Les Kosovars aiment les statues. A Pristina, Bill Clinton, l’ancien président américain, considéré comme un sauveur pour avoir participé à la décision de l’OTAN de bombarder la Serbie, en 1999, a la sienne, à l’entrée du boulevard qui porte son nom. A quelques pas de là, c’est Mère Teresa qui domine la rue piétonne Nene Tereza de son piédestal. Nul doute que Bernard Challandes aura aussi cet honneur s’il venait à qualifier l’un des plus petits pays de la planète foot (1,8 million d’habitants) pour l’Euro 2020.
«Nous en sommes encore très loin. Attendez avant de faire rimer Kosovo avec héros», supplie le Neuchâtelois, qui ne sait plus quelle formule utiliser pour calmer l’ardeur et l’euphorie de supporters survoltés.
Dans ce pays de 10'000 km², admis à l’UEFA et à la FIFA il y a trois ans seulement, la passion est partout. Tout le temps. A peine tombé de l’avion qui nous a amenés à Pristina, «coach Challandes» est accueilli par une dizaine de supporters en liesse.
Pour eux, le doute n’est pas permis. Leur équipe tutoiera les meilleures nations du continent l’année prochaine. «Il va nous qualifier, c’est certain. C’est le meilleur entraîneur, la meilleure personne pour le Kosovo», décrètent Agim, Bajram, Afrim et tous leurs copains, en faisant des selfies avec celui qu’ils surnomment déjà «notre héros». L’optimisme est encore plus exacerbé sur les réseaux sociaux. «Le Danemark, 10e nation mondiale? On n’en fera qu’une bouchée», assurent la plupart des intervenants, quatre jours avant la rencontre (2-2).
Dépassé par le succès
Honoré, flatté par tant de ferveur et de sollicitations, Bernard Challandes tente, en vain, de calmer le jeu. «Comme les joueurs, les supporters doivent apprendre la patience, ne pas nous voir plus beaux que nous sommes», prêche l’ancien enseignant de La Chaux-du-Milieu, dans un désert quasi absolu. Car comment refroidir les espoirs de tout un peuple après avoir réussi le meilleur parcours du monde au cours de l’année écoulée (13 matchs, 9 victoires, 4 nuls au 12 juin)? La vérité, c’est que l’entraîneur le plus voyageur de Suisse est dépassé par son propre succès.
Depuis son arrivée, il y a treize mois, le Kosovo n’a cessé de grimper dans la hiérarchie, passant de la 180e à la 130e place au classement FIFA. Même si la cote de ses adversaires n’a pas toujours été élevée, personne n’a fait aussi bien côté résultats. Mieux, en remportant son groupe lors de la Ligue des nations (devant l’Azerbaïdjan, les îles Féroé et Malte), le Kosovo – 15 buts marqués pour 2 encaissés – a été promu dans le groupe C. Du coup, les «Challandes boys» se sont offert la possibilité de se qualifier pour l’Euro par ce biais. Sur les quatre appelés qui se disputeront un ticket chic dans un an (Géorgie, Biélorussie, Macédoine et Kosovo), un sera élu. «Nous sommes à deux matchs du graal. C’est à la fois peu et énorme.
Mais la qualif paraît plus jouable par cette voie que par la phase de groupes. En défiant l’Angleterre, la République tchèque, la Bulgarie et le Monténégro, il faut réussir un exploit pour passer [deux qualifiés]», estime le natif du Locle. Le Kosovo manquait d’un rien de créer une nouvelle sensation lors du premier match de poule, se contentant d’un nul (1-1) face à une Bulgarie copieusement dominée. «Deux points de perdus», regrette le coach. (C'était avant la victoire du 10 juin contre la même Bulgarie à Sofia, acquise à la 92e minute (2-3)!)
Et une recette minimale pour la Fédération, malgré un stade comble (13'000 spectateurs). «Nous avons eu 100'000 demandes de billets», déplore Agim Ademi, le président de la petite fédération, avant de poursuivre. «On ne s’est pas trompés en engageant M. Challandes. Il a tout apporté à l’équipe. L’organisation, la tactique, la rigueur, la confiance et la mentalité de gagneur. Son travail est admirable», encense le dirigeant. «Il parle beaucoup avec nous, nous transmet cette expérience qui nous manque encore au niveau international. Avec lui, chacun sait ce qu’il a à faire», renchérit Arbenit Xhemajli, le défenseur de Xamax, élogieux.
Un million de prime
Rentier AVS depuis deux ans, le technicien, qui a entraîné huit clubs de ligue nationale (un record), n’a pas hésité longtemps lorsque feu le président de la fédération, décédé subitement en juin dernier sur son vélo de fitness, l’a sollicité. «Nous nous sommes rencontrés dans un hôtel, à Ouchy. Il m’a expliqué ce qu’il attendait de moi, m’a soumis ses conditions en me faisant comprendre qu’elles n’étaient pas négociables. J’ai accepté quasi spontanément. Partir d’une feuille blanche est un défi qui m’a toujours excité. Et puis, contrairement à un club, avec une équipe nationale, il y a des périodes où vous pouvez recharger les batteries. A mon âge, c’est mieux.»
Comme lorsqu’il dirigeait l’équipe d’Arménie, Bernard Challandes fait des allers-retours entre la Suisse et les Balkans. «Une soixantaine de jours de sur place. Plus les voyages, pour visionner mes joueurs, qui évoluent tous en dehors du Kosovo, ou tenter d’en convaincre de nouveaux de nous rejoindre», détaille le Neuchâtelois (voir encadré ci-dessous). Son contrat court jusqu’au terme des qualifications. Le dernier? «Peut-être, peut-être pas», devise-t-il, énigmatique.
Le job n’est pas aussi bien payé qu’en Suisse, certes. Quoique… «Je n’ai pas à me plaindre. Comparé au niveau de vie du pays (400 euros de salaire mensuel moyen, ndlr), je suis aussi bien rétribué que Petkovic (l’entraîneur de la Nati, 1 million par année, ndlr).» Combien? Motus. Entre 250'000 et 300'000 francs par année selon nos estimations. Sans la prime offerte par le gouvernement pour la victoire en Ligue des nations, ni celle de 1 million d’euros promise à l’équipe par ces mêmes autorités en cas de qualification pour l’Euro. «Comme c’était le cas en Arménie, il n’y a jamais de retard dans le paiement des salaires ici.»
«Une école enfantine»
Sans doute parce que le Ministère des sports sait que la fonction n’est pas de tout repos. «Entre la fierté de jouer pour son pays et l’esprit de famille, les choses ne sont pas toujours simples à gérer», se désole Challandes, contraint de faire front à toutes sortes de velléités. «Parfois, je me crois au sein des juniors d’un club de 4e ligue. Les parents sont si proches de leurs gamins qu’ils viennent jusqu’à l’hôtel pour m’interpeller ou, à défaut, passent par la fédération pour essayer de me parler. Le plus souvent, ils veulent savoir pourquoi je n’ai pas sélectionné leur rejeton. S’ils ont deux fils susceptibles d’intégrer le cadre, certains vont jusqu’à menacer de ne pas laisser venir l’un si je ne prends pas l’autre. Une vraie école enfantine», se lamente le coach, qui avoue avoir l’embarras du choix. «L’équipe est jeune. Si tous les joueurs que nous courtisons nous rejoignent, elle aura un potentiel pour les dix prochaines années.»
Qui sait si «Papi Challandes» ne sera pas toujours là. S’il qualifie le Kosovo pour l’Euro, il y a fort à parier qu’il soit nommé coach à vie…
Un avis tranché sur la question des doubles nationaux
Le Neuchâtelois drague les doubles nationaux pour renforcer son équipe. De bonne guerre, estime-t-il. Coup de gueule.
Surtout, n’insinuez pas qu’en essayant de convaincre de jeunes talents au bénéfice de deux passeports de défendre le drapeau kosovar plutôt que le suisse, il travaille contre les intérêts de notre pays et de son football. La question l’irrite prodigieusement. «Il n’y a que les journalistes qui entretiennent cette polémique ridicule et qui n’a pas lieu d’être. Moi, c’est le foot qui m’intéresse, pas le nationalisme!» tonne, agacé, celui qui tente par tous les moyens d’attirer le prometteur sédunois Bastien Toma sous la bannière blanc et bleu, par exemple.
Employé de l’Association suisse de football (ASF) de 1996 à 2007 en tant qu’entraîneur de diverses sélections de jeunes (-17, -18 et -21 ans), le Neuchâtelois a changé de camp et se dit parfaitement à l’aise dans son rôle de recruteur pour la jeune république. «Vous pensez que l’ASF culpabilise d’avoir attiré dans ses rangs six ou sept joueurs d’origine albanaise ou kosovare?» interroge l’ex-coach de l’équipe d’Arménie. «Tout ça, c’est de bonne guerre. Il n’y a rien de malsain, ni de sournois là derrière. Ainsi va la vie du foot de nos jours.»
«Le choix du Kosovo se fait par défaut»
Pour l’ancien enseignant de La Chaux-du-Milieu, qui a entraîné pas moins de quatorze clubs en Suisse, l’équation est vite résolue. «Le choix du Kosovo se fait toujours par défaut. Un double national suisse, italien, allemand, français, espagnol ou anglais décidera de nous rejoindre parce qu’il sait qu’il n’a aucune chance d’intégrer l’autre équipe nationale.
Actuellement, la Suisse pointe au 8e rang du classement FIFA et le Kosovo au 130e. Vous pensez sérieusement que si Vladimir Petkovic, le coach de la Nati, appelle un double national, celui-ci va lui dire non? Faut pas rêver quand même, garçon! Un joueur choisira toujours ce qui favorise sa carrière.»
Une chose est sûre cependant: si Bernard Challandes avait à disposition tous les joueurs d’origine kosovare évoluant sous d’autres pavillons, il posséderait une sacrée squadra, comme disent les Italiens…