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Affaire Khashoggi, la fiancée du martyr

Journaliste et opposant saoudien, Jamal Khashoggi a été assassiné, à 59 ans, dans le consulat saoudien d’Istanbul, le 2 octobre 2018, par un commando de 15 tueurs venus de Riyad. Meurtrie à jamais, sa fiancée, Hatice Cengiz, experte en relations internationales, se bat pour obtenir justice. Rencontre à Genève.

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Illustration Benjamin Güdel

On l’appelle toujours «la fiancée de Khashoggi», mais elle n’est pas cette femme effacée et discrète que l’on pourrait imaginer, elle n’est pas cette simple «fiancée de», mais une femme qui existe par elle-même, avec sa forte personnalité, sa grande culture politique et historique, sa détermination, son courage. Une femme qui se bat inlassablement, depuis plus de deux ans, pour faire la lumière sur l’assassinat de son fiancé, le célèbre journaliste et dissident saoudien Jamal Khashoggi, tué et découpé en morceaux, à 59 ans, dans le consulat d’Arabie saoudite à Istanbul, le 2 octobre 2018, par un commando de 15 tueurs venus de Riyad le matin et repartis le soir même. Des tueurs qui, selon la CIA, étaient aux ordres de Mohammed ben Salmane, 34 ans, le fils préféré et dauphin désigné du roi Salmane d’Arabie saoudite, un homme déjà connu pour sa brutalité et sa violence.

A 37 ans, Hatice Cengiz est une femme meurtrie. Originaire d’Istanbul où elle a fait ses études, elle a ensuite vécu au Caire pendant quatre ans, apprenant l’arabe, qu’elle parle parfaitement. Elle est rentrée à Istanbul pour étudier les relations internationales – sa passion! – et est devenue une spécialiste du Moyen-Orient. Elle voyageait beaucoup, lisait, étudiait, rencontrait des responsables politiques et économiques, préparait une thèse de doctorat, songeait à une carrière académique. Jusqu’au jour où sa vie a basculé brusquement, en quelques minutes, et qu’elle a rejoint l’immense cohorte des victimes innocentes de la violence qui ravage la région. Nous l’avons rencontrée à Genève, il y a quelques mois, alors qu’elle était invitée au Festival international des droits humains. Hatice Cengiz porte un voile intégral qui ne laisse échapper aucune mèche, aucun cheveu, mais elle nous serre la main et s’assied juste à côté de nous pour l’interview. Souriante et décontractée, elle parle d’une voix calme et sans colère, et si sa voix s’étrangle parfois quand elle évoque le supplice de son fiancé, elle n’hésite pas à rire de bon cœur en évoquant leur bonheur passé.

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Jamal Khashoggi et Hatice Cengiz se sont rencontrés dans la capitale turque au mois de mai 2018, après une conférence du journaliste sur le Printemps arabe. Illustration Benjamin Güdel

Sa vie d’avant, nous dit-elle, c’était sa vie programmée avec Jamal Khashoggi: leur mariage tout proche, l’appartement qu’ils venaient d’acheter, une semaine plus tôt, à Istanbul, les allers-retours entre la Turquie et les Etats-Unis, où le journaliste avait ses amis, ses habitudes, ses chroniques au Washington Post, ses entrées dans les milieux intellectuels et les cercles dirigeants. Sa nouvelle vie, désormais, est devenue une quête de vérité et de justice: elle veut faire condamner ceux qui ont assassiné son fiancé. Les hommes de main du commando saoudien, bien sûr, mais aussi et surtout le donneur d’ordre…

«Mon objectif, dit-elle, c’est que l’on n’oublie pas Jamal. Un crime abominable a été commis dans le consulat d’Arabie saoudite à Istanbul et je me pose encore et toujours les mêmes questions: qui a ordonné ce crime? Où est son corps? Pourquoi les pays occidentaux n’ont-ils rien fait après ce meurtre horrible? Ma vie a été détruite mais je veux au moins obliger les Etats à réfléchir.»

Hatice Cengiz, la femme amoureuse broyée par le cynisme de l’Etat, «le plus froid des monstres froids», comme disait Nietzsche. «J’ai rencontré Jamal au mois de mai 2018, dit-elle. Il avait fait une conférence à Istanbul sur le Printemps arabe et je suis allée lui poser des questions. On a parlé de politique, il connaissait l’histoire mais aussi les dirigeants actuels de plusieurs pays, il détenait des secrets d’Etat. Il était optimiste, il pensait que les choses allaient déboucher sur davantage de liberté et de démocratie. Il m’a rappelée quelques jours plus tard, j’étais surprise et heureuse. On parlait tout le temps de politique. Et puis, nos discussions ont donné naissance à un sentiment amoureux. Il sortait d’un divorce difficile, il se sentait très seul. Ce qu’il a vu en moi, ce n’était pas seulement de l’amour, c’était aussi une complicité intellectuelle. On pensait de la même manière. Je le comprenais et il me comprenait. Il était mon mentor et il me voyait comme une future Jamal en tant que femme.»

Jamal Khashoggi est alors, depuis des années, une sorte d’électron libre, insaisissable, mystérieux. Il surfe sur les luttes de clans, les intrigues, les missions top secret ici ou là, notamment pour le compte du prince Turki, le mythique chef des services secrets saoudiens pendant un quart de siècle. Ami proche du président turc Erdogan, familier de nombreux dirigeants politiques à Washington, en Europe, au Proche-Orient, il est journaliste, bien sûr, mais il est aussi un émissaire informel, un agent d’influence, un facilitateur. Fervent partisan des Frères musulmans et donc du Qatar, il est de plus en plus mal vu dans son propre pays, l’Arabie saoudite, qui a décrété le blocus du Qatar un an plus tôt, le 5 juin 2017. Jamal Khashoggi est aussi un homme qui compte, car il appartient à une grande famille saoudienne. Son oncle, Adnan Khashoggi, un célèbre marchand d’armes, a été l’homme le plus riche du monde dans les années 1980, quand sa fortune était estimée à 4 milliards de dollars. Le yacht qu’il avait fait construire, le plus grand du monde à l’époque, le Nabila, du nom de sa fille, fut racheté plus tard par un homme d’affaires américain nommé Donald Trump. Jamal Khashoggi était aussi le cousin de Dodi al-Fayed, l’amant de Lady Di, avec qui il a trouvé la mort sous le pont de l’Alma, à Paris, le 31 août 1997.

Jamal Khashoggi a d’abord soutenu Mohammed ben Salmane, le fils du roi Salmane, devenu le dauphin officiel en 2017, qui promettait une certaine libéralisation, en particulier pour les femmes. Mais il a vite changé d’avis et dénoncé son pouvoir personnel, devenant par là même la bête noire, et donc l’homme à abattre, du régime. Exilé volontaire aux Etats-Unis depuis 2017, il ne s’était pas réfugié dans un silence prudent, mais continuait de s’exprimer.

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Saoud al-Qahtani, bras droit du prince héritier Mohammed ben Salmane.

Jamal Khashoggi et Hatice Cengiz ont décidé de se marier, malgré leur différence d’âge, vingt-trois ans. Ils ont des rêves, des projets, l’envie d’une vie nouvelle. Il lui a offert un collier magnifique, ils ont choisi ensemble les meubles de leur maison. L’après-midi de sa mort, ils devaient aller choisir un frigidaire. Veulent-ils fonder une famille? «Il m’a demandé si je voulais des enfants, mais je ne lui ai pas répondu parce que je voulais respecter ses propres sentiments. Je ne voulais pas qu’il pense que j’attendais quelque chose de lui. Je lui ai dit que je voulais être avec lui, en priorité, et que si Allah le voulait, on pourrait avoir des enfants. Il portait un énorme poids sur les épaules en raison de son engagement politique et je voulais lui donner de la sérénité. C’est le seul homme que j’ai connu dans ma vie et il méritait tout.»

Il ne reste qu’un problème administratif à régler: pour pouvoir se remarier, Jamal Khashoggi doit obtenir un certificat de divorce au consulat d’Arabie saoudite. Tout semble calme, mais la mort rôde autour de lui, silencieuse, invisible. Car à Riyad, on suit ses faits et gestes. Mohammed ben Salmane ne supporte pas ce journaliste qui le défie ouvertement dans ses chroniques dans le Washington Post et qui est en train de monter un projet, plus dérangeant, «L’armée des mouches», consistant à critiquer le régime saoudien sur les réseaux sociaux. Son téléphone est surveillé indirectement grâce à un système hyper-sophistiqué, Pegasus, vendu aux responsables saoudiens par la société israélienne NSO, «les pires d’entre les pires», selon le lanceur d’alerte américain Edward Snowden. C’est Saoud al-Qahtani, bras droit de Mohammed ben Salmane et dépositaire de ses secrets les plus noirs, qui a négocié l’achat de ce système en juin 2017, dans un hôtel de Vienne. Le système Pegasus a permis de surveiller trois opposants saoudiens qui étaient en contact étroit avec Khashoggi et de le suivre ainsi, au jour le jour, afin de planifier son assassinat. Saoud al-Qahtani, c’est aussi l’homme qui, le jour du meurtre, aurait demandé aux tueurs, par Skype, de lui apporter «la tête de ce chien».

Le mardi 2 octobre 2018, à 13 heures, Jamal Khashoggi entre dans le consulat d’Arabie saoudite à Istanbul. Sa fiancée l’accompagne, mais on ne la laisse pas entrer. Elle doit attendre à l’extérieur. «Attends-moi, ça ne sera pas long», lui dit-il. Après une heure, elle commence à s’inquiéter, mais quand elle sonne à la porte du consulat, on lui répond brutalement qu’il n’y a personne. Hatice Cengiz ne reverra jamais son fiancé, qui vient d’être assassiné, en sept minutes et demie, par le commando venu de Riyad. L’Arabie saoudite va nier obstinément pendant des jours, avant d’avouer finalement son crime abominable.

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Vers 15 heures, inquiète, Hatice Cengiz sonne au consulat, où on lui répond qu’il n’y a personne. Khashoggi vient d’être assassiné dans le bureau du consul. Les tueurs ont ensuite découpé et broyé son corps avec une scie électrique. Illustration Benjamin Güdel

Hatice Cengiz a-t-elle eu un pressentiment, ce jour-là? «J’étais inquiète la première fois qu’il est allé au consulat, le vendredi précédent, mais il m’a dit que tout s’était bien passé. Quand il y est retourné la deuxième fois, le 2 octobre, il m’a dit: «Ce sont des gens gentils, il ne faut pas se faire de souci.» Personne n’aurait pu imaginer un crime aussi monstrueux et inhumain. Jamal pensait que sa relation avec son pays était froide, mais qu’elle restait bonne. Il ne se sentait pas menacé, pas du tout. En tout cas, il ne m’a rien dit.»

Quand Hatice Cengiz apprend la mort de son fiancé, c’est le début d’une souffrance effroyable, un sentiment de vide et de désespoir qui va se transformer, peu à peu, par une espèce de résilience puissante, en un combat pour la vérité. «J’étais une personne normale, dit-elle, je voulais juste vivre avec l’homme que j’aimais, et j’ai été détruite par ce meurtre. Pendant six mois, j’étais complètement dévastée, je n’arrivais plus à sortir de chez moi. J’étais suivie par un psychologue, j’avais un garde du corps. Je n’avais pas reçu de menaces, mais j’étais angoissée en permanence. La police turque ne m’a pas interdit de sortir, mais j’étais effrayée. Si j’avais été médecin ou avocate, j’aurais sûrement repris mon travail, mais là, comme chercheuse en relations internationales, je me posais toujours les mêmes questions: pourquoi ce meurtre effroyable dans un consulat? Pourquoi Jamal? Pourquoi les Européens ne demandent-ils pas des comptes au régime saoudien? Pour l’instant, ils n’ont toujours rien fait, c’est vraiment une face de l’Occident que je ne connaissais pas. C’est une honte!»

Hatice Cengiz ne veut pas désigner l’homme qui a fait assassiner l’homme de sa vie, même si elle sait évidemment, comme tout le monde, que tous les regards se tournent vers Mohammed ben Salmane. «Je ne veux pas accuser quelqu’un nommément, dit-elle. Je demande une enquête internationale.» Elle a suivi le procès à huis clos du commando que le régime saoudien a mis en scène, en décembre 2019, mais elle refuse de commenter ce qu’elle appelle simplement «une farce». Elle a été révoltée, en avril, en apprenant que les deux fils de Khashoggi avaient pardonné aux meurtriers.

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Commanditaire de l’assassinat de Khashoggi, selon la CIA, le prince Mohammed ben Salmane a participé au sommet du G20 à Buenos Aires, comme si de rien n’était, dès le 29 novembre suivant. AFP

Plus de deux ans après le meurtre, le gouvernement saoudien n’a toujours pas contacté Hatice Cengiz. Pas d’explications, pas d’excuses, pas de proposition d’indemnisation. Un seul contre-feu, toutefois, aussi abject que le meurtre, avancé par le chef des renseignements saoudiens: la fiancée de Khashoggi serait une agente du Qatar. Aucune indication non plus sur ce qu’est devenu le corps du journaliste assassiné. Est-il enterré en un lieu mystérieux à Istanbul? A-t-il été ramené, démembré, en Arabie saoudite? Le plus probable, c’est qu’il repose toujours au fond d’un puits (21 mètres de profondeur, 9 mètres d’eau), dans la résidence privée du consul saoudien, à 300 mètres du consulat. Les responsables saoudiens ont toujours refusé que les enquêteurs turcs puissent inspecter ce puits, où le corps démembré du journaliste a peut-être été enfermé dans un conteneur étanche.

«Je n’ai eu aucun contact avec l’Arabie saoudite, explique la fiancée de Khashoggi. Ça ne me surprend pas, car, de toute façon, que pourraient-ils me dire? Peut-être que retrouver le corps de Jamal pourrait m’aider, mais je ne sais pas dans quelle mesure. Ils savent forcément ce qu’ils ont fait de son corps, alors pourquoi ne le disent-ils pas?»

Hatice Cengiz est une femme seule face à la toute-puissance des Etats, une petite voix fragile qui ne se taira jamais. Elle voyage, elle témoigne, elle rappelle l’énormité du crime. «Je pense tous les jours et toutes les nuits à son assassinat. Je ne peux même pas imaginer que je pourrais un jour ne plus y penser. Le plus terrible, c’est l’impunité des meurtriers. Je dois assumer toute cette responsabilité, tout ce poids: il faut qu’ils soient condamnés. Je n’arrive pas à me rendre compte que Jamal est mort, même si je le sais puisqu’il n’est pas revenu. Parfois, j’ai le sentiment qu’il est caché quelque part et qu’il va revenir. Quand je vais dans une ville où je ne suis jamais allée, je me dis que Jamal se cache peut-être là et que je vais le revoir.»

La fiancée de Khashoggi est très croyante et elle guettera jusqu’au bout un signe, un message. «Si je n’avais pas la foi, je n’aurais pas pu continuer à vivre. C’est Allah qui m’a donné Jamal et c’est Allah qui me l’a repris. Si Allah l’a voulu, il faut que je l’accepte. J’ai toujours choisi ma vie, mais c’est la première fois qu’il m’arrive quelque chose que je n’ai pas choisi et sur lequel je n’ai aucun contrôle. C’est vraiment quelque chose qui vient d’Allah.»


Par Habel Robert publié le 14 décembre 2020 - 08:20, modifié 18 janvier 2021 - 21:16