés tous deux de vivre leur passion pour des raisons de sécurité. Du coup, ils ne voulaient pas que je le fasse.

- Où puisez-vous l’énergie qui vous permet de composer, de faire des disques et de tourner encore?
- Nietzsche disait: «La maturité de l’homme, c’est d’avoir retrouvé le sérieux qu’on avait au jeu quand on était enfant.» Entre deux albums, j’écoute la musique des autres. L’autre soir, c’était Piaf. Là, j’ai partagé plein de reprises comme avec des amis en vacances. Je les déchiffre, je les décortique. Je reste des heures au piano, j’apprends la batterie, des accords. En musique, derrière chaque porte, il y a un océan. Je suis un autodidacte, cet apprentissage permanent me pousse en avant.

- C’est ludique?
- On dit «jouer de la musique». Petit, mon fils répétait: «Pourquoi papa il va toujours jouer alors que moi je dois travailler?» Ça me rend follement heureux. Et j’ai un appétit pour ça, vous ne pouvez pas savoir!

>> Jean-Louis Aubert sera en concert à l'Arena de Genève le 17 janvier 2021.


Par Dana Didier publié le 18 juin 2020 - 08:51, modifié 18 janvier 2021 - 21:11