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Le règne absolu de la basket

Elles taillent des croupières toujours plus larges aux chaussures de ville, proches de les détrôner sur le bitume selon les derniers chiffres. Mais tous les records de la culture «sneakers», celle dédiée à l’industrie de la basket, sont du même registre: vertigineux. Nourris par la vénération de passionnés et un marketing savant où se croisent le sport, la mode, le design et le star-système. Histoire d’un phénomène qui vaut des milliards.

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Une basket sur un coussin

La basket, une pantoufle de rêve.

Amina Belkasmi

Quand l’annonce du divorce de l’influenceuse Kim Kardashian et du rappeur Kanye West a retenti, début février, tel un coup de tonnerre dans l’Olympe des célébrités, une question s’est imposée chez les sneakerheads, la communauté des dévots de la basket: qui allait obtenir la garde des Yeezy? Finalement, Kanye West n’a pas attendu les négociations entre avocats et a largué leur villa à 60 millions de dollars avec juste l’essentiel: ses 500 paires de Yeezy collectors. Après tout, c’est sa marque et la question rend les fans de sneakers si fébriles que l’événement a été relayé dans les médias. Il faut dire que la star de la musique, homme d’affaires accompli avant tout, est une légende dans la culture sneakers avec cette marque qui porte son surnom, lancée en 2006 et d’abord adossée à Nike, puis à Louis Vuitton, puis à Adidas. Il en a fait un empire qui commercialise à tir nourri de nouveaux modèles si convoités qu’ils se rachètent à prix d’or. Et fait trembler la griffe superstar Air Jordan de Nike. «Je suis à présent la personne la mieux payée du marché de la basket. Cela veut dire que je génère plus d’argent dans les chaussures que Michael Jordan», tweetait, en 2018 et en toute modestie, le musicien d’affaires. Séance d’autocongratulation méritée: sa marque a généré 1,3 milliard de dollars de chiffre d’affaires en 2019, selon Forbes, sur un marché qui rapporte chaque année 100 milliards de dollars à son écosystème tentaculaire.

«Autrefois accessoire de sport, la sneaker est aujourd’hui un phénomène qui a conquis toutes les catégories sociales, et tout le monde peut s’exprimer avec à chaque occasion», observe Julian Bessant-Lamour, fondateur de Swisssneaks, un collectif de passionnés qui organise pléthore d’événements dédiés à l’objet désormais iconique, exposition au Mudac, à Lausanne, en 2019, spectacle de danse à l’Arsenic, conférences à l’ECAL… «La culture sneakers couvre beaucoup de domaines, qui vont de la mode au design, et on crée des événements sur mesure, en fonction des mandataires», poursuit ce collectionneur, qui admet héberger une centaine de paires chez lui, «mais beaucoup moins qu’avant». Dans la vie, Julian Bessant-Lamour œuvre dans la finance et l’association ne sert qu’à entretenir la flamme: «Nous avons tous des professions à côté. Ce qui nous permet de lancer uniquement les projets qui nous motivent et d’avoir une vision un peu critique sur cette culture sneakers de plus en plus frénétique puisque de nouveaux modèles sortent à chaque instant. Parfois, on se demande si le phénomène est arrivé à son point culminant ou s’il va continuer de monter.»

L’industrie de la basket, avec ses milliers de modèles commercialisés chaque année, mais souvent en édition limitée, a pris des airs de marché du bitcoin avec un circuit de la revente, le resell, de plus en plus important, qui devrait même représenter 30 milliards de dollars d’ici à 2030 selon les prospectives. «La majorité des gens achètent une paire de baskets en magasin parce qu’ils ont aimé la couleur, et c’est normal. Mais il existe, en parallèle, un marché d’amateurs en quête de modèles hype, ceux qui font le buzz et qui sortent à si peu d’exemplaires qu’ils ne sont jamais exposés en boutique. Pour avoir une chance de les acheter, il faut s’inscrire sur les applis des marques, ou les sites des boutiques, ou les réseaux sociaux, afin d’intégrer une file d’attente virtuelle fonctionnant sur le modèle du tirage au sort», détaille Tonton Gibs, youtubeur spécialisé dans la culture sneakers, qui vient de publier Cultissimes Sneakers (Ed. Larousse) et qui cumule 23 millions de vues sur sa chaîne. «C’est la technique du drop, avec des séries limitées annoncées au dernier moment, poursuit-il. L’appli Nike va par exemple prévenir de la sortie d’une nouvelle Air Jordan le lendemain à 9 heures, et tout le monde va cliquer en même temps pour candidater. Au bout de trente minutes, 90% recevront un e-mail les informant qu’ils n’ont pas été sélectionnés. Les recalés iront ensuite commenter leur échec sur les réseaux sociaux, ce qui augmentera le buzz et le nombre de clients rêvant d’avoir cette paire.»

Différents modèles de sneakers

Différents modèles de sneakers d'exception. En fin d'article, leur description.

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Sur ce grand marché du désir organisé autour de la frustration, les revendeurs prospèrent, capables de quintupler le prix des paires les plus rares dès le lendemain de leur propre achat. «Il y a toujours eu de la revente, ça fait partie de la culture sneakers et du monde des collectionneurs. Mais aujourd’hui, tout le monde se considère revendeur, ce qui crée parfois des problèmes, et même des arnaques», affirme Julian Bessant-Lamour. «Depuis trois ans, tous les jeunes veulent acheter des baskets pour les revendre», confirme Tonton Gibs. Mais dans la nébuleuse du resell, on croise aussi de vrais professionnels, aguerris à la traque high-tech. «Ils utilisent des bots, des programmes informatiques, pour trouver les stocks de paires en ligne, avant tout le monde. Certains chasseurs de sneakers ont d’ailleurs leur propre boutique spécialisée, telle Backdoor, à Genève. On paie un droit d’entrée, et c’est ensuite un bon moyen d’accéder à des articles rares quand on n’a pas la capacité de les dénicher autrement.»

Lancé en 2016, le site américain StockX est également devenu le numéro un mondial du stock market. Surnommé le Wall Street de la basket, il fonctionne à la manière d’une bourse virtuelle, en centralisant l’achat et la revente des modèles, dont la cote varie en fonction de l’offre et de la demande du moment. Pour entretenir la fébrilité, il faut bien sûr des noms, et l’industrie s’appuie sur le marketing d’influence, à grand renfort de collaborations, dites «collabs».

Les figures de proue sont recrutées dans la musique (Travis Scott pour Nike, Jay-Z et Rihanna pour Puma, Beyoncé pour Adidas…), l’art (le graffeur Kaws pour Dior et Jordan), sans oublier le luxe (Dior pour Air Jordan). «Kanye West a été le premier à faire des sneakers pour Vuitton, en 2008, et, depuis, toutes les marques s’y mettent, en embauchant des personnalités issues de la culture urbaine et du hip-hop, pour en faire des objets plus chers. Et ça marche», constate Julian Bessant-Lamour.

Charles Goodyear

Charles Goodyear. Les «sneakers» doivent tout à ce chimiste qui, en 1839, stabilise le caoutchouc, après des années de recherche, en ajoutant du soufre par accident (les produits s’étaient mélangés sur un poêle). Des décennies plus tard, le «caoutchouc vulcanisé» composera les premières semelles des baskets.

Wikipedia Commons

Et dire que tout a commencé dans le pneu… C’est le fabricant américain United States Rubber Company (devenu Uniroyal) qui crée l’une des premières chaussures de sport, au début du XXe siècle. Tandis que d’autres marques essaiment. «Celles qui réussissaient à stabiliser le caoutchouc l’utilisaient notamment pour faire des semelles de chaussures de sport», raconte Constance Rubini, directrice du Musée des arts décoratifs et du design de Bordeaux, intervenante à l’ECAL et commissaire de l’actuelle exposition Playground – Le design des sneakers, qui revient sur l’histoire de cet objet du désir. Converse, fondée en 1917, fait partie des marques historiques qui continuent de rayonner. Durant la campagne présidentielle américaine, on a ainsi pu voir la future vice-présidente, Kamala Harris, courir de meeting en meeting armée de son modèle fétiche: les Chuck Taylor, sorties dès les années 1970. Elle en possède des dizaines de paires, et même son slogan de campagne était une ode aux sneakers: «Laced up and ready to win», lacée et prête à gagner…

«Aujourd’hui, beaucoup de personnalités nourrissent l’aura de paires anciennes, et c’est intéressant de voir que, en dépit des collabs actuelles avec des artistes, des designers, des athlètes et des marques de luxe, certaines paires anciennes continuent d’être à la mode. Les Converse coûtent 70 euros, ce qui est très éloigné des prix des collabs de Dior, mais ces deux engouements cohabitent», poursuit l’historienne du design. Les premières stars sollicitées furent bien sûr issues du sport. «Les marques ont vite compris que les personnalités du monde sportif véhiculaient une aura importante et ont développé des paires signatures. Dans les années 1960, Adidas a par exemple choisi le tennisman français Robert Haillet pour commercialiser un modèle devenu par la suite Stan Smith, du nom du tennisman américain, pour conquérir le marché international.» Mais c’est le basketteur Michael Jordan qui a mis le marché en orbite: «Il arrive dans les années 1980, une époque où les sneakers sont populaires au-delà du sport, et met en place une collaboration spécifique avec Nike, en créant toute une marque signée, qui amorce une nouvelle étape, l’arrivée des sneakers aux pieds de tout le monde.» Alors que ses modèles originaux atteignent des sommets dans les salles de vente, les premières générations à avoir battu le pavé, ou les pistes de danse, en baskets sont suffisamment âgées pour que la réédition de n’importe quel modèle rétro les mette en transe. «Ce n’est pas pour rien que Nike et Adidas ressortent régulièrement des modèles qui étaient phares dans le passé, commente Julian Bessant-Lamour. Parce qu’on a tous un rapport affectif aux sneakers. Elles ont marqué nos souvenirs, nos émotions, et on est toujours prêt à les racheter, à n’importe quel âge.»


Quand on aime, on ne compte plus
Certains collectionneurs sont prêts à investir des fortunes. Sélection de quelques «sneakers» parmi les plus chères du monde.

Sneaker
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Nike Air Jordan 1
Le modèle porté par Michael Jordan en 1985, lors d’une démonstration mythique, est récemment parti à 615 000 dollars chez Christie’s.

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Nike Moon Shoe
Cette première paire de Nike originale, lancée en 1972, a été adjugée à 437 500 dollars, en 2019, chez Sotheby’s.

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Converse Fastbreaks de Michael Jordan
Portées par le basketteur durant un tournoi universitaire de 1982, ces sneakers sont parties à 190 373 dollars lors d’une enchère en ligne.

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Nike Air Mag Back to the Future
La réédition en 89 exemplaires de ces sneakers portées par Marty McFly dans le deuxième volet du film Retour vers le futur a trouvé preneur à 27 000 euros pièce.

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Solid Gold OVO x Air Jordan
Avec sa marque OVO, le rappeur Drake s’est offert une collab de luxe avec Air Jordan: des sneakers enduites d’or 24 carats à 2 millions de dollars.

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Buscemi 100 MM Diamonds
En 2016, la marque de sneakers de luxe Buscemi a lancé cette paire ornée de diamants 11,5 carats et de quelques touches d’or 18 carats au prix de 132 000 dollars.

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Adidas Human Race NMD Pharrell Williams x Chanel
Cette collab entre Adidas, Pharrell Williams et Chanel, sortie à la fin de 2007, au prix de 1000 euros, s’est aussitôt renvendue à 23 000 euros.

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Adidas Air Yeezy 2 Pure Platinum
Les sneakers de Kanye West s’arrachent presque toutes à plus de 10 000 euros sur le marché de la revente. Une valeur sûre pour les collectionneurs.


 

La pandémie a pris le pouvoir dans les placards

Alors que la société est quasiment enfermée à demeure depuis un an, tous les oripeaux du relâchement, autrefois réservés au sport, à l’après-ski ou aux gueules de bois, prennent leur revanche. Et si les vêtements de ville ne revenaient jamais?

C’est la chroniqueuse du New York Times Reyhan Harmanci qui a identifié un phénomène galopant: beaucoup de confinés ne lâchent plus tel vieux pull mité, tel jean mal coupé qui gisait avant au fond du placard, telle paire de baskets éculées… Un nouveau hatewear consistant à porter tous ses vêtements détestés pour réserver les préférés au retour de la civilisation.

 

Anna Wintour en survêtement

Le survêtement. Même Anna Wintour, ex-patronne de Vogue, a cédé. Le 14 avril 2020, lors du premier confinement, elle s’est affichée sur son compte Instagram, en pleine séance de télétravail, affublée d’un confortable pantalon d’intérieur. Jusque-là tirée à quatre épingles, la papesse de la mode adoube à présent le leisurewear, les tenues «mon confort d’abord».

Instagram/Anna Wintour
Legging

Les leggings. La tendance athleisure, cet art de porter des vêtements inspirés de la gym dans la vie de tous les jours (pour un look «je sors le chien»), était déjà une vraie tendance chez les modeux. Mais la pandémie l’impose à toutes les catégories socioprofessionnelles. Au point que les marques sortent déjà des leggings et pantalons mous mais sobres pour le retour dans l’open space.

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Veste polaire

La polaire a envahi la mode en cet hiver 2020, déclinée par les créateurs en veste, en manteau ou encore en sweat, et ce n’est pas pour rien. Jusque-là réservée à la catégorie «pull moche» (sauf au refuge), la maille en polyester a tout pour séduire l’époque: chaude mais légère, simple et absolument infroissable, elle enveloppe moelleusement comme personne.

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Pantalon cargo

Le pantalon cargo. Longtemps dévolu aux seuls randonneurs car jugés pratique pour son nombre de poches invraisemblable, le pantalon cargo a eu un second souffle. Nombreuses sont les marques à en développer des modèles. Pour tous les "goûts" et toutes les bourses.

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Par Julie Rambal publié le 12 mars 2021 - 14:36