Les bureaux de m3 Groupe, place de Cornavin, trois étages dans la gare de Genève pour 180 collaborateurs, ont des allures de galerie d’art. Peintures, sculptures, photos ornent les couloirs, une vitrine abrite même une paire de pistolets du film The Revenant avec DiCaprio. Un cadre idéal pour réaliser des images de l’homme d’affaires libano-suisse de 46 ans Abdallah Chatila, entre un sac de boxe en cuir et un chimpanzé suspendu au plafond, des cadeaux, qui pourraient symboliser la force et l’agilité. Mais ce jour-là, l’homme a un peu la tête ailleurs. Hors champ, il est sollicité par une poignée d’employés qui tentent de capter son attention.
Cet hyperactif achète et vend de tout, à l’image d’une œuvre signée Adel Abdessemed, rideau en taule surmonté d’un néon lumineux dessinant un mot: L’Epicerie. Le terme définit le commerce et la diversité, l’exact champ d’action du boss, acteur majeur du canton, président de l’entité et actionnaire unique de ses nombreuses déclinaisons: immobilier, restauration, hôtellerie, produits sanitaires, sécurité, transports, événementiel, fitness, crème à base de CBD de synthèse et même un caviar asiatique. «Je payais le caviar 4000 à 5000 francs le kilo, dit-il. A ce prix, ça n’avait pas de sens. Pour la même qualité à quantité égale, j’en ai trouvé à 800 francs, meilleur que les autres, en provenance de Chine. On a créé une boîte et ça marche bien.» Le 24 juin, son petit empire a signé son millième contrat d’engagement. Dans la foulée, il vient aussi de racheter les parts que détenaient sa mère et son frère cadet dans la bijouterie familiale de la rue du Rhône, fondée par Elie, le père, disparu en décembre dernier.
Abdallah Chatila est un patron singulier, il n’a pas d’ordinateur et ne prend jamais une note. «Il n’a même pas de bureau», souligne Angèle Brassoud, son assistante. Tout est dans son téléphone, qu’il ne lâche pas. En cette période de prévacances, le nez dans son écran, concentré à l’extrême, il semble échapper aux demandes incessantes. Cet entrepreneur dynamique intrigue par son style. Le crâne lisse, les épaules larges, il reçoit en t-shirt, jean et baskets et parle très librement, quitte à bousculer les habitudes.
Ses méthodes ont pu fâcher parfois. Comme en 2011, avec son projet immobilier de la Tulette, à Cologny, des appartements initialement destinés à la classe moyenne et distribués à ses proches. «J’en avais le droit. Moralement, il ne fallait pas le faire, et comme je suis un homme honnête, j’ai compris la leçon. Mais ce n’est pas mon rôle d’entrepreneur, moi qui prends des risques financiers de ma poche, de réguler le système des logements sociaux. C’est à l’Etat de le faire, il est financé par le peuple et doit subvenir à ses besoins.»
Au chapitre de la restauration, ce fin gourmet ne mâche pas ses mots. Il a désormais 19 établissements dans le canton, dont Le Cheval-Blanc, The Hamburger Foundation et Le Vallon. «Beaucoup de restaurants ferment parce qu’ils sont insalubres, trop chers, n’ont pas la bonne sélection de vins, les bons produits et que le patron est grincheux au fond de la salle. Emmenez-moi dans dix établissements qui ne marchent pas, il me faut cinq minutes pour comprendre pourquoi. Il y a une raison à tout.»
Mais qui est au juste ce boulimique auquel Libération a consacré un portrait au moment du rachat d’une usine en France, repéré par le quotidien notamment parce qu’il ne portait pas le traditionnel costume-cravate des régies immobilières, mais un sweat à capuche orange. «Je suis un Libanais immigré à cause de la guerre. Mon rapport à l’argent est basique. Je n’en ai jamais manqué, mais il ne tombe pas tout seul. Je ne collectionne ni montres ni voitures, je ne m’attache pas aux choses, mais aux personnes et aux expériences.» A voir défiler les montants parus dans la presse, on lui demande où se trouve le robinet d’argent frais. «J’achète, je vends, je ne thésaurise pas. J’ai énormément de projets qui contribuent à faire tourner l’économie locale. Beaucoup de sommes rentrent d’un coup. Je n’ai pas 1 milliard, mais je peux faire des transactions pour 1 milliard.»
En patron avisé, Chatila prend le pouls de l’époque. Il décide sans tergiverser. Rapide et instinctif, impulsif et compulsif. «Le train, soit on le regarde passer, soit on monte dedans.» C’est sa définition des affaires, qu’il mène tambour battant. «Je suis quelqu’un de très agressif dans le business.» Au début de la crise liée au Covid-19, il s’est fait remarquer en déboursant 100 millions pour importer à Genève des masques et des tonnes de matériel sanitaire en provenance de Chine. «J’ai pris un très gros risque financier, peut-être au-delà de ce que je pouvais me permettre. J’ai vendu 80 millions de masques et j’ai pu aider des entreprises à redémarrer leur activité. J’en ai offert au personnel soignant et aux EMS. J’en ai aussi donné 1 million à la Russie et autant à l’Azerbaïdjan, bien que je n’aie aucune affaire là-bas. Le consul azéri m’a dit que la situation politique était catastrophique. Ils ont de gros soucis liés à la corruption.»
Ma femme m’a reproché cette médiatisation.
Sa prévision de deux masques par habitant et par jour en Suisse semblait erronée à l’heure du déconfinement. Depuis le 6 juillet et les nouvelles directives du Conseil fédéral, les faits lui donnent raison. Visionnaire? Acteur économique et social, il pense out of the box. «Le confinement a été très utile pour éviter une surcharge des hôpitaux, mais on aurait dû être plus stricts avec les règles de distanciation. La fermeture totale des entreprises, on va la payer très cher dans les années à venir.»
Sa volonté d’organiser des drive-in de tests a été stoppée net par les autorités. De son propre aveu, les arrivages par avion-cargo n’ont pas été perçus d’un très bon œil. «Cela pointait les carences de l’Etat.» Sans parler de la publicité autour de l’opération. «Même ma femme m’a reproché cette médiatisation.»
Au fait, pourquoi débourser une telle somme? «En temps de crise, ceux qui possèdent plus doivent donner davantage. Si je ne le fais pas, qui va le faire? Personne. Alors je le fais.» Coup de tête et coup de cœur. Il n’a pas agi autrement avec les effets d’Adolf Hitler, haut-de-forme et objets divers, achetés 660 000 francs à la fin de 2019. «J’ai songé à les acquérir pour les détruire afin qu’ils ne tombent pas entre de mauvaises mains. Finalement, je les ai remis au Keren Hayessod (ndlr: organisme de collecte de fonds israélien).»
On l’aura compris, l’homme est aussi un philanthrope, généreux et spontané. «Cette année, nous ferons entre 6 et 7 millions de dons, à travers Sésam, ma fondation, ou m3 Groupe. Des repas ont été offerts aux plus démunis pendant cette période, notre pôle restauration soutient la banque alimentaire genevoise Partage ou Les Colis du Cœur. Ce n’est pas énorme par rapport à ma fortune (ndlr: entre 200 et 300 millions selon «Bilan») et mon groupe, mais je me sens dans l’obligation de continuer dans cet esprit parce que le monde va mal.»
Si le Covid-19, attrapé à Megève, l’a un temps privé du goût et de l’odorat, Chatila n’a pas perdu le nord. Il a acquis une usine de masques en Bretagne et en fait construire une autre à Plan-les-Ouates (GE). «Cela va devenir un produit courant, comme en Asie. Il en faudra différents modèles, adaptés à la morphologie de chacun. Les porter fera aussi baisser le taux de mortalité et la contamination liés à la grippe.» La présence du virus annonce un changement planétaire majeur. «Nous sommes en pleine démondialisation. J’avais connu le cycle inverse dans les années 2000.» Dans cette optique, il s’intéresse désormais à l’alimentaire. «On étudie la possibilité de cultiver des fruits et légumes bios en serres verticalisées, en ville, afin de favoriser la culture de proximité. Nous vendrons nos produits en bas de l’immeuble.»
Avec toutes ces casquettes, on se demande comment il tient le coup. «Je ne fais pas de sport, mais je vais à pied au bureau depuis chez moi (ndlr: Cologny). J’ai un retrait de permis, ça aide. Le soir, si elle est en ville, ma femme me raccompagne, sinon j’appelle un de nos chauffeurs.» Une fois chez lui, il peine à déconnecter. «C’est le plus gros de mes soucis. J’essaie en cuisinant, mais je continue à penser. Je ne lis pas, mais je regarde des séries TV, Supergirl en ce moment, sourit-il. J’en ai besoin pour faire le vide.» Il aimerait être plus présent pour ses trois enfants, un garçon et deux filles. «Ils se confient plus volontiers à leur mère. Moi, je n’arrive pas à être à 100% avec eux, ce qui m’est reproché régulièrement. Il me manque cet extra mile…» Chaque année, il les emmène seul en vacances afin de leur consacrer le temps et l’attention nécessaires.
Au départ, rien ne le prédestinait à quitter le domaine de la haute joaillerie familiale. Les Chatila ont quitté le pays du Cèdre au son du canon en 1976. Abdallah avait 2 ans, son frère Marc quelques mois. Avec leurs parents, ils ont pris la direction de Milan, puis de Cannes, et enfin de la Suisse, en 1981, destination finale un temps refusée par les autorités. «On n’a jamais voulu parler à nos enfants de la guerre, nous confie Nelly, leur mère. C’est un peu comme s’ils étaient en vacances. Voyager leur a ouvert les yeux sur le monde.»
Ainsi préservé des conflits, le jeune Abdallah s’est toujours demandé pourquoi il était né du bon côté de la barrière. «Je ne supporte pas l’injustice», dit-il. En feuilletant L’illustré, il tombe sur un portrait du Noir américain George Floyd mort étouffé sous le genou du policier Derek Chauvin. «Je ne sais pas ce que j’aurais fait si j’avais été sur place.» Revenant au départ des siens, il ajoute: «La guerre vous tombe dessus. Certains vivent au jour le jour sans savoir s’ils vont se faire tirer dessus par un sniper. Je ne crois pas en Dieu (ndlr: il est chrétien orthodoxe) mais à la chance répartie de façon inéquitable.» Cette bonne fortune, il a appris à la saisir, même si la réussite n’a pas toujours été au rendez-vous.
Après ses études au Gemological Institute of America, à Los Angeles, il commence à travailler avec son père. «C’était en 1993, j’avais 19 ans. J’ai multiplié son chiffre d’affaires par 10 à 24 ans. J’ai géré sa boîte pendant cinq ans en décidant de tout. Je pouvais acheter des pierres pour 10 millions sans qu’il le sache ou commander de la marchandise pour 100 millions sans même une signature. J’étais perçu comme un petit génie dans la branche.» Mais dès 1997, avec la crise financière asiatique, les choses se compliquent. «Le marché s’est ralenti et j’ai gardé les mêmes systématiques.»
J’étais perdu.
Il s’aventure alors dans l’horlogerie avec son frère autour du joueur brésilien Ronaldo dont l’équipe perd la finale de la Coupe du monde en 1998. L’entreprise engloutit 30 millions. «A ce moment-là, j’étais incapable de gérer un projet de cette taille. Cela n’a rien à voir avec la blessure du joueur, comme je l’ai lu. J’ai commencé à mentir aux gens à qui je devais de l’argent, chose que je n’avais jamais faite auparavant. J’achetais, mais je ne pouvais pas payer, et c’est devenu un cercle vicieux.» Entre 2000 et 2003, c’est la faillite. «Une grande partie de cette somme était à mon père. Pour lui qui était très conservateur et avait énormément travaillé sa vie durant, avoir un coussin de sécurité était d’une extrême importance.» Elie Chatila, déçu, tentera de lui redonner sa chance. «Les gens qui m’admiraient n’avaient plus confiance en moi, je le voyais dans leurs yeux. J’avais moi-même peur de demander quelque chose, comme si, au fond, je craignais de faire une bêtise. J’étais perdu.»
L’échec lui servira de leçon. Il comprend que la branche entre dans un nouveau cycle mondialisé, celui des grands du luxe, qui, de surcroît, ne crée pas de valeur. «Le stock grandit et vous n’avez pas plus de cash. Je me suis dit: «Ça ne marchera jamais.» Il songe à se diversifier. «Certains empruntent une route longue et droite et ils décélèrent devant les embûches. Moi, je préfère zigzaguer et garder mon rythme. Le monde va trop vite pour ralentir!» En 2006, il se lance dans l’immobilier, une branche dont il ignore tout. Un jour, alors qu’il joue au tennis club de Bois-Carré, il se renseigne sur une parcelle à vendre dans cette zone en campagne et projette d’y bâtir des immeubles. La chance est au rendez-vous, l’affaire se réalise. Elle va lui permettre, en 2015, d’acquérir la régie CGI. La première pierre d’un édifice qui ne cesse de prospérer depuis.