Bonjour,
Un objet. Un livre, un tableau, un vêtement. Pour nous, il n’existe que par sa fonction. Pour chacun des locataires de l’EMS Bon-Séjour, à Versoix (GE), il renferme une parcelle d’absolue humanité. C’est ce que montre Thierry Dana, photographe, banquier à la retraite. Il a demandé aux pensionnaires de choisir un objet, un seul. Il en a fait un livre. Entretien.
Marc David
La housse de coussin qu'Odette, d'Avusy (GE), avait reçue de sa fille. Elle a fini par accepter de prendre cette broderie de tournesols avec elle à l'EMS.
Thierry Dana- Comment tout a-t-il commencé?
- Thierry Dana: Par un trousseau de clés. Celui qu’un migrant irakien avait emporté avec lui en quittant son pays. J’ai trouvé forte l’idée que quelqu’un vienne en Europe avec un seul objet, les clés d’une maison détruite. C’était sa manière de dire: «Je viens parce que je n’ai pas le choix, mais j’avais une vie avant.»
- Vous en avez fait une exposition, «Etre et avoir», en mars 2019 au FIFDH. Pourquoi la même approche avec des personnes âgées?
- Quand j’ai décroché l’expo, j’ai ressenti un vide. J’ai eu envie de continuer l’histoire. Les personnes âgées ont aussi accompli un voyage, à travers le temps. En arrivant dans un lieu inconnu, l’EMS, elles doivent se séparer de leurs objets, ne garder que l’essentiel. Je voulais une réponse à cette question: à la fin d’une vie, qu’est-ce qui compte vraiment, qu’est-ce qui fait sens?
- Et alors?
- Je crois que j’ai ma réponse. A la fin d’une vie, c’est tout ce qu’on a pu emmagasiner de moments chaleureux ou tristes qui compte. Ceux qui avaient des bijoux, par exemple, m’ont dit que cela ne leur servait à rien de les amener. Le sentiment a plus de valeur.
- Vous ne le saviez pas?
- C’est un rappel. Quelquefois, on s’oublie. On se demande pourquoi on n’a pas acheté telle voiture, ou d’autres biens. On évolue dans un environnement si matérialiste, où les valeurs se placent dans l’acquisition. Mais imaginez: un homme entre en EMS avec un sac de couchage qu’il a construit lui-même, il aime la montagne…
Alexandre, 91 ans, Bâle. «Ce cor de chasse me vient de mon père. C’était un très bon musicien et ma mère était admirative. Il en jouait à l’armée ou à de grandes occasions comme des fêtes ou des expositions. Je l’ai récupéré au décès de mon père. J’ai bien essayé d’en jouer au début, mais c’était vraiment trop difficile.»
Thierry DanaNicole, 94 ans, Paris. «Depuis mes 18 ans, j’ai toujours eu ce pinceau à fard avec moi. Ma mère me l’avait acheté à Paris. Je m’en sers plusieurs fois par jour et à chaque fois je me sens mieux. Pour moi, il est complet.»
Thierry DanaBluette, 101 ans, Bonfol (JU). «Avec mon mari, on a travaillé pendant trente-huit ans dans notre droguerie. A son décès, j’ai vendu la grande partie du matériel et j’ai gardé ce petit entonnoir. Il me permet de remplir mon vaporisateur d’eau de Cologne 4711, la même que je vendais à l’époque.
Mon mari, lui, détestait le parfum. Il ne m’en a d’ailleurs jamais offert. Je n’ai jamais mis de vernis, de rouge à lèvres ou de fard. Mais mon eau de Cologne, j’y tiens.»
Gisèle, 89 ans, Ecublens (VD). «Je dois faire travailler mes doigts, car depuis que j’ai été opérée des cervicales je n’ai plus de sensibilité. Alors je confectionne des pochettes avec des restes de laine. Cela me prend un jour. Ces étuis sont tous différents. Puis je les offre aux résidents de l’EMS. Ils peuvent y mettre leur téléphone.»
Thierry DanaRenée, 72 ans, Rossenges (VD). «Ma maman m’a donné Poussy quand j’étais toute petite. Il ne fait pas de bruit, il est calme et reste dans ma chambre. Poussy a plusieurs tenues. Je lui parle quand j’ai des misères et il me comprend. Il est en photo sur la porte de ma chambre pour que je la reconnaisse quand je rentre. C’est mon ange gardien.»
Thierry DanaEmilienne, 103 ans, Chambéry (F). «J’ai fait mes études à l’Ecole des beaux-arts de Besançon. J’avais 36 ans quand j’ai réalisé cet autoportrait. Je l’ai gardé pour l’offrir à ma famille, mais mes neveux n’en sont pas très enthousiastes. Je le trouve pourtant bien réussi.»
Thierry DanaElena, 93 ans, Tapigliano (I). «Je suis venue d’Italie en 1948 pour aider mes parents. Je n’avais qu’une paire de chaussures avec moi. Elles étaient vertes. Après deux ans de travail, j’ai pu enfin m’acheter ce manteau. Je ne peux plus le mettre aujourd’hui, je nage dedans. Mais je l’ai gardé car c’est mon premier manteau.»
Thierry DanaClaudine, 84 ans, Vich (VD). «Un jour, je suis tombée et on m’a conduite à l’hôpital pour me recoudre la tête. De là, on m’a amenée directement à l’EMS. Ma maison a été vidée et je n’y suis plus jamais retournée. Tout ce que je possédais a été donné ou vendu, y compris ma collection de disques et de CD. J’ai donc acheté cette radio, car je ne peux pas me passer de musique. En plus, c’est une compagnie.»
Thierry DanaDenise, 86 ans, Genève. «C’est moi qui l’ai peint en 1999. Je l’avais offert à ma belle-fille, dont on aperçoit le portrait. Mais elle ne l’aimait pas, apparemment à cause de la bordure dorée. De toute façon, elle a quitté mon fils et j’ai pu récupérer mon plat.»
Thierry DanaOdette, 97 ans, Avusy (GE). «Je ne suis pas du tout attachée aux choses et j’ai décidé de ne rien amener à l’EMS, si ce n’est cette housse de coussin brodée en cadeau par ma fille. C’est elle qui m’a convaincue de la prendre, alors j’ai fini par accepter.»
Thierry DanaLéon, 95 ans, Ollon (VD). «J’étais responsable du garage postal à Genève. Cette casquette est celle que je devais porter pour mon service, mais dans mon cas c’était pas souvent. Mes collègues qui se plaignaient de mon caractère m’ont quand même offert ce cadeau lorsque je suis parti à la retraite: ma casquette transformée en horloge! C’est vrai que j’ai toujours aimé être ponctuel.»
Thierry DanaLes témoignages des résidents de l'EMS Bon-Séjour à Versoix (GE) sont réunis dans le livre «L'objet d'une vie» de Thierry Dana, paru aux Editions Slatkine.
Editions d'art Albert Skira- Comment avez-vous procédé?
- J’ai vu les gens au moins trois fois, avec un premier rendez-vous dans un endroit neutre, comme la cafétéria. Mes témoins pensaient souvent dans un premier temps qu’ils n’avaient pas d’objets, tant ils faisaient partie d’eux-mêmes. J’ai dû chercher des souvenirs forts.
- Avez-vous un exemple pour dire cette recherche?
- Un jour, j’ai rendez-vous avec Léon. Il me répond qu’il n’a qu’une montre. Une aide-soignante tend l’oreille et me déclare, étonnée: «Il ne vous a pas parlé de sa casquette du garage postal?» Dans sa chambre, elle est pourtant accrochée au-dessus de son lit. On ne voit qu’elle. Il n’y pensait pas. Or cet objet définit toute sa vie.
Thierry Dana, 64 ans, a travaillé trente ans dans la finance. Il est aujourd’hui président de la Société de lecture de Genève. En 1981, il a gagné «La course autour du monde», une émission de reportages qui a passionné les Romands.
DRThierry Dana, 64 ans, a travaillé trente ans dans la finance. Il est aujourd’hui président de la Société de lecture de Genève. En 1981, il a gagné «La course autour du monde», une émission de reportages qui a passionné les Romands.
DR- Une autre rencontre?
- Une femme, Dolly, vit avec une urne, qui contient les cendres de sa mère. Elle a 96 ans et me dit qu’après elle, il n’y aura personne. Tout va s’éteindre, elle le sait. C’est à la fois beau et terriblement triste. La photo que j’ai faite est peut-être la dernière trace qui restera d’elles.
- Quel objet emporteriez-vous?
- Comment savoir tant qu’on n’y est pas forcé? Prendrais-je une photo de mes enfants, une mappemonde? Je ne crois pas que l’objet que je citerais aujourd’hui sera celui que j’emporterai.
- Voulez-vous continuer avec ce thème?
- J’aimerais. Je suis convaincu que les objets sont indissociables de nos existences.