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«Les casseroles qu’empile Credit Suisse sont consternantes»

Dans la foulée de l’affaire des filatures d’employés, Credit Suisse accumule les déconfitures et les pertes, estimées entre 6 et 10 milliards de francs. Pour nos experts, rien n’a changé dans la gouvernance et la gestion des risques malgré les promesses de l’après-crise financière de 2008.

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SCHWEIZ ZUERICH 1. MAI

Credit Suisse est au coeur de la tourmente après une nouvelle affaire de pertes. 

Ennio Leanza

«Avant leur assemblée générale, nous faisons parvenir aux deux grandes banques une série de questions liées à leur gestion des affaires. Contrairement à UBS, Credit Suisse (CS) ne répond jamais. Comme il n’est pas possible d’en poser le jour des débats, nos demandes restent vaines. Et pourtant, Dieu sait si les casseroles qu’empile la banque sont consternantes et interpellent.»

Vice-président d’Actares, une association à but non lucratif exigeant une stratégie durable à long terme de la part des entreprises suisses cotées en bourse, le docteur ès sciences Robert Jenefsky se désole du silence teinté d’arrogance des dirigeants de la banque aux deux voiles. Il n’est pas le seul. Nous avons nous aussi adressé une série de questions à la direction de l’établissement afin d’étayer cet article. Après avoir répondu qu’elle nous… répondrait, plus rien. Silence radio.

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Il est vrai que les sollicitations doivent pleuvoir avec la cascade de scandales dans laquelle le groupe basé à Zurich est empêtré. Tout a commencé en 2019, par l’affaire des filatures de cadres et de membres du conseil d’administration, soupçonnés de nuire aux intérêts de l’institution. Une histoire peu glorieuse qui trouvera son épilogue avec le départ précipité du CEO franco-ivoirien Tidjane Thiam, en février 2020.

Quatre mois plus tard s’ensuit la gigantesque «fraude Wirecard», du nom de cette start-up financière allemande devenue une référence dans le domaine du commerce et des paiements en ligne, convaincue d’avoir gonflé ses résultats à coups de manipulations comptables. Credit Suisse lui avait fourni des obligations convertibles en actions, que la banque avait vendues sur le marché alors que les rumeurs de fraude bruissaient depuis quelque temps déjà. Si sa perte financière est limitée dans ce dossier, son image et son nom, en revanche – «qui englobe le mot «suisse», rappelle Robert Jenefsky – en ont pris un sérieux coup.

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A la même période, c’est la chaîne chinoise de cafés Luckin Coffee, qui a pu s’appuyer sur la banque helvétique pour s’introduire en bourse, qui éclabousse la réputation du numéro deux bancaire helvétique en exagérant ses chiffres de vente au point de dépasser le géant américain Starbucks après à peine deux ans d’existence. Perte de l’opération pour la banque: 160 millions de francs.

En novembre, nouveaux déboires avec une dépréciation de 450 millions de dollars sur le hedge fund américain York Capital, dont CS avait pris 30% du capital. Enfin, suite et peut-être pas fin, la liste des coups foireux s’allonge actuellement par le biais de deux nouvelles affaires, bien gratinées celles-là.

Les faillites, coup sur coup, de la nébuleuse société financière britannico-australienne Greensill, spécialisée dans les prêts à court terme aux entreprises, à qui la banque a encore accordé un prêt-relais de 160 millions alors que ses difficultés n’échappaient qu’à ceux qui ne voulaient pas les voir et de l’obscur fonds spéculatif américain Archegos Capital, un family office gérant le patrimoine de quelques familles fortunées. A la clé, une ardoise de l’ordre de 3 à 4 milliards de francs pour la première et une autre évaluée entre 4 et 5 milliards pour la seconde.

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Cette accumulation de désastres a incité l’agence de notation Standard & Poor’s à dégrader la perspective de crédit de l’établissement helvétique de «stable» à «négative» et inspire à Philippe Béchade, rédacteur en chef de La bourse au quotidien des Publications Agora, à Paris, ce commentaire ironique: «J’ai beau chercher un scandale financier vieux de dix-huit mois dans lequel le nom de Credit Suisse n’est pas associé, je ne trouve pas.»

Si le constat a un relent tragicomique, il ne fait pas rire du tout Vincent Kaufmann, le directeur de la fondation Ethos, qui représente les intérêts de 220 caisses de pension suisses, gérant près de 300 milliards de francs, soit le quart du 2e pilier du pays. «Nous sommes très remontés contre la direction de la banque. Contre Urs Rohner en particulier, le président du conseil d’administration, dont nous réclamons le départ depuis 2017. Non seulement les problèmes de gouvernance et de gestion des risques se multiplient et s’aggravent, mais, de plus, le conseil ne donne pas l’impression de se remettre en question», tonne le Genevois, qui suit les tribulations de nos banques pour le compte de sa structure et donne des consignes de vote aux actionnaires.

«Selon une enquête du Financial Times, les risques avaient pourtant été détectés dans l’affaire Greensill. Ce qui n’a pas empêché le service concerné de passer outre. Argument aggravant, en recommandant à ses clients d’investir dans la ligne de fonds qu’il gérait avec Greensill, CS s’est clairement rendu coupable de conflit d’intérêts», poursuit notre interlocuteur. Un courroux général parmi les gros actionnaires entendu jusqu’à la Paradeplatz, puisque la directrice du «risk management» et le directeur de la banque d’investissement ont été priés de prendre la porte la semaine dernière. Autre conséquence de ce chaos, le dividende versé aux actionnaires sera réduit comme une peau de chagrin en 2021, les bénéfices réalisés en 2019 et 2020 ainsi que celui présumé de cette année étant d’ores et déjà engloutis.

«La banque, qui n’a dû son salut qu’à l’entrée dans son capital de fonds qataris lors de la crise financière, a déjà eu recours à deux recapitalisations massives de 5 milliards en 2015 et 2017. Et elle n’échappera pas à la troisième», assure le représentant d’Ethos. «CS se targue de posséder 42 milliards de fonds propres. Un trompe-l’œil. Car même s’il paraît astronomique aux profanes, ce montant est ridiculement bas face aux 800 milliards d’actifs que gère la banque. Sans compter ses expositions via des produits dérivés hors bilan dont on ne connaît pas la valeur mais qui s’articulent assurément en milliards.

Si d’aventure une mauvaise affaire faisait boule de neige, la banque serait rapidement débordée. Et elle est systémique, donc trop grande pour faire faillite», rappelle Vincent Kaufmann, qui se consolera avec le départ d’Urs Rohner lors de l’assemblée générale du 28 avril prochain, après onze ans de présidence. «Son bilan est exécrable. Sous sa direction, l’action CS a perdu 70% de sa valeur.» A l’actif de l’Alémanique, on relèvera tout de même que le conseil a diligenté une enquête indépendante afin d’éclaircir cette somme de dysfonctionnements. «Mais dans quelle mesure sera-t-elle vraiment indépendante? Lorsqu’on s’auto-analyse, c’est toujours délicat», estime Vincent Kaufmann.

Stéphane Garelli

Stéphane Garelli, professeur d’économie à l’IMD.

DR
Robert Jenefsky

Robert Jenefsky, docteur ès sciences, association Actares.

Michael Kuszla

Chercheur dans le domaine de la compétitivité des nations et professeur émérite à l’International Institute for Management Development (IMD), Stéphane Garelli tente de cerner les causes de ces dérapages à répétition. Elles sont multiples, selon lui. «L’accumulation des affaires démontre clairement que mener à bien une banque globale est devenu impossible. Pas seulement à cause du mélange des genres qui rend le modèle ingérable, mais également compte tenu du profil de la nouvelle génération de managers. Autrefois, ces derniers étaient en grande partie issus du sérail. Ils faisaient pratiquement toute leur carrière au sein de l’institution dont ils se souciaient de la réputation et à laquelle ils imprégnaient une vraie culture d’entreprise. Mais ce temps est révolu. Aujourd’hui, les dirigeant(e)s arrivent des quatre coins de la planète, avec des cultures et surtout des plans de carrière très différents. La plupart d’entre eux (elles) ne restent en place que quatre ou cinq ans avant de changer d’air.»

Ce n’est pas tout. Pour celui qui enseigne également à l’Université de Lausanne, un autre facteur, plus sournois, brouille les cartes. «Le législateur peut toujours serrer la vis en matière de règles prudentielles, tant qu’il y aura des dirigeants pour les contourner, ses efforts resteront vains.»

Vincent Kaufmann

Vincent Kaufmann, directeur de la fondation Ethos.

Merlin Photography Ltd.
Philippe Béchade

Philippe Béchade, rédacteur en chef de «La bourse au quotidien» (Publications Agora, Paris).

DR

Comment s’y prennent-ils? «Ce n’est pas très compliqué», explique Philippe Béchade. «La SEC, le gendarme financier américain – auquel est notamment soumis Credit Suisse USA –, contrôle les mouvements de 2 milliards de dollars et plus. Ce qui est inférieur tombe sous le coup des procédures internes des banques. Dès lors, ces dernières se sont adaptées. Plutôt qu’alimenter des méga-fonds spéculatifs de 5, 10 ou 20 milliards, elles fragmentent leurs engagements afin de les faire passer sous le radar des contrôles», détaille l’expert parisien, pour qui les «océans» de liquidités fournis par les banques centrales ne font, de surcroît, qu’alimenter la course à la spéculation.

«Comme, a priori, tous les coups sont gagnants, chaque entité actionne des effets de levier de malade, histoire que son argent rapporte toujours plus d’argent. Avec le risque de voir sa perte multipliée par 5 ou 10 lorsqu’une affaire tourne mal. C’est ce qui s’est passé avec Greensill et Archegos.» Autant dire que les promesses d’autorégulation faites la bouche en cœur par le monde de la finance après la crise demeurent de simples vœux pieux. Pire: «Non seulement nous ne sommes jamais sortis de ce système, mais il a encore été exacerbé depuis 2009», estiment, en chœur eux aussi, nos consultants. Pour l’instant, le géant helvétique plie, vacille mais ne rompt pas. Mais enchaîner les déconfitures ne sera pas supportable éternellement.

Par Christian Rappaz publié le 15 avril 2021 - 08:36