1. Home
  2. Actu
  3. Bâloise pilote de dragster: «De l'essence coule dans mes veines»

Portrait

Bâloise pilote de dragster: «De l'essence coule dans mes veines»

Avec une voiture de course qui développe 10 000 chevaux et passe de 0 à 100 km/h en 0,6 seconde, Jndia Erbacher est la femme la plus rapide de Suisse. La Bâloise participe à des courses de dragsters dans la catégorie reine, le Top Fuel. Rencontre lors du NitrOlympX, un intense week-end de compétition sur le circuit de Hockenheim, dans le sud de l’Allemagne.

Partager

Conserver

Partager cet article

file70a47bnym0ltp82wgrr
Jndia Erbacher, 23 ans, devant son dragster Top Fuel, sur le circuit d’Hockenheim. Elle l’a baptisé Jasmine.

«Ce n’est pas vrai, le moteur a rendu l’âme», s’écrie Jndia Erbacher, 23 ans, en donnant un coup de pied dans un pneu arrière de son bolide.

Elle réalise que le temps sera encore plus compté avant la prochaine course de qualification, prévue une heure et demie plus tard. Quinze mécaniciens s’agitent. Deux d’entre eux dévissent le bloc-moteur. Il a explosé pendant la dernière course de Jndia, à 480 km/h. Une gigantesque boule de feu a enveloppé son automobile: un blow up dans le jargon de la discipline. Jndia a eu de la chance, les flammes ne sont pas parvenues jusqu’au cockpit. La pilote bâloise ne semble pas troublée outre mesure, elle caresse ses longs cheveux blonds et rit: «Dans le cas contraire, je serais toute frisée!»

Nous sommes le samedi 19 août 2017 sur le circuit d’Hockenheim, dans le Bade-Wurtemberg. Ce week-end se tient la 32e édition du NitrOlympX, la plus importante compétition de dragsters hors Etats-Unis. Aucun sport ne permet d’atteindre des vitesses aussi élevées. La course se déroule sur le Rico Anthes Quartermile, une ligne droite d’une longueur d’un quart de mile (402,34 mètres). Elle commence à la hauteur des gradins sud pour s’achever derrière la tribune Mercedes. Toutes les places sont prises d’assaut: 60 000 fans de sport automobile assistent à cet événement culte.

file6ze6qde04chq4um0eel
Son père, Urs (à dr.), jette un coup d’œil dans le cockpit pendant que le moteur chauffe. «J’ai des acouphènes depuis des années.» Les fans observent chaque étape de la préparation.

À 500 KM/H

De nombreux Suisses figurent parmi les 300 pilotes au départ. Ils veulent tous marquer des points avant les Championnats d’Europe FIA et FIM, qui se déroulent dans quatre classes de véhicules et de moteurs. La catégorie reine est réservée aux dragsters Top Fuel, les voitures les plus rapides du monde. Avec leur puissance de 10 000 chevaux, il ne leur faut que 0,6 seconde pour passer de 0 à 100 km/h. Une épreuve oppose deux concurrents dont les fusées sur quatre roues sont disposées côte à côte sur la ligne de départ. Pour parcourir les 402 mètres, un dragster Top Fuel n’a besoin que de quatre secondes et il peut atteindre une vitesse supérieure à 500 km/h. Les pilotes sont plaqués sur leur siège par une accélération de 7 g, qui équivaut à sept fois leur poids corporel.

Jndia Erbacher, d’Arlesheim (BL), est l’une des deux femmes qui livrent bataille dans la classe Top Fuel. Son père, Urs Erbacher, 58 ans, est entré dans la légende du sport motorisé suisse. Il a pris part à six reprises aux Championnats d’Europe dans la catégorie reine. A Arlesheim, il possède une entreprise spécialisée dans la conception et la réalisation de motos customisées. Il est également actif dans la vente d’automobiles.

Le père de Jndia a fondé l’écurie Erbacher: 15 équipiers et un dragster Top Fuel, avec lequel la jeune femme prendra le départ. Elle a achevé ses études de commerce par une maturité professionnelle et travaille comme secrétaire. Dans le box, elle discute avec son père des données informatiques relevées lors de la dernière course. C’est la première fois que l’intrépide pilote participe à une compétition comptant pour le Championnat d’Europe. Elle a récemment décroché la licence requise dans la Mecque britannique des dragsters, le circuit de Santa Pod.

Les membres du staff préparent son bolide, à l’empattement de 8 mètres, pour la prochaine course de qualification. L’équipe est bien rodée et chacun a des attributions précises. Presque tous les mécaniciens ont déjà accompagné Urs, le père de Jndia. Ils dédient bénévolement leur temps libre aux compétitions, à l’exception du chef d’équipe américain, le seul à percevoir un salaire. Urs Erbacher offre les billets d’avion, le logement et les repas. Rolf Braun, 59 ans, assiste le team Erbacher pour la deuxième saison lors des six week-ends de courses qui précèdent les Championnats d’Europe. Les embrayages sont son domaine. «La confusion règne parfois, mais l’ambiance est toujours familiale.»

file6ze6qdhizcg7e2uceei
 

Des dizaines de spectateurs ont convergé devant le box Erbacher. Ils observent le travail des mécaniciens. Bruno Rodrigues, de Batzenheid (SG), est l’un d’entre eux: «Je suis un grand fan de Jndia, elle est adorable et n’a pas la grosse tête. C’est fascinant de voir ces monstres d’aussi près.» Le dragster de Jndia vaut 200 000 francs, alors qu’un bloc-moteur V8 coûte 7000 francs. Urs Erbacher explique: «Nous avons assemblé le bolide à partir de pièces détachées, au cours de centaines d’heures de labeur.» Pour l’écurie, une saison revient à un demi-million de francs. «Le financement est un casse-tête perpétuel», déclare-t-il. En Europe, les primes s’élèvent au maximum à 10 000 francs et sont complétées par les recettes de la publicité et du marketing.

MARIAGE DANS UN BOX

Jndia est assise sur une chaise pliante. Elle boit une boisson énergisante, dont on retrouve le logo sur les casquettes. Sa mère, Veronika, 59 ans, prépare le buffet du soir pour les sponsors et les fans, des saucisses et de la salade de pommes de terre. Le team Erbacher a des milliers de supporters dans toute l’Europe, un couple s’est même marié dans le garage d’Arlesheim.

C’est sa mère qui a choisi le prénom de la jeune pilote. Jndia est le nom d’un personnage du film Autant en emporte le vent. Elle sourit: «Mon prénom n’a rien à voir avec la marque des voitures vendues par mon père.» La lettre J au début de son prénom? «Comme ce mot signifie Inde en anglais, mes parents ont remplacé le I par un J.» Enfant, Jndia assistait déjà à toutes les courses de son père. Plus tard, elle s’est passionnée pour l’équitation. Il y a une année, elle a échangé sa monture contre une autre de 10 000 chevaux. «J’ai pris cette décision quand mon père a arrêté la compétition.» Urs Erbacher relève: «Elle a du talent.» 

Les nouveaux pneus sont montés. Andreas «Wini» Winiger, 55 ans, de Niederlenz (AG), remplit le réservoir de 75 litres de nitrométhane, un explosif liquide. Ces 75 litres, qui servent à parcourir 400 mètres, coûtent 13 francs le litre. Il précise: «Pendant les compétitions, Jndia conserve toujours son sang-froid et sa bonne humeur.» Les moteurs chauffent dans un bruit assourdissant. Jndia n’a pas encore mis son casque, mais elle porte un masque pour se protéger des gaz d’échappement, qui peuvent irriter les yeux et gêner la respiration. Jndia pose un baiser sur la carrosserie de son dragster, qu’elle a baptisé Jasmine. «Nous remporterons aussi cette course», dit-elle à son bolide. Son père lui prodigue d’ultimes conseils. «Parfois, je prends mon dragster à partie, reconnaît Jndia. J’imagine qu’il me répond.» 

Jndia enfile son casque, se signe et se glisse dans l’étroit cockpit. Deux membres de l’équipe attachent son harnais. Boum, boum, boum: sur les parois du casque, Jndia entend les battements de son cœur. Urs: «Avant une course, on est extrêmement tendu et le pouls peut monter à 160 ou 170.» La difficulté consiste à retrouver son calme. Plus un pilote est nerveux, plus son temps de réaction sera long. Une fois que le feu passe au vert, tout se joue sur des millièmes de seconde.

file6ze6qd24uraflgyag94
Jndia Erbacher (à g.) réalise un meilleur départ que son adversaire. Une odeur de caoutchouc brûlé et de nitrométhane envahit la piste. Lors du show nocturne (photo), 60 000 fans s’enflamment dans les tribunes. Ils viennent pour moitié de Suisse, à…

«WE ARE THE CHAMPIONS»

Jndia possède sa méthode pour ralentir ses pulsations. Elle chante We Are the Champions ou The Final Countdown. Les yeux fermés, elle prend conscience de sa respiration. «A cet instant, je suis dans ma capsule comme dans une fusée, totalement concentrée. Je ne connais pas la peur, je suis accro à la vitesse.»

Les membres de l’équipe poussent le dragster de Jndia sur la ligne de départ, à côté de celui de son adversaire. Le speaker annonce: «Sur la ligne de départ, Jndia Erbacher, la plus jolie pilote suisse!» Puis vient le burnout: les pneus arrière patinent sur l’asphalte, une épaisse fumée se dégage et une odeur de caoutchouc brûlé se répand. «Up in smoke!» Le feu passe au vert. Jndia relâche les freins, accélère à fond dans un bruit infernal qui peut atteindre 160 décibels. Des flammes s’échappent des bolides. Jndia a réussi le meilleur départ. Après 18 mètres, elle roule à 160 km/h. Pendant ce parcours de quatre secondes en ligne droite, elle tente de maintenir le véhicule au milieu de la piste. Urs Erbacher explique: «Quand on réalise que l’automobile change de cap, c’est trop tard. On est dans le mur.» Des accidents se sont déjà produits, au cours desquels des pilotes ont perdu la vie.

file6ze6qd4sqrq14diuebz0
Pendant les courses de dragsters, le bruit est plus fort qu’au décollage d’un jet. Les tampons auriculaires ou les index dans les oreilles sont indispensables. Jndia: «A la maison, nous réglons le volume du téléviseur sur 30.»

Après 4,562 secondes, Indira franchit la ligne d’arrivée. Elle a remporté le duel. Instinctivement, elle actionne un levier et déclenche le parachute de freinage. En quelques secondes, le véhicule ralentit à 250 km/h, propulsant Jndia violemment vers l’avant. «Il faut être en bonne condition physique pour ce sport», explique son père.

file6ze6qdl9gp0qvou24g7
L’équipe fête le triomphe de Jndia. Son père, Urs, la prend dans ses bras tatoués.
file6ze6qdlj5mp1hc9toeel
 

DÉFAITE SUR LE FIL

Après quelques centaines de mètres, le dragster s’immobilise. Une voiture le remorque dans le box Erbacher. Jndia sort, ses fans la félicitent. L’un d’eux lui touche l’épaule: «Super course!» Son père la prend dans ses bras, elle applaudit les membres de son équipe: «Merci beaucoup, vous êtes les meilleurs! Quel beau résultat!» Après chaque course, elle est assaillie par des maux de tête.

La pilote bâloise gagne une course de qualification après l’autre. Elle s’est inclinée d’un rien en finale contre le futur champion d’Europe, Duncan Micallef. Il a franchi la ligne d’arrivée sept millièmes de seconde (soit 92,73 cm) plus tôt. Jndia se réjouit de son nouveau record personnel: 4,056 secondes.
Arlesheim, 7 mars 2018. Jndia se trouve dans l’atelier de l’écurie avec son père. Elle a terminé le championnat à la cinquième place, même si elle n’a pris part qu’à trois des six compétitions. Cette année, elle entend bien participer à l’ensemble des épreuves. Jndia souhaite aussi disputer des compétitions aux Etats-Unis. La famille recherche intensément des sponsors. En Amérique, le dragster racing soulève les passions et occupe la deuxième place dans l’intérêt du public après la Nascar. La formule 1 est treizième. Les compétitions se déroulent un week-end sur deux, devant 200 000 fans et un million de téléspectateurs sur la chaîne Fox Sports. Jndia s’est fixé des objectifs ambitieux: elle veut réaliser une saison entière aux Etats-Unis et décrocher au moins une victoire. 

Par L'illustré publié le 5 avril 2018 - 00:00, modifié 18 mai 2018 - 14:02