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Et Big Brother prit le pouvoir!

Géolocalisation grâce aux smartphones, surveillance généralisée, contrôle social omniprésent: le coronavirus est-il en train de sonner le glas des libertés individuelles et de donner naissance à un monde totalitaire, en Europe et en Suisse comme partout dans le monde?

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Berne sous surveillance: Smartphones, géolocalisation, caméras, reconnaissance faciale: dans le monde d’après l’épidémie, les citoyens, espionnés de tous côtés, ont perdu jusqu’à l’idée même de leur liberté. Miles Hyman

"Un spectre hante l’Europe, le spectre du communisme», écrivaient Marx et Engels en 1848 dans le manifeste du Parti communiste. Un autre spectre hante le monde depuis 1949, celui de Big Brother. Annoncé pour 1984 par son créateur, le journaliste et écrivain anglais George Orwell, il a rencontré un certain nombre de résistances qui ont freiné sa progression, mais il paraît cette fois sur le point de déferler sur le monde. Déjà solidement installé dans des pays pionniers, à commencer par la Chine immense, il plane aujourd’hui sur des contrées qui s’étaient pourtant promis de ne jamais le laisser approcher, à savoir les démocraties occidentales si fières de leurs libertés publiques et de leurs droits de l’homme. Au premier rang desquelles la France, l’Angleterre, l’Allemagne, et même ce petit pays dont l’histoire se confond avec la démocratie: la Suisse!

Big Brother, c’est un ami masqué, un grand frère qui vous veut du bien et qui sait ce qui est bien pour vous. C’est un ami insaisissable qui a pris des formes diverses et variées tout au long de l’histoire, mais sans jamais dévier de son but ultime: prendre possession de votre vie et vous soulager du poids encombrant et inutile de votre liberté. Big Brother est apparu d’abord, pendant plus d’un demi-siècle, à la tête et au milieu des régimes totalitaires (Hitler en Allemagne, Staline en Union soviétique, Mao en Chine), enregistrant des succès spectaculaires mais jamais parfaits, et finalement éphémères.

Mais le voilà qui revient, en ce début d’année 2020, sous une apparence métamorphosée et totalement insoupçonnable: il a pris la forme d’un smartphone et il surfe sur une technique proprement démoniaque, la géolocalisation. C’est l’occasion qui fait le larron, dit le proverbe, et Big Brother s’est infiltré tout naturellement dans le grand chaos planétaire provoqué par le virus chinois.

Big Brother est tout-puissant, il sait et il décide ce qui est bien pour vous. Il surveille votre vie, vos pensées, vos relations sociales, vos émotions, vos amours. Il vous dicte vos réactions, vos indignations, vos admirations, vos colères. Il vous surveille partout et toujours, chez vous comme à l’extérieur, à chaque seconde de votre vie. Pas moyen de lui échapper, pas moyen de conserver ne serait-ce qu’un infime espace de liberté. Son mot d’ordre: «Big Brother is watching you» («Big Brother vous regarde»).

Sonné et mis en déroute après la démaoïsation et la conversion au capitalisme de la Chine, dans les années 1980, puis par l’effondrement de l’Union soviétique, en 1991, Big Brother n’a toutefois jamais cessé de rôder ici et là, avec cette effrayante capacité à flairer les bonnes occasions et à renaître de ses cendres dans les situations de crise, les situations de désarroi collectif qui provoquent des appels à l’ordre et à la sécurité.

L’épidémie née à Wuhan en décembre dernier vient de lui offrir une nouvelle chance, parce qu’elle lui permet de surfer à la fois sur l’humanisme (sauver des milliers de vies) et sur la technologie la plus moderne (la géolocalisation au mètre près, à chaque instant, de chaque utilisateur de smartphone). Une surveillance au-delà de tout, infaillible et imparable; une surveillance sans aucune comparaison avec les surveillances humaines à l’ancienne, même les plus brutales (comités de défense de la révolution, gardes rouges).

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L’ordre règne à Wuhan: Pour enrayer la progression de l’épidémie dans la ville où elle s’est déclarée, les dirigeants chinois ont soumis ses 11 millions d’habitants à un confinement impitoyable. Miles Hyman

La Chine n’en aura-t-elle jamais fini avec son histoire tragique? N’accédera-t-elle jamais aux rivages apaisés de la liberté? Pendant le long règne de Mao, de 1949 à 1976, elle vit sous un communisme pur et dur et subit toute l’horreur du totalitarisme. Le Parti communiste prétend, comme Big Brother, régenter la totalité de la vie de chaque citoyen, de sa naissance à sa mort. Les comités de quartier, les gardes rouges, la délation généralisée, la déportation des ennemis de classe et des mal-pensants: le contrôle est omniprésent et féroce. Mais, comme l’ont rapporté les témoins de l’époque, il reste quand même d’infimes espaces de liberté: une promenade, un repas au resto, une discussion entre amis, des silences, des mots, des amours clandestines même, qui échappent à la toute-puissance du Parti communiste.

Convertie au capitalisme après la mort de Mao et devenue la deuxième économie du monde, la Chine a aussi retrouvé depuis 2013, sous le président Xi Jinping, une volonté de puissance assumée. Patrie de l’intelligence artificielle grâce à ses banques de données gigantesques, elle a aussi commencé de mettre en place un contrôle total de ses propres citoyens en utilisant leurs smartphones, l’accès privilégié à internet pour 95% des Chinois. Utilisant les données des géants chinois (Baidu, Alibaba, Tencent), le pouvoir sait tout sur tout le monde: dépenses, situation financière, déplacements, curiosités, films préférés, lectures, projets, fréquentations. Tout est enregistré, tout est quadrillé, Big Brother numérique vous regarde!

Depuis quatre ou cinq ans, le gouvernement chinois a ainsi mis en œuvre un contrôle global de sa population, baptisé «le système de crédit social», qui est entré en vigueur dans la plus grande partie du pays en 2020. Comme l’expliquent Sophie Boisseau du Rocher et Emmanuel Dubois de Prisque dans leur livre «La Chine e(s)t le monde» (Ed. Odile Jacob), «ce système vise à évaluer la vertu et la «bonne foi» des citoyens puis à les classer et à leur octroyer récompenses ou punitions». Réputation sociale, stabilité familiale, relations avec ses collègues de travail ou ses voisins, situation financière, contraventions, utilisation de sa messagerie: chaque citoyen est passé au crible et noté en permanence, comme à l’école. L’éternelle loi de la carotte et du bâton!

Le bon citoyen qui se conforme aux attentes du système reçoit des récompenses: crédit bon marché, voyages à l’étranger, possibilité de devenir fonctionnaire, accès à certains services publics (hôpitaux, éducation), accès à la première classe en train ou en avion… Quant au mauvais citoyen, il s’expose à des sanctions de toutes sortes: interdiction d’acheter un bien immobilier ou de rénover son domicile, interdiction d’acheter une voiture, interdiction d’inscrire son enfant dans une école privée… C’est ce que le Parti communiste définit comme une étape vers «la société socialiste harmonieuse».

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Les métamorphoses de Big Brother en Chine: les gardes rouges imposent la révolution culturelle à Pékin, en 1966.

Quand l’épidémie se déclare à Wuhan, en décembre dernier, le pouvoir joue logiquement la carte de la surveillance informatique. Le système ne traque plus seulement les mauvais citoyens, mais toutes les personnes ayant pu croiser ou côtoyer des gens contaminés. Dès le 8 février, les autorités lancent une application mobile baptisée «détecteur de contacts étroits», devenue obligatoire pour des centaines de millions de Chinois. Les utilisateurs des services comme WeChat (messagerie) ou Alipay (filiale financière du géant de l’e-commerce Alibaba) reçoivent un code d’une certaine couleur: vert, jaune ou rouge. Si vous recevez le code vert, vous pouvez vous déplacer partout et sans restriction; le code jaune peut vous contraindre à rester une semaine à la maison; et le rouge vous oblige à un confinement de deux semaines. Pour pouvoir entrer dans des bâtiments officiels, des banques, des centres commerciaux ou des gares, chaque personne doit scanner un code sur son smartphone et obtenir un certificat vert.

Mais comment contester le traçage social s’il aide à sauver des vies? Comment refuser l’aide de Big Brother dès lors qu’il a revêtu sa blouse de médecin et qu’il travaille pour la santé publique? D’autant que si la Chine s’appuie sur la surveillance par smartphone, elle n’est pas la seule à le faire: la Corée du Sud, Taïwan, la Malaisie, Singapour font plus ou moins la même chose, avec certains garde-fous juridiques qui limitent en principe le traçage à la durée de l’épidémie.

Plus inquiétant encore, car la civilisation européenne est fondée avant tout sur la liberté individuelle, l’Angleterre et l’Allemagne explorent la même voie dans laquelle Israël fait d’ores et déjà office de précurseur et de champion toutes catégories. Engagé dans la colonisation de la Cisjordanie, une politique contraire au droit international et condamnée par la communauté internationale, Israël a développé des systèmes de surveillance et d’espionnage impressionnants pour lutter contre les groupes armés palestiniens. Au point que de très nombreuses start-up actives sur ce terrain sont aujourd’hui des références mondiales, à commencer par la société NSO, qui a livré à l’Arabie saoudite son outil le plus sophistiqué, Pegasus 3, utilisé par le royaume pour cibler le journaliste Jamal Khashoggi, assassiné à Istanbul le 2 octobre 2018.

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«Big Brother vous regarde» Relié à un système de géolocalisation, le smartphone devient un instrument d’espionnage et de surveillance imparable, permettant un contrôle total de l’Etat sur la vie de tous les citoyens. Miles Hyman

Quoi qu’il en soit, Israël décide d’emblée d’utiliser son expertise en géolocalisation pour contenir l’épidémie. Le Shin Beth (la sécurité intérieure) est autorisé à retrouver les personnes potentiellement infectées à l’aide d’une base de données de smartphones normalement utilisée dans la lutte contre les mouvements palestiniens. Rien d’étonnant à ce que l’historien israélien Yuval Noah Harari, l’auteur du best-seller «Sapiens», pointe le risque, dans le Financial Times, de la mise en place, partout, «d’une société de surveillance totalitaire».

Tout se passe en fait comme si le virus était en train de faire sauter toutes les garanties établissant et protégeant les libertés individuelles, c’est-à-dire une œuvre de civilisation née et peaufinée au fil des siècles, galvanisée par les Lumières, mise en forme et consacrée par la Déclaration universelle des droits de l’homme après la Seconde Guerre mondiale.

Tout se passe comme si Big Brother faisait son grand retour, tout rassurant, patelin, sur une planète pétrifiée et prête à se jeter dans les bras de n’importe quel prétendu sauveur. Après le gigantesque souffle libérateur des années 1960 – le mouvement hippie, la libération sexuelle, Mai 68, l’effondrement du modèle bourgeois – c’est une immense vague de repli et de peur, un besoin irrépressible d’ordre et de recadrage, qui déferle sur les pays occidentaux depuis une dizaine ou une vingtaine d’années.

Le grand égyptologue et romancier Christian Jacq parlait de «la force terrifiante de l’air du temps». Quel était l’air du temps, en Europe, à la veille du virus, il y a à peine deux ou trois mois? Quel était l’état d’esprit dominant, quelle atmosphère? Les sociétés vibraient-elles d’envies de liberté et d’aventure ou aspiraient-elles plutôt à ce que La Boétie, l’ami de Montaigne, appelait il y a déjà fort longtemps, en 1576, la servitude volontaire? Contaminée par le politiquement correct, cette idéologie venue des Etats-Unis qui affirme un certain nombre de dogmes et refuse la libre discussion, l’Europe a laissé s’effilocher peu à peu, ces dernières années, sa vocation de liberté de pensée et d’esprit critique, tandis que certains groupes activistes – Verts, féministes radicalisées, militants du climat, antispécistes – prenaient la mauvaise habitude de réclamer à cor et à cri, au nom de la tolérance et du bien, l’interdiction et l’exclusion de leurs contradicteurs. «La liberté, c’est l’esclavage», remarque Big Brother, plus sentencieux et plus politiquement correct que jamais.

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Un drone sur une route à Shenzhen, en février, vérifie le «détecteur de contacts étroits» de tous les conducteurs. Il faut un code vert pour être autorisé à passer. Dukas

La sensibilité générale, en tout cas, est aujourd’hui à l’obéissance et même à la soumission, comme dirait Michel Houellebecq, au point que l’on assiste, exactement comme dans la Chine autoritaire, à une forme d’adhésion populaire aux mesures de contrainte. Le confinement, en France, est d’une extrême dureté: permis de sortie pour mettre un pied dehors, lourdes amendes et même peines de prison ferme pour les récalcitrants, délation grandissante entre voisins, surveillance à l’aide de drones... Et depuis quelques jours, bien sûr, mise à l’étude d’un système de géolocalisation (prétendument sur une base volontaire) pour tracer les personnes suspectes après que le confinement aura été levé.

Plus modérée, plus souple, la Suisse s’en est tenue à un semi-confinement qui heurte pourtant les libertés les plus élémentaires: déploiement de policiers un peu partout, dans les parcs ou au bord du lac, dans les préaux d’école ou en rase campagne, pour traquer les groupes de cinq personnes et vérifier la «distanciation sociale»; longues files de citoyens disciplinés, comme des moutons, devant les magasins d’alimentation; offre de service glaçante de Swisscom d’espionner ses propres clients et de dénoncer les rassemblements de plus de 100 personnes...

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«Nous avons tout bonnement été mis en prison. Ce qui m’inquiète, c’est la facilité avec laquelle nous nous habituons à la servitude»Gaspard Koenig, philosophe AFP

Un contrôle large et méthodique, un déploiement massif de moyens humains et matériels. Et pas question de laisser son portable à la maison pour échapper à Big Brother, car des contrôles systématiques et inopinés pourront être mis en place sans aucun problème, comme en Chine ou en Corée du Sud, pour vérifier en permanence la position de chaque personne. Et pas question non plus de ne pas avoir de smartphone, car il pourra être obligatoire, selon les pays, pour sortir de chez soi. Ce n’est pas pour rien que le philosophe français Jean-Claude Michéa, anarchiste conservateur et grand spécialiste d’Orwell, refuse obstinément d’utiliser un smartphone! Car au-delà des nécessités sanitaires, c’est comme si l’on assistait en réalité à une sorte d’emballement et de surenchère liberticide qui, comme le virus lui-même, ignore les frontières et frappe tous les pays.

«Nous avons tout bonnement été mis en prison, remarque le philosophe français Gaspard Koenig. L’Etat va-t-il prendre l’habitude de nous demander de nous munir d’autorisations de sortie à la moindre crise? Nous créons là un dangereux précédent. Ce qui m’inquiète, c’est la facilité avec laquelle nous nous habituons à la servitude. Les mesures d’exception prises face aux crises sanitaires ont souvent perduré dans les structures sociales. Michel Foucault avait analysé, au début de son «Histoire de la folie», l’exemple des léproseries qui ont perduré bien après la fin de la lèpre, pour contrôler les fous, les déviants.»

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«Il n’y a rien de plus liberticide que la géolocalisation: c’est le flicage total des citoyens!»Me Charles Poncet, avocat genevois Jean-Christophe Bott / Keystone

Un point de vue partagé par l’avocat genevois Charles Poncet, irréductible libéral, qui n’admet le semi-confinement à la suisse que de manière strictement temporaire et s’inquiète déjà pour la suite. «Il n’y a rien de plus liberticide que la géolocalisation. C’est le flicage total des citoyens qui, toutes les minutes de leur vie, sont suivis par un Etat digne d’Orwell. On peut accepter une telle mesure à la rigueur pendant quelques jours dans un état d’urgence, si elle est absolument indispensable, mais dès que le virus chinois nous aura fichu la paix, de telles mesures doivent être interdites et leur usage érigé en délit. Il en va de l’essence même de nos libertés.»

Car ce qui se profile à l’horizon, c’est un Etat de droit qui ne consacrerait plus les libertés individuelles, mais qui les confisquerait, les abolirait. La géolocalisation contre le virus pourrait ainsi être invoquée à l’avenir, comme un précédent, pour lutter contre tous les risques qui, du berceau au cimetière, pèsent sur la vie des êtres humains et sur la société en général. Elle pourrait aider à lutter contre différentes maladies, contre les accidents de la route (un million de morts par année dans le monde), contre le manque ou l’excès d’exercice, contre les déséquilibres alimentaires, contre l’alcool, contre la cigarette, contre les skieurs qui font du hors-piste, bref, contre tous les risques (et parfois les plaisirs) qui font partie de la condition humaine.

Le virus chinois restera-t-il dans l’histoire comme le prétexte idéal qui aura permis de bâtir, sur toute la planète, des systèmes de surveillance quasiment totalitaires? Ce monde d’après dont on nous parle tant sera-t-il cet univers vide et froid où toute idée de liberté personnelle aura été bannie et éradiquée? Un tel monde, en tout cas, n’aurait plus rien d’humain.


Par Habel Robert publié le 25 avril 2020 - 10:33, modifié 18 janvier 2021 - 21:10