- Si le peuple devait voter sur l’initiative «No Billag» aujourd’hui, pensez-vous qu’elle passerait?
- Johan Rochel: La campagne serait encore plus dure qu’à l’époque, et le résultat très serré. La pandémie a renforcé des problèmes sous-jacents et a agi à la fois comme un accélérateur et un révélateur.
- Un révélateur de quoi?
- D’une profonde défiance, pour une partie non négligeable de la population, envers le monde politique et le monde scientifique. Défiance qui s’est reportée sur ceux qui expliquent et critiquent les décisions prises: les médias.
- A-t-on atteint un point de non-retour?
- Je dirais tout d’abord qu’avoir un regard critique sur les médias me paraît essentiel. Il est sain de critiquer ce qu’on appelle le «quatrième pouvoir». En ce qui concerne cette idée du point de non-retour, il faut rester prudent. Le véritable enjeu, c’est la dynamique dans laquelle nous sommes entrés avec les plateformes technologiques, qui gèrent et redistribuent les contenus. Quel type de contenu est mis en avant? Qui détermine ce que chacun d’entre nous voit passer sur son compte Facebook? Qui commande notre accès à l’information? Nous sommes face à un bouleversement très profond, qui va bien plus loin que la question des rentrées publicitaires pour un secteur économique qui ne doit pas être traité comme les autres.
- Pourquoi pas comme les autres?
- Des médias divers et de qualité sont indispensables au bon fonctionnement de la démocratie et ils ont une importance particulière pour la société. C’est pour la même raison que leur soutien financier par les pouvoirs publics est sensible.
- La presse ne peut pas non plus se passer des réseaux sociaux, nous sommes d’accord?
- Nous sommes tous soumis à leur mécanique. Et elle impacte directement le fonctionnement des médias: le titrage se fait en fonction des clics, les phrases choc sont mises en avant, encourageant une logique de confrontation. On reste sur le titre sans lire l’article, avec cette envie d’en découdre et de s’enfermer dans sa bulle. Résultat, les gens vivent dans des espaces médiatiques de plus en plus différents. S’ajoute à cela le syndrome du TJ.
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- C’est-à-dire?
- Avant, vous aviez le 19h30, qui rassemblait tout le monde et vous donnait une vision du monde. Aujourd’hui, vous avez toutes sortes de canaux et de contenus différents. Bien sûr, les médias sérieux gardent une certaine crédibilité, mais il y a contestation par toutes sortes d’acteurs qui n’ont de média que le nom. Ces acteurs poursuivent des projets politiques de déstabilisation, une démarche volontaire de provoquer la haine. C’est la rhétorique du «tout est pourri», dans laquelle on met les médias prétendument «mainstream». Aujourd’hui, on assiste à une sorte de guerre totale par le biais de canaux alternatifs.
- Mais c’est salutaire d’avoir différentes sources d’information, non?
- Evidemment! Mais ces différentes sources doivent être de qualité. Nous devons reconnaître le prix de cette qualité pour que les médias restent des garants de crédibilité, des îlots auxquels s’accrocher dans un océan d’informations.
- Comment garantir cette crédibilité?
- Cette crédibilité passe encore et toujours par la méthode de travail, le recoupement des sources, le sérieux des articles. Je ne parle pas ici d’objectivité parfaite, car il y a toujours une part de subjectivité, ne serait-ce que par le choix des sujets traités, mais de la méthode. Il faut aussi assurer une diversité dans le parcours des journalistes et sensibiliser ceux qui travaillent autour des journalistes, par exemple les responsables des réseaux sociaux. Le format web rebrasse complètement les cartes: on ne sait plus si on lit une tribune, un article, un éditorial…
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- Que vous inspire la thèse selon laquelle les médias ont été aux ordres de la Confédération durant la pandémie?
- C’est absurde. Et il y a des façons bien plus pernicieuses de prendre de l’influence, par le biais des annonceurs notamment.
- Les détracteurs des médias les accusent fréquemment d’être vendus aux thématiques de gauche, migration, LGBTQ+…
- C’est intéressant comme, d’une part, on accuse les journalistes d’être de gauche et, d’autre part, d’être à la solde de leurs puissants patrons. Si l’on reprend cette idée des médias comme «chiens de garde de la démocratie», alors il me paraît logique que dans un pays où les majorités politiques sont plutôt de droite et conservatrices, les thématiques soulevées soient critiques de ces mêmes majorités, et donc perçues comme «de gauche». Et là où il y a une majorité de gauche, comme dans certaines grandes villes, par exemple, les journaux devraient se montrer tout aussi critiques.
- Soutenez-vous le paquet du 13 février?
- Je voterai pour, mais je ne sais pas quel regard on portera dans quinze ans par exemple sur le soutien à la livraison matinale des journaux imprimés. Est-il capable de garantir la contribution des médias à la démocratie? Comment garantir que les médias de qualité restent accessibles à tous? Ils ne doivent pas devenir l’apanage des riches.
- Etes-vous optimiste pour l’avenir de la presse?
- Je vois quelques modèles intéressants, comme Heidi.news ou Republik en Suisse alémanique, mais quand je sens à quel point nous sommes tous peu cohérents, à vouloir le beurre et l’argent du beurre, une information de qualité mais aussi très rapide et gratuite, moyennement.
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La votation en 4 points
1. Combien
Le Conseil fédéral et une majorité du parlement souhaitent augmenter l’aide allouée aux médias privés avec une somme de 151 millions de francs pendant sept ans. Le «train de mesures en faveur des médias» soumis au peuple le 13 février serait financé par les recettes de l’actuelle redevance de radio-télévision et par le budget de la Confédération. Rappelons que, en vingt ans, les médias suisses ont perdu la moitié de leurs revenus publicitaires.
2. Comment
Aide directe aux médias régionaux et locaux, imprimés, radios et télés, et aux médias en ligne payants. Les gratuits (20 minutes, Lausanne Cités…) n’entrent pas dans la clé de répartition du Conseil fédéral, selon lequel 140 petits et moyens titres (sur un total de 170) bénéficieraient de 80% de l’aide totale. Un soutien serait notamment également apporté aux écoles de journalisme et à l’agence de presse nationale ATS-Keystone.
3. Les opposants
Le comité référendaire «Non aux médias contrôlés», issu de la droite et présidé par l’ancien conseiller national libéral-radical Peter Weigelt, dénonce le fait que les grands éditeurs (Tamedia, CH Media et Ringier) toucheraient également de l’aide. Et estime que des médias aidés par l’Etat sont des médias sous contrôle.
4. Soutien interpartis
Le comité interpartis «La liberté d’opinion» et des personnalités de droite soutiennent le paquet. Le soutien est particulièrement marqué en Suisse romande, vraisemblablement en raison des disparitions de titres emblématiques tels que L’Hebdo et la version imprimée du Matin.