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Société

Quand les tendances virent au trop-plein

Conformisme, ton univers impitoyable? L’obsession pour la tendance a colonisé nos vies au point que nous entendons la même liste Spotify dans des cafés au même papier peint dans toutes les capitales du globe. Mais cette course effrénée au bon goût fait surtout des dégâts à la planète et au mental, alors que même le bonheur est devenu une industrie. Mais dans un monde saturé de contenus, l’heure du burn-out semble avoir sonné.

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Tendances, le trop-plein

Tendances, le trop-plein

Amina Belkasmi

Cro-Magnon était-il attentif à la découpe de sa peau de bête? Pour la saison automne-hiver – 28'000 ans avant notre ère –, portait-il une dépouille de mammouth cintrée ou oversize? Aucune trace de ses états d’âme vestimentaires hélas, mais, quelque trois cents siècles plus tard, on sait qu’un jean nécessite 10'000 litres d’eau pour sa fabrication et que derrière la mode se cachent bien des drames.

Le 8 février 2021, à Tanger, 28 personnes, dont 17 femmes et une adolescente de 13 ans, mouraient ainsi noyées ou électrocutées dans un atelier de fabrication clandestin. Des faits que n’oublient pas d’égrainer Saphia Azzeddine et Jennifer Murzeau dans leur pamphlet jubilatoire Tendances – Plaidoyer pour ne plus en suivre aucune (Ed. Robert Laffont). Un ouvrage corrosif dans lequel elles dénoncent surtout notre obsession pour les tendances, ces «apôtres du dieu Consommation», qui nous dictent jusqu’à nos manières de manger, de se divertir, de se détendre... Et «où le libre arbitre se laisse déchiqueter au profit de dogmes capitalistes qui n’ont de finalité qu’eux-mêmes et les profits qu’ils génèrent».

Chapitre après chapitre, les deux complices étrillent pléthore de diktats. Le hygge, cette fameuse tendance scandinave consistant à se réfugier sous un plaid? «Une manière «scandi-chic» de moins s’impliquer» et un «levier en or pour tenir les gens hors de la contestation», dénoncent-elles. La sylvothérapie, autre tendance feel-good consistant à payer un coach pour enlacer des arbres afin de recueillir leur force? Une énième aubaine pour l’idéologie managériale, qui lâche à présent ses cadres en pleine forêt en proposant de «trouver collectivement des solutions innovantes pour l’entreprise avec un esprit ressourcé», dénoncent-elles encore. 

Mais Saphia Azzeddine et Jennifer Murzeau réservent leurs meilleurs coups de griffe à l’industrie de la mode, royaume du cynisme où l’on réussit à faire croire qu’on peut bourrer son armoire en étant une fashion activist, une militante engagée (pour la planète, le féminisme...). Ou que s’approprier les codes d’une culture pauvre «en la vidant de ses significations, ses productions, ses coutumes et ses traditions», et sans rétribution en retour, est cool parce qu’il s’agit juste d’«inspiration»... «Ce livre est né de discussions entre Saphia et moi où nous partagions la même exaspération vis-à-vis d’une société de consommation qui sape de plus en plus l’élan vital, confie Jennifer Murzeau. Nous sommes devenus des petits soldats à la merci d’une société prémâchée d’autant plus pernicieuse qu’elle ne rend pas heureux, car elle a des conséquences sur l’environnement, la psychologie des gens et leur rapport au monde.»

Après plusieurs années dans un magazine féminin, avec un passage au service mode, l’écrivaine Claire Touzard publie elle aussi un livre égratignant cette traque effrénée des dernières tendances, comme une «petite mort constante», sous la forme d’un roman sensible. Dans Féminin (Ed. Flammarion), elle évoque ainsi les difficultés d’une journaliste à concilier ses idéaux et l’écriture d’un article sur «la beauté intemporelle du t-shirt blanc d’une enseigne, pour flatter son ego», avant de tomber sous l’emprise amoureuse d’un Narcisse vénéneux, son patron... dans une parfaite mise en abyme d’un mode de consommation toujours plus carnassier. «Dans la mode, il y a souvent cette idée de danser jusqu’à la fin du monde, et beaucoup de discours confortent ce nihilisme, constate Claire Touzard.

On va dire: «Oui, mais nous avons besoin du luxe pour enjoliver les choses, tout ne peut pas être lourd.» D’accord, mais on peut aussi trouver de la beauté ailleurs que dans je ne sais pas combien de fashion weeks par an. Il faudrait pouvoir déconstruire toutes ces grandes industries qui polluent derrière les discours de représentation. Mais avons-nous vraiment envie de résoudre ce problème structurel? N’être personne, ne rien posséder nous terrifie tellement que même les gens qui se disent écolos vont souvent ultra-consommer aussi. C’est devenu une norme.»

Pour que la mode existe, il faut d’ailleurs des cycles, qui évoluent régulièrement et se démodent, comme le rappelle le sociologue et spécialiste de l’art Alain Quemin: «La mode est une transformation à tendance cyclique du goût collectif, et la dimension sociale est importante puisque c’est ce goût partagé qui la fonde. Avec deux fondamentaux qui sont l’imitation et la distinction: on va chercher à imiter certains groupes sociaux, entre ceux auxquels on appartient et ceux auxquels on aspire à appartenir, mais aussi tenter de se distinguer des groupes sociaux inférieurs. Et cette construction sociale dépasse largement le secteur de l’habillement, puisqu’on la retrouve dans des domaines aussi symboliques que le choix d’un prénom, jugé charmant à une époque et ringard à une autre.» Sauf que la temporalité du conformisme s’accélère, telle une trotteuse déréglée. «On constate que les cycles de la mode sont de plus en plus brefs, poursuit Alain Quemin. Et s’il y a longtemps eu des collections suivant les saisons, nombre de marques proposent à présent des arrivages permanents. Malgré un souci pour la consommation durable, la tendance est à l’accélération frénétique.»

La fast fashion produit ainsi plus d’une trentaine de collections par an, tandis que la durée de vie d’un vêtement s’est réduite de moitié en quinze ans. En 2050, notre obsession pour les seules tendances vestimentaires devrait ainsi représenter 26% des émissions de gaz à effet de serre, préviennent encore Saphia Azzeddine et Jennifer Murzeau. «Une tendance pouvait être passée, mais revenir en trombe, puis mourir l’instant d’après, écrit Claire Touzard. Cette conception du monde me plongeait dans un marasme de temporalités étranges [...]. Notre journal parlait de transgression, d’avant-gardisme. Mais n’étions-nous pas plutôt le cœur pourri du système?»

A l’heure des réseaux sociaux et de la multiplication des influenceurs qui ont tous quelque chose à vendre aussi, les «micro-tendances» s’empilent à leur tour et durent souvent juste le temps d’essayer de les comprendre. Une brève recherche sur Google Actualités donne ainsi un aperçu du vide. Aux dernières nouvelles, la tendance passe par le «winter coating», qui consiste à dénicher un conjoint pour la durée des frimas, afin de se réchauffer les pieds sous la couette, la «vampire skin», un maquillage reproduisant «la peau subtilement pailletée d’un vampire face à la lumière du soleil», des origamis pour décorer le sapin de Noël, boire un café assaisonné de champignons broyés (il paraît que c’est bon pour la santé) et une déco «bien-être», qui «maximise l’impact visuel et émotionnel de votre espace» grâce à des tissus d’ameublement à «texture douce», proches des «vêtements pour bébé».

Jennifer Murzeau, comme beaucoup d’autres aujourd’hui, aime utiliser la nouvelle expression ultra-tendance, elle aussi, de «dissonance cognitive». Soit le fait d’agir en contradiction avec ses valeurs et éprouver des tonnes de culpabilité. «C’est un mot extrêmement symptomatique de l’époque, qui démontre à quel point nous sommes perdus dans un monde qui continue de courir à sa perte», confie-t-elle.

Dernièrement, un pull de luxe à 1350 euros dévoré de trous, comme s’il était passé entre les crocs d’un pitbull, faisait réagir sur Twitter. Quelques mois plus tôt, la même marque présentait déjà un «trash bag» (sac poubelle) en cuir à 1400 euros. Alain Quemin analyse: «Ce sont des articles peu commercialisables et créés uniquement pour l’image. Même le mass market comme Zara conçoit des articles d’image, qui servent d’abord à construire une réputation d’audace, avec un impact fort sur l’imaginaire.»

Si fort qu’on a même vu apparaître le style «poorgeois» (contraction de poor, «pauvre» en anglais, et de «bourgeois») dans la décoration. Ce qui consiste globalement à transformer son 500 m2 en lieu «inspirant, romantique, authentique, patiné, bohème, poétique, sauvage, négligé,́ mais sans faire pauvre bien entendu», ironisent toujours Saphia Azzeddine et Jennifer Murzeau dans leur livre. Du temps de son séjour dans la presse, Claire Touzard a d’ailleurs rédigé quelques articles sur «la raison pour laquelle les stars fortunées aiment s’habiller en SDF». Elle a croisé aussi dans un défilé «une femme avec une combinaison du Secours Populaire». Elle confie: «La tendance aime bien aller chercher des codes un peu réalistes, sans forcément se rendre compte du degré de cynisme. Et au lieu de déconstruire structurellement tout ça, et de dire: «Consommons moins, et produisons moins», on s’octroie tous un peu ces codes vaguement réalistes, féministes, écolos, mais sans risquer notre confort. Parce que la consommation, c’est comme l’alcool: une addiction à laquelle il est difficile d’échapper.» Danser jusqu’à la fin du monde, mais avec les bonnes chaussures?


L'interview: «Les tendances sont des signes que les gens se renvoient et interprètent»


Julien Féré, chercheur en sciences de l’information et de la communication, auteur des Dessous des tendances (Ed. Ellipses), rappelle que la tendance est d’abord une circulation du discours.

- A quoi servent les tendances? 
- Julien Féré: 
A s’inscrire dans le temps présent. C’est-à-dire que, aujourd’hui, l’angoisse des marques et des individus est d’être en déconnexion, pas en phase avec une société en mouvement. Cela touche beaucoup à la consommation, mais aussi aux choix de vie, dans une société de l’individualité. Choisir de suivre ou ne pas suivre telle tendance façonne l’identité.

- Quand sont apparues les tendances?
- Au début de la société industrielle, à la naissance de la société de consommation actuelle. Mais au XIXe siècle, vous aviez déjà d’autres phénomènes qui jouaient ce rôle d’appartenance communautaire à la société: le bon goût. Avant encore, ce qui sédimentait la société était la norme: vous naissez à un endroit de la société, en héritant de la place de vos parents. Dans la société actuelle, on vous donne au contraire une injonction à vous définir individuellement. Et les tendances sont un des moyens de le faire.

- Qui décrète ce qui est tendance?
- C’est parti de la mode, avant d’arriver à l’art de vivre, via les cabinets de style, nés dans les années 1960, 1970. Dans la mode par exemple, une ligne de vêtements met environ trois ans à être produite. Or il y avait une non- homogénéité de l’offre, alors les industriels ont créé le Comité de la couleur, qui définit chaque année une palette de teintes, ensuite prises en charge par ces cabinets qui ont deux vertus: orienter les industriels et homogénéiser le goût. En tant qu’industriel, vous avez besoin que vos produits ressemblent à ceux du voisin afin de créer un effet de communauté et que les gens veuillent porter du jaune, parce que tout le monde parle du jaune.

- Aujourd’hui, on constate une overdose de micro-tendances, liée notamment à l’accélération des cycles de mode et aux réseaux sociaux.
- Il faut distinguer mode et tendance. L’objectif de la première est d’homogénéiser les goûts parce que c’est une industrie, tandis que les tendances, si elles font partie de la mode, sont plus larges et peuvent être portées par des figures, des stars, des influenceurs, etc. Au départ, elles permettent un décodage dans un monde où il y a beaucoup de signes. Je ne pense pas qu’il y ait plus de signes aujourd’hui, mais on perd toute notion de repère parce qu’il y a une prolifération des sources et des émetteurs, et donc des interprétations et tendances. Ce qui est presque contre-productif, puisque les tendances étaient là pour guider dans une société de profusion. Mais elles-mêmes sont victimes de profusion.

- Peut-on s’affranchir des tendances?
- On ne peut pas ne pas avoir une identité. Les tendances sont des signes que les gens se renvoient et interprètent. Ou alors il faut aller vivre dans une grotte.

Par Julie Rambal publié le 23 mars 2023 - 09:15