Douze mètres de long pour 2 mètres de large: les dimensions du tapis rouge, le même que pour le pape, qui devrait être foulé par Joe Biden lors de son arrivée ce mardi à Genève. Sera-t-il déroulé avant l’atterrissage d’Air Force One ou pendant que l’avion le plus célèbre du monde, en fait l’un de deux Boeing 747 aménagés pour l’occupant de la Maison-Blanche, se range sur le tarmac? Combien d’appareils, y compris ceux chargés de «The Beast», la Cadillac blindée de 3,5 tonnes, et du kérosène pour le retour à Washington, comptera la délégation américaine?
Les présidents n’auront pas à montrer de passeport, mais le millier d’Américains et les 800 Russes attendus devront-ils être contrôlés? Autant de questions parmi toutes celles que se posait ces jours, en échafaudant divers scenarii pour répondre aux exigences des services secrets russe et américain, la cellule comprenant notamment le directeur des opérations de l’aéroport, un chef d’état-major, le chef du département passagers, la cheffe du protocole et des membres de la police internationale, réunie quotidiennement en fin de journée pour faire le point avant l’arrivée des deux dirigeants et le sommet du 16 juin.
La seule exigence des services secrets américains, venus en repérage fin mai, que veut bien nous lâcher l’aéroport: pas question, même par météo pluvieuse, pour l’escalier de sortie d’Air Force One d’être couvert, histoire que Joe Biden reste constamment visible quand la porte de la carlingue s’ouvrira. Le chef des opérations de l’aéroport, le Bernois Giovanni Russo, avoue qu’il restera légèrement tendu tant que les deux chefs d’Etat ne seront pas repartis sans encombre. Mais se dit «très confiant» quant à la bonne marche des opérations. «Le gros défi, c’est l’info et sa fiabilité. Les équipes de ces personnes, parmi les plus puissantes du monde, sont réticentes à trop donner d’informations qui sont de toute façon susceptibles de changer à tout moment. A nous de rester flexibles et de trouver des solutions aux différentes hypothèses.»
«La Suisse a une longue tradition dans l’organisation de telles rencontres, elles font partie de nos bons offices. Nous sommes fiables et discrets, des qualités appréciées. Les relations que nous entretenons de longue date avec les Etats-Unis et la Russie ont bien évidemment joué un rôle dans le choix de la Suisse», soulignait la semaine dernière le secrétaire d'Etat adjoint au DFAE Johannes Matyassy.
Par le biais de ses représentations diplomatiques, la Suisse avait rapidement fait savoir sa disponibilité à accueillir une rencontre. «Le ministre des Affaires étrangères Ignazio Cassis s’est investi en personne, par téléphone et par écrit, pour l’organisation de ce sommet. Bien évidemment, au final, ce sont les deux délégations concernées qui décident de manière bilatérale de l’endroit de la rencontre et qui définissent la majeure partie du déroulement du sommet.» De quoi faire dire à certains spécialistes de la sécurité helvétique que le choix de Genève était téléphoné.
Pavel Baev, expert de la Russie au think tank américain Brookings Institution à Washington, estime, lui, que «le choix de Genève était le meilleur, et les spéculations russes sur Helsinki et Reykjavik (comme villes hôtes, ndlr) hors cible. L’image de Genève est associée à des pourparlers productifs, notamment sur le contrôle des armements, un sujet sur lequel un accord pour entamer de nouvelles discussions sur une stabilité stratégique est attendu cette fois-ci.» Selon l’expert, c’est avant tout Vladimir Poutine qui avait à cœur la tenue de «ce face-à-face chargé, qui confirme son statut de leader mondial et d’homologue égal aux Etats-Unis, en tout cas dans le domaine du contrôle des armements». Pavel Baev rappelle qu’entre les deux puissances, la liste de désaccords est longue, et que même les discussions sur la stabilité stratégique ne devraient pas donner de résultats concrets avant un moment.
Au vu des enjeux diplomatiques et du profil des invités, qui ont multiplié les déclarations d’intention ces derniers jours, avec Poutine saluant «l’extraordinaire» Donald Trump, les informations n’ont filtré qu’au compte-goutte. Silence total du côté des deux ambassades étrangères, hypothèses émises par les médias à l’affût de fuites et d’éléments concrets révélés avant d’être confirmés par les autorités fédérales ou genevoises.
On sait que Joe Biden, qui rencontrera mardi la délégation suisse emmenée par le président de la Confédération, Guy Parmelin, et Ignazio Cassis, et Vladimir Poutine, qui arrivera mercredi et rencontrera la même délégation helvétique, quitteront le tarmac en voiture par une sortie dérobée après avoir été accueillis, sans doute par les ministres et en tout cas par le président du Conseil d’Etat genevois, Serge Dal Busco, et la Verte Frédérique Perler, maire de Genève depuis le début du mois. Tant pis pour le prédécesseur de cette dernière, le plus médiatique Sami Kanaan, qui a donné de multiples interviews en sa qualité de chargé de la Culture et donc responsable de la Villa La Grange. Le lieu choisi pour cette rencontre au sommet, la plus importante depuis celle entre Ronald Reagan et Mikhaïl Gorbatchev en 1985.
C’est là que l’effervescence était la plus visible ces derniers jours. Dans l’enceinte du parc La Grange, des centaines d’employés municipaux, des artisans et même des employés d’une entreprise d’événementiel dépêchée depuis l’Allemagne s’activaient à verdir le gazon, à agrandir les allées et, à l’intérieur de la demeure du XVIIIe, à rénover les salles d’eau, à installer la clim, à déplacer meubles et livres précieux et à retoucher les dorures.
A l’entrée du parc, des Securitas informaient les passants dépités qu’il n’était plus possible d’entrer et des membres de la protection civile s'activaient à barricader les 2 kilomètres d’enceinte de barrières et de barbelés. Et l’un d’eux de pester contre «ces clowns» qui les avaient réquisitionnés d’urgence alors que la PC était mobilisée dans un centre de vaccination. Les lions de l’entrée rutilants et les karchers braqués sur le mur d’enceinte faisaient rigoler un chauffeur de taxi. «Poutine devrait venir chaque année!» «Toute la ville est en train de se refaire une beauté», s’extasiait le directeur de l’office du tourisme genevois, Adrien Genier. Qui relevait toutefois que pour les hôteliers de la ville, si les quelque 8000 nuitées prévues sont les bienvenues, faire passer le personnel «de 30% à 200%» représente «beaucoup de stress».
A quelques pas, dans le parc adjacent des Eaux-Vives bouclé depuis, Lamine se montrait philosophe. Ce sans-abri a été prié de dégager de l’abord de la cahute en bois où il a posé ses quelques affaires. «Y a pas de problème. Genève, c’est chez moi!» L’air de dire qu’il en avait vu d’autres. Pour la ville, le canton et pour la Confédération, l’enjeu, rappelé par le passage quai Gustave-Ador de camions militaires, est sécuritaire avant tout.
Au total, 2000 policiers genevois – 95% des effectifs cantonaux – seront mobilisés de mardi à jeudi, épaulés par leurs collègues municipaux, la Fedpol, 900 membres d’autres polices cantonales, la police française et un millier de militaires, dont 500 des Forces aériennes suisses. Sans parler des forces armées russes et américaines également engagées au sol. Les effectifs de ces dernières ? «La situation est dynamique et change de minute en minute», botte en touche le vice-directeur de Fedpol, Stéphane Theimer. Et les coûts, qui seront pour une large part pris en charge par la Confédération? «Les détails ne sont pas encore fixés.»
En plus de la Rade qui sera totalement fermée mercredi, les autorités ont également interdit tout cortège. Le Comité unitaire rassemblant des collectifs comme Femmes syriennes pour la démocratie, la Grève du climat, Russes en Europe pour la démocratie en Russie, des associations comme le GSSA, le SSP, et des mouvements politiques parmi lesquels SolidaritéS, Ensemble à gauche ou La France insoumise Genève, qui espéraient marcher mercredi de la place Neuve à la place des Nations «contre tous les impérialismes, pour le droit des peuples et la justice climatique», a été relégué à Plainpalais, poussant 26 élu-e-s du Grand Conseil et du Conseil national à adresser un courrier dimanche au Conseil d’Etat genevois. «Les associations russes, syriennes, érythréennes, arméniennes qui vont se mobiliser ces deux jours vivent très mal d'être invisibilisées sur la plaine de Plainpalais. Leurs militant.e.s, qui vont parfois venir de loin, auraient bien évidemment attendu de pouvoir s'exprimer devant l'ONU», regrette Thomas Vachetta, de Solidarités, au nom du comité.
A la mission diplomatique, l'ambassadeur de la mission suisse Jürg Lauber affichait sa sérénité. «Organiser une telle rencontre en trois semaines, c’est évidemment sportif. Mais je suis frappé par la dynamique très positive. Pour la Suisse comme pour Genève, ce sommet est la confirmation des bons offices prodigués depuis des décennies. Nous sommes spécialistes en horlogerie, c’est un peu la même chose ici: chaque rouage compte et fait que la coopération entre les différents acteurs, jusqu’aux pre-advanced et advanced teams des deux délégations, est rodée afin d’organiser au mieux ce sommet.»
Et le tapis rouge, alors? Interrogé sur sa localisation, le service du protocole de l’aéroport nous a renvoyés au DFAE, qui nous a priés de nous adresser à la mission permanente de la Suisse à Genève. Dont le porte-parole, dépêché de la Bundesgasse pour deux semaines, nous a poliment fait comprendre que le DFAE avait d’autres chats à fouetter, notamment le bon millier de demandes d’accréditations de journalistes et de photographes – dans le pool du Kremlin, le chef du service photo de l’agence AP à Moscou, Alexander Zemlianichenko, sera aux premières loges pour décrocher «la cerise sur le gâteau» selon un photographe genevois, la très attendue poignée de main des deux chefs d’Etat.
Ce week-end, l’aéroport nous indiquait que le fameux tapis devait arriver de Berne avec les drapeaux suisse, russe et américain. Reste à espérer que toute cette agitation ne fera pas fuir la mascotte de l’aéroport, un renard récemment aperçu aux abords du tarmac. Son nom? «Air Fox One».