Ici, il est facile de rêver. Ana Maria Crnogorčević, 31 ans, est assise au-dessus de la ville, sur les bunkers del Carmel. Elle laisse ses pensées s’envoler jusqu’au stade de la Juventus de Turin, où elle disputera, le 21 mai, le plus grand match de la saison: la finale de la Ligue des champions, face à l’Olympique lyonnais. Il y a deux jours, titulaire, elle a porté le maillot de Barcelone lors de la demi-finale aller contre Wolfsburg. Les Catalanes l’ont emporté 5-1 dans le vénérable Camp Nou, devant 91'648 fans, record mondial pour un match féminin. Il s’agit maintenant de défendre le plus prestigieux des titres.
Ana Maria Crnogorčević joue avec le grand FC Barcelone. Sous contrat avec le club depuis près de deux ans, elle a déjà gagné tout ce qui existe pour les clubs féminins: championnat, coupe, Ligue des champions. Au sein d’un groupe de stars bâti autour de la meilleure joueuse du monde, l’Espagnole Alexia Putellas, elle est la première Suissesse à rejoindre le club fondé en 1899 par le Suisse Joan Gamper.
Le couronnement de la carrière d’Ana Maria Crnogorčević, déjà riche en moments forts, se profile. Au départ, ses parents, Jasenko et Vesna, immigrés de Croatie, ne l’autorisent à jouer au football qu’avec réserve, mais la jeune fille de Steffisburg (BE) connaît une carrière fulgurante.
A 19 ans, Ana Maria est déjà meilleure buteuse en LNA et elle part pour la Bundesliga. D’abord à Hambourg, puis au FFC Francfort. En Allemagne aussi, elle marque d’emblée. En 2015, elle remporte une première fois la Ligue des champions avec Francfort, puis décolle en 2018 pour la ligue professionnelle américaine, à Portland. «C’était un pas de plus en avant, car le football féminin aux Etats-Unis est un truc énorme, incomparablement plus professionnel qu’en Europe. Un rêve pour une footballeuse!» Celui-ci s’achève un an plus tard, pour déboucher sur un autre, encore plus grand, quand l’appel du grand FC Barcelone lui parvient d’Espagne.
Ana Maria Crnogorčević qualifie la section féminine du Barça de «projet incroyable». «Jusqu’à il y a deux ans, elles ne triomphaient qu’épisodiquement. Maintenant, nous avons tout gagné, nous jouons un football attractif, comme aucune autre équipe.» Pourtant, au FC Barcelone aussi, tout ce qui brille n’est pas or. Au centre d’entraînement Joan Gamper, les contacts entre équipes féminines et masculines sont rares. Des locaux séparés compliquent la rencontre avec les Piqué ou Jordi Alba. Ana Maria a tout de même réussi à prendre un selfie avec Leo Messi.
Les footballeuses du Barça subissent de plein fouet le désastre financier qui entoure les stars masculines. «Les vols charters pour les matchs, par exemple, sont hors de portée pour nous, les femmes», raconte-t-elle. Elle déplore de manière générale les «inégalités de traitement souvent ahurissantes» auxquelles elles sont régulièrement confrontées. «Si nous n’avions pas gagné la Ligue des champions, nous devrions nous rabattre régulièrement sur un terrain en gazon synthétique, car même la deuxième équipe masculine a la priorité pour l’utilisation du meilleur terrain, en gazon naturel.»
Elle explique que l’importance croissante du football féminin est encore parfois comprise de façon très insuffisante au FCB: «A Noël, les hommes ont reçu le dernier iPhone en cadeau. Ils nous ont oubliées. Et le partenaire automobile du club équipe les hommes avec ses voitures haut de gamme, alors que nous, les femmes, ne recevons même pas de petites autos.» Pourtant, sourit-elle, les places pour le Clasíco féminin contre le Real, au Camp Nou, se sont toutes vendues en peu de temps. Contrairement à celui des hommes.
Pour Ana Maria Crnogorčević, la première rencontre avec Barcelone ne s’est pas déroulée de manière idyllique. Quand elle quitte les Etats-Unis pour la Catalogne, en janvier 2020, c’est le début de la pandémie. Elle doit retourner en Suisse jusqu’en juillet. Lors de son arrivée retardée en Espagne commence alors «une drôle de vie»: «Tout était fermé après 17 heures et, le week-end, il était souvent interdit de quitter son quartier. Pourtant, depuis mon appartement de trois pièces, je suis à quinze minutes à pied de la plage ou du centre.» Mais elle profite de sa nouvelle liberté de mouvement. «Les musées, par exemple, je les adore. Barcelone offre tellement.»
Pour cette passionnée de moto, la région montagneuse autour de la ville serait prometteuse. «Malheureusement, le club m’interdit d’en faire comme activité de loisir. Ma Harley est donc restée à Thoune, où elle est conduite par mon papa.» Elle n’est même pas autorisée à se rendre à l’entraînement à vélo ou à scooter électrique. Mais cela ne change rien au fait que la Bernoise se sent très bien dans cette ville cosmopolite. Après à peine deux ans, elle parle presque parfaitement l’espagnol. «Même si je n’ai suivi que peu de leçons, j’apprends les langues très vite en les pratiquant.»
Le fait d’avoir grandi dans un environnement bilingue, avec de l’allemand et du croate, facilite sans doute les choses. Il lui reste peu de temps pour d’autres hobbys, comme la poterie, à laquelle elle a pris goût aux Etats-Unis grâce à une coéquipière. «Et je n’ai pas de tour de potier. Mais j’aurais envie d’essayer des activités comme le piano.»
C’est plutôt dans le domaine économique qu’elle assouvit sa soif de découverte. Avec des collègues, dont son ex-coéquipière à Francfort et à Hambourg Kim Kulig, elle a fondé une société pour produire un granola qu’elle a développé et qui s’appelle So Yahmmy. «Au début, nous avons un peu bricolé. Maintenant, c’est un projet sérieux. Le produit sera bientôt en ligne (www.soyahmmy.de).» Ana Maria y voit un investissement pour l’après-carrière. Mais cette diplômée de commerce, qui a suivi une formation en management du sport, n’a pas renoncé à son rêve d’enfance: devenir officier de police judiciaire. Elle a aussi pu suivre le cours de base d’entraîneuse.
Elle gagne certes un salaire décent pour le football féminin en tant que professionnelle à l’étranger et peut mettre quelque chose de côté. «Mais il est clair que, après ma carrière, je devrai continuer à travailler sans interruption pour subvenir à mes besoins.» Si elle disait dans une interview en 2015 qu’elle ne pouvait pas s’imaginer être encore une sportive professionnelle après 30 ans, et qu’elle envisageait de fonder une famille, elle relativise aujourd’hui: «C’est fou tout ce qu’on dit! Mais non, pourquoi arrêter quand tout va bien et que je suis en bonne santé? J’ai plus de plaisir que jamais à jouer. Si nous nous qualifions pour la Coupe du monde, je continuerai certainement jusqu’en 2023.»
Double-nationale, elle a déjà disputé deux phases finales avec l’équipe nationale, la Coupe du monde 2015 et l’Euro 2017. Si la Suisse frappe désormais à la porte de l’élite internationale, c’est en grande partie grâce à Ana Maria Crnogorčević. Avec 133 matchs internationaux, elle devrait bientôt détrôner Lara Dickenmann (135). Ses 67 buts en font déjà la meilleure buteuse de l’histoire.
Sa polyvalence la rend précieuse à Barcelone. «A part gardienne, j’ai déjà joué à tous les postes. Je ne suis pas une super technicienne, comme Putellas, d’autres sont nées avec plus de talent. Mais je suis athlétique, j’ai de l’intelligence de jeu et j’aime jouer simple, ce qui est souvent ce qui réussit.» C’est avec Alfonso Davies, du Bayern Munich, le club qu’elle admire tant, qu’elle compare le plus ses points forts.
Place à l’Euro en Angleterre. La Suisse a besoin d’une Ana Maria Crnogorčević forte. Une sportive qui fait rêver autour d’elle.
(EDIT: Ce samedi 21 mai 2022 avait lieu la finale de la Ligue des champions opposant le FC Barcelone de Ana-Maria Crnogorčević à l'Olympique lyonnais. L'équipe catalane s'est inclinée sur le score de 3-1 à Turin.)