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2020, entre chaos et promesses

Elle ne sera pas une année ordinaire: avec ce 2 et ce 0 qui se suivent et se répètent, l’année 2020 est au cœur d’un tourbillon d’énergies cosmiques et de forces obscures. Attention, tout pourrait s’emballer!

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Les maîtres de 2020: Kim, Trump, Assad, Xi Jinping, Rohani… L’année qui commence aura le visage enchevêtré et mystérieux de ces chefs d’Etat qui ne rêvent souvent que de se combattre et de s’anéantir.

On l’avait vue venir de loin, depuis plus de dix ou vingt ans, avec un mélange d’incrédulité et de vague angoisse collective dissimulée tant bien que mal sous une espèce de détachement fictif et de ricanement supérieur. On l’avait vue arriver avec sa démarche lente et inexorable, tout au long d’une fin de siècle qui n’en finissait pas: la chute du mur de Berlin, l’effondrement puis l’éclatement de l’Union soviétique, la première guerre du Golfe… L’an 2000 se profilait à l’horizon, dans une atmosphère floue et insaisissable qui évoquait à la fois la fin de la guerre froide et la montée de nouveaux périls aux quatre coins de la planète. Si la peur flottait bel et bien ici ou là – le fameux bug informatique, les avions qui risquaient de s’écraser… – on ne voulait surtout pas rejouer la grande peur de l’an 1000!

Mais même si les Lumières étaient passées par là, l’an 2000 pouvait-il vraiment être une année comme les autres? On l’appelait d’ailleurs l’an 2000 et non l’année 2000. Pouvait-on vraiment entrer dans un nouveau siècle, un nouveau millénaire, sans ressentir le mystère du temps ni s’interroger sur les signes des temps? Le nombre 2000 semblait recéler à la fois du sens et de la profondeur, mais aussi beaucoup d’ambiguïté: on pouvait le trouver dominateur et sûr de lui, avec son 2 majestueux et flamboyant, suivi de ses trois 0 hiératiques, mais on pouvait aussi le trouver discret et rassurant, avec son 2 de bon aloi et ses trois petits 0 gentiment alignés.

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La chevauchée infernale: un climat de violence, des envies de règlements de comptes et de meurtres… L’année 2020 s’ouvre dans une atmosphère de haine venue du fond des temps et de tous les côtés.

L’an 2000 commença donc à son rythme, jour après jour, mois après mois, et tout se déroula apparemment sans problème: pas de vagues, rien à signaler, R. A. S.! Le monde vivait comme d’habitude, mais on peut penser qu’une espèce de bulle, un nuage invisible, était en train de se former autour de lui: c’est ce qu’on appelle, en termes ésotériques, un égrégore, c’est-à-dire une accumulation et une concentration de forces de toutes sortes, psychiques, spirituelles, mais aussi politiques et intellectuelles. Un égrégore exceptionnel, digne de l’an 2000, qui ne pouvait qu’exploser et donner naissance à quelque chose de spectaculaire: une révolution, une guerre, une nouvelle religion…

Pourquoi ne s’est-il finalement rien passé en l’an 2000? Parce que toute l’énergie cosmique de cette année exceptionnelle, contenue comme une cocotte-minute par une espèce d’autoparalysie collective due à un trop-plein de sidération et de timidité, a fini par exploser… les années suivantes, dans une succession de barbarie et de fureur: les attentats du 11 septembre aux Etats-Unis, le carnage au parlement de Zoug le 27 septembre (14 morts), la tuerie au Conseil municipal de Nanterre le 27 mars 2002 (8 morts)… Une contagion cosmique terrifiante!

L’année 2020 sera-t-elle, elle aussi, l’année de tous les drames? Va-t-elle donner naissance, à son tour, à un égrégore incontrôlable qui pourrait déboucher sur une spirale apocalyptique? Contrairement à l’an 2000, qui fut annoncé à cor et à cri, célébré, choyé, l’année 2020 joue pour l’instant la discrétion absolue, comme si elle ne demandait qu’une seule chose: qu’on l’oublie avant même qu’elle ait existé. Pourquoi ce profil bas? Pourquoi ce silence qui n’est guère rassurant? On repense malgré soi à la Première Guerre mondiale, qui éclata «comme un coup de tonnerre dans un ciel serein». Dans un monde qui marche sur un volcan, ou plutôt sur des arsenaux nucléaires, et qui tremble désormais sous les discours de haine venus de tous côtés et les menaces d’extermination mutuelle, l’année 2020 pourrait-elle être l’année fatale, l’année de la fin de tout?

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Le mystère du destin: guerre ou paix? Promesse de vie et de renouveau ou annonciation de la fin de tout? Entre puissance terrifiante des prophéties et obscures passions de mort qui flottent dans l’air, l’année 2020 commence sur le fil du rasoir.

Pour imaginer l’année 2020, il faut s’interroger d’abord sur les chiffres qui composent son nombre. Parce que les nombres sont un langage: les chiffres forment des nombres, de la même manière que les lettres forment des mots. Dans toutes les traditions philosophiques et religieuses, ils sont porteurs d’un sens caché, d’une virtualité, d’un message. Mages musulmans, moines bouddhistes, mystiques chrétiens ou devins de toutes sortes, tous partagent l’idée qu’il existe une vérité cachée à l’intérieur des nombres, une lumière intérieure enfouie: il s’agit dès lors de casser les écorces qui les recouvrent pour accéder au sens et à la source de tout. Le grand critique genevois Jean Starobinski disait qu’il fallait dénicher «les mots qui sont sous les mots»; eh bien il faut aussi deviner, sous les nombres, toute une vie invisible, un univers voilé, toutes ces choses cachées depuis la fondation du monde.

«Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu. Il était au commencement en Dieu. Tout par lui a été fait, et sans lui n’a été fait rien de ce qui existe.» Le fameux prologue de l’Evangile selon Jean, en parlant du «Verbe», parle du verbe sous ses deux formes, les mots et les nombres. Car comme l’explique Marc-Alain Ouaknin dans un livre très concret et vertigineux, Mystères des chiffres (Ed. Assouline), selon une partie de la tradition juive, la kabbale, «le monde a été créé avec les lettres de l’alphabet. Les lettres sont au centre de tout rapport au monde. Ainsi, vivre c’est savoir lire les textes et les interpréter. Les lettres ont un pouvoir et un rôle dans les processus de libération de l’âme et de guérison du corps. Mais les lettres hébraïques sont aussi des chiffres. Le texte est donc, à proprement parler, un document chiffré. La kabbale devient ainsi un art de faire parler les chiffres.»

Certains nombres sont banals et on s’en rend compte immédiatement, par instinct: l’année 238, l’année 498, l’année 1376… Mais d’autres titillent d’emblée le cœur et l’esprit: l’an 1000, l’an 2000, l’an 1500… Ainsi, l’année 2020 frappe aussitôt par sa clarté et par son aspect compact: le chiffre 2 apparaît deux fois, de même que le 0, et leur répétition exprime une certaine assurance mais aussi une dureté, presque une obstination, qui, par les temps qui courent, pourrait facilement tourner à l’étroitesse d’esprit et à la rigidité, au fanatisme. En outre le nombre 20, s’il évoque la jeunesse et la fraîcheur, pourrait aussi faire penser à l’éternel sacrifice des jeunes envoyés à la mort dans des guerres et des croisades meurtrières. D’où cette ambiguïté de départ qui colle à 2020: ce nombre n’incarne pas, a priori, ce qui fait la fierté de l’Occident – la diversité, la légèreté, la tolérance, la liberté, la douceur – mais semble recéler plutôt les méchantes vibrations de l’ordre et des règlements de comptes, les joies mauvaises de ceux qui, comme Bernard-Henri Lévy, veulent faire (ou plutôt faire faire) «la guerre sans l’aimer». «Il est évident qu’on peut tout faire dire à des nombres», disait Umberto Eco, le célèbre auteur du best-seller Au nom de la rose, qui admettait toutefois que l’aventure humaine, en s’inscrivant dans le temps, s’inscrivait aussi forcément dans les chiffres.

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A Bagdad comme à Téhéran, des foules immenses ont rendu un dernier hommage au général Qassem Soleimani, assassiné le vendredi 3 janvier, tout en promettant de le venger. Sur cette photo, le guide suprême iranien, l’ayatollah Ali Khamenei (4e depuis… Anadolu Agency via Getty Images

«Le temps, ce grand mystère», répétait-il souvent. Ce temps droit et linéaire inventé par le christianisme, tendu vers l’attente du retour du Christ sur Terre, tel qu’il est cultivé par les Occidentaux; ou alors ce temps toujours cyclique et tumultueux, imprévisible et chaotique, ancré dans la loi de l’éternel retour, tel qu’il est inscrit au plus profond des traditions orientales. Ecrivain et homme de théâtre français, grand spécialiste et amoureux des philosophies hindoue et bouddhiste, Jean-Claude Carrière se tient toujours, à 88 ans, à la frontière de ces deux mondes et se garde bien de trancher. «Le temps, c’est un peu comme le vent. Le vent, on ne le voit pas: on voit les branches qu’il remue, la poussière qu’il soulève. Mais le vent lui-même, personne ne l’a vu.» Il ajoute: «Le temps de l’Inde ne se réduit pas au nôtre. Il fait éclater notre arithmétique humaine. A la limite de cette pensée, une civilisation pourrait disparaître en quelques secondes, puis réapparaître. En quelques secondes, en quelques milliards d’années: quelle différence aux yeux éteints du cosmos?»
 Temps linéaire, temps cyclique…

Evêque aux armées françaises, Mgr Antoine de Romanet vit quelque part entre le ciel et la terre. Il scrute l’histoire humaine, l’histoire en train de se faire, pour essayer d’y voir la main et le dessein de Dieu. «Le pape François, dit-il dans une interview au Figaro, discerne les signes du temps que nous pouvons expliciter: un cycle géopolitique de réarmement général massif; le passage de la domination des deux blocs à une multitude d’acteurs, d’intérêts et de tensions; des dynamiques internationales singulières entre les Etats-Unis, la Chine et la Russie; les questions autour de la Corée du Nord, de l’Iran ou de la Turquie; des foyers de conflit en Afrique comme au Proche et au Moyen-Orient. D’où son expression d’une «troisième guerre mondiale par morceaux», entre accroissement des rivalités et des complexités.»

Des menaces multiples et enchevêtrées. La désagréable impression d’un chaos planétaire qui n’en finit pas. Le karma… L’année 2020, en fait, semble baigner dans un curieux paradoxe, un tiraillement presque intenable. L’humanité a acquis depuis une vingtaine d’années – l’ordinateur portable, le smartphone – une autonomie et une liberté qu’elle n’avait jamais pu imaginer. Une avancée foudroyante! Elle a désormais la vie devant soi: l’intelligence artificielle, le transhumanisme, la colonisation de la Lune, le premier vol vers Mars et puis, idéalement, l’exploration de tout l’univers.

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«Une civilisation pourrait disparaître puis réapparaître en quelques secondes, en quelques milliards d’années: quelle différence aux yeux éteints du cosmos?»Jean-Claude Carrière, écrivain et homme de théâtre français Franck Ferville / Agence VU

Mais c’est comme si le monde, ou plutôt «l’âme du monde», comme dit l’écrivain français Frédéric Lenoir, s’était mise soudain à tanguer dangereusement. Elle a le vertige devant ce monde qui va trop vite, elle a la nostalgie du bon vieux temps immobile. D’où ce spectacle étrange: d’un côté, l’Occident, qui se regarde le nombril, demande pardon pour son passé et pleure sur son déclin, miné par le poison du doute et de la culpabilité; de l’autre, la Chine, l’Inde ou le Japon, qui ont repris le flambeau des Lumières et qui surfent sur l’avenir avec un instinct de vie retrouvé et, parfois, une volonté de puissance inquiétante.

L’année 2020 sera-t-elle l’année du grand basculement? «L’avenir n’est écrit nulle part», disait Denis de Rougemont, mais si l’avenir est inconnu, il n’a cessé de s’inscrire en priorité, au fil des siècles et même des millénaires, dans les vastes espaces et les régions immenses du Moyen-Orient et de l’Asie. Et c’est encore de là que vient, en ce début d’année, la double menace qui pèse sur la paix et sur l’équilibre du monde. Et c’est le même homme, providentiel ou pas, le président américain Donald Trump, qui se retrouve au cœur des deux menaces. Mais que peut faire un seul homme, même président de cet empire du bien qui impose sa loi de fer à toute la planète?

Il y a d’abord – première menace – ce Moyen-Orient en crise qui ne se remet toujours pas de tout ce qu’il a subi: l’agression américaine contre l’Irak de Saddam Hussein, en 2003; la guerre de l’OTAN pour renverser le président libyen Mouammar Kadhafi en 2011; l’énorme soutien, diplomatique et militaire, à l’insurrection contre le président syrien Bachar el-Assad, qui a fait près d’un demi-million de morts depuis mars 2011. En se retirant, le 8 mai 2018, de l’accord sur le nucléaire iranien conclu trois ans plus tôt et en imposant des sanctions économiques d’une brutalité inouïe, aussitôt relayées par ses laquais européens, le président Donald Trump pensait sans doute camper le rôle du super-protecteur d’Israël, cet Etat qui possède par ailleurs la bombe atomique et n’est soumis à aucun contrôle international.

Mais l’Iran n’a rien cédé et ne cédera rien, et Donald Trump se retrouve aujourd’hui dans l’impasse, otage de ses propres contradictions. Il veut se désengager de Syrie, mais il sait qu’Israël, après avoir soutenu la rébellion contre Assad pour affaiblir, voire détruire, l’Etat syrien, est lui-même pris à revers par la montée en puissance du Hezbollah et de l’Iran, ses deux ennemis inexpiables qui sont venus sauver Assad et qui campent désormais à ses portes. Et qui y resteront, évidemment! Résultat: Israël, ce petit pays sans profondeur stratégique, est désormais sous la menace directe des missiles ennemis.

Que faire? Se résigner à une forme de «patience stratégique», comme disait Barack Obama à propos de la Corée du Nord? Ou miser sur la guerre malgré tous les risques? Malin comme un singe, Donald Trump n’a cessé de donner des gages à Israël, mais il n’a rien concédé ni promis sur le fond. Juste des symboles, du vent! Il a résisté jusqu’ici aux fauteurs de guerre, mais l’assassinat, le vendredi 3 janvier à Bagdad, du général iranien Qassem Soleimani, l’architecte de la stratégie iranienne au Proche-Orient, constitue un acte de guerre qui risque d’embraser toute la région. Le président américain promettait il y a peu, dans une surenchère insensée, «la fin officielle de l’Iran». Mais l’Iran aujourd’hui (4000 ans d’histoire, 83 millions d’habitants, des richesses incroyables) est devenu ou redevenu, comme à l’époque du shah, une vraie puissance militaire: même s’il ne possède pas la bombe atomique, il impose dans les faits un équilibre qui n’est pas loin d’être celui de la terreur. C’est pourquoi l’année 2020 devrait se terminer heureusement, sauf dérapage toujours possible, comme elle a commencé: dans un face-à-face angoissant mais contenu.

Il y a donc l’affrontement entre les Etats-Unis et l’Iran, source de tous les dangers immédiats, mais il y a aussi un phénomène d’une tout autre ampleur, et c’est la deuxième menace qui pèse sur 2020… et les années suivantes. A la veille de la Première Guerre mondiale, l’Occident dominait 90% de la planète, mais l’histoire, depuis, a rebrassé les cartes: l’autodestruction de l’Europe au XXe siècle, la décolonisation… Si l’on regarde l’histoire du monde dans sa globalité, à la manière d’un Yuval Harari, l’auteur du best-seller Sapiens, on se rend compte que l’Occident n’aura régné sur le monde que pendant trois ou quatre siècles, à la faveur surtout de la révolution industrielle qui avait tout chamboulé. Mais il n’arrive plus aujourd’hui à suivre le rythme, il n’a plus la rage de vaincre, il n’a plus l’imagination, la foi, le courage, l’enthousiasme, la violence qui font les grandes civilisations.

Qu’aura fait Donald Trump de plus extraordinaire pendant son mandat? Il aura tenté de stopper l’inéluctable basculement de l’Occident décadent vers l’Orient renaissant. Il aura déclaré une guerre que personne d’autre que lui n’avait jamais osé imaginer: la guerre commerciale contre la Chine. Mais avec quel résultat? Trop peu, trop tard, a-t-on envie de dire. Et même s’il était réélu, en novembre prochain, que seraient quatre années de plus dans cette éternité? Les signes des temps annoncent tous la même chose: le choc inévitable entre les Etats-Unis et la Chine, «le piège de Thucydide», comme dit le politologue américain Graham Allison, c’est-à-dire la collision entre la puissance déclinante et la puissance montante. Les signes des temps annoncent, en fait, le retour des empires légendaires qui ont dominé le monde depuis la nuit des temps: l’Iran, l’Inde, la Chine…


Vivement 2021!

Par Habel Robert publié le 8 janvier 2020 - 10:54, modifié 18 janvier 2021 - 21:07