Je me sers de mes plus belles hontes pour écrire mes spectacles.» Au bout du fil, on devine Blanche Gardin en train de sourire. Déjantée, sans tabou, la comédienne de 43 ans déballe tout lorsqu’elle joue sur scène. Sa vie de trentenaire puis de quadra désabusée, ses problèmes sexuels ou psychiatriques. Ses trois spectacles, Il faut que je vous parle, Je parle toute seule et Bonne nuit Blanche, sont hallucinants d’insolence, de provocation, de politiquement incorrect. Cette petite nana de 1 m 60 aux airs d’enfant sage semble sans limites.
Pourtant, des limites, elle en pose beaucoup, voire de plus en plus, sur sa vie privée. Pas facile donc de savoir qui se cache vraiment derrière cet ovni qui s’affirme comme la figure incontournable du stand-up francophone et crève l’écran aux côtés de Denis Podalydès et de Corinne Masiero dans Effacer l’historique, le dernier film de Kervern et Delépine. «Mon premier rôle important», nous dit-elle. L’histoire? Trois anciens «gilets jaunes» qui, pour citer Gardin, «se débattent dans un monde de merde» et s’allient contre les GAFA qui pourrissent leur vie.
Justement, les réseaux sociaux et internet, la malicieuse nous confie qu’ils n’ont aucune place dans sa vie. «Comme tout le monde, j’ai une page Facebook pour annoncer mon actu et pour faire connaître les projets de la Fondation Abbé Pierre.» Mais cela s’arrête là. Elle poursuit en avouant «avoir grandi dans une famille anti-télé, c’est sûrement pour ça que je m’ennuie très vite derrière un écran». Donc foin de tout ce qui est connecté, motus ou presque sur sa vie privée, et des interviews au compte-goutte. Voilà l’autre face de Blanche Gardin.
Alors on pose des questions, on creuse et on apprend qu’elle vient d’un milieu intello de gauche, avec un père professeur de linguistique qui consacrait beaucoup de temps à son métier, et une mère autrice-traductrice, qui gérait avec bonne humeur une fratrie de trois, dont Blanche était la petite dernière. La benjamine, se considérant comme la mauvaise élève du trio, faisait le pitre pour masquer son malaise. Puis vinrent le chaos et les crises de mélancolie violentes de l’adolescence. A 17 ans, elle quitte le domicile familial, se retrouve à Naples où elle squatte durant neuf mois avec des punks à chiens toxicos. Crasseuse, piercée de partout, au bout du rouleau, elle rappelle finalement ses parents.
Son père, l’érudit taiseux, débarque et pleure devant cette gamine qui veut se détruire. Ces larmes sont comme un électrochoc pour la jeune Blanche. Retour à la case maison. Elle reprend ses études, s’inscrit en sociologie et collecte brillamment les diplômes en écrivant sur les démunis ou les délinquants. Mais elle ne se contente pas de ça. Elle prend un virage à 180 degrés et choisit comme sujet de thèse l’opposé de ce qu’elle connaît: les flics! Durant deux mois, elle suivra une formation de gardienne de la paix et fera la circulation sur un rond-point. Elle gardera aussi le domicile du ministre Laurent Fabius avec, à la taille, un flingue six coups datant des années 1960. Lorsque son père meurt d’un cancer foudroyant, elle balance ses études aux orties et devient éducatrice. Les études, c’était pour papa, pour lui faire plaisir.
Alors qu’elle n’a même pas 25 ans, l’humoriste écrit des sketchs et les joue. Un pote étudiant en audiovisuel les filme. Ces petites histoires projetées dans des squats remontent jusqu’à Kader Aoun, le complice avec qui Jamel Debbouze crée le Jamel Comedy Club. En 2005, c’est le début de la gloire. En plus des one woman shows qui la mettent émotionnellement KO, l’espiègle artiste imagine Ligne Blanche, diffusé sur la chaîne Comédie!
En 2010, tout bascule. Elle plaque les tournées avec le Jamel Comedy Club à cause d’un chagrin d’amour qui l’enfermera six semaines dans un hôpital psychiatrique. Elle vient de divorcer du peintre Nicolas Deconinck, qui s’épanche d’ailleurs aujourd’hui sur ses relations avec l’actrice dans une biographie non autorisée rédigée par la journaliste Nathalie Simon.
La quatrième vie de Blanche commence. Lors de son internement, elle découvre en vidéo Louis C.K. et regarde en boucle les shows de cet Américain qui devient son idole. Dans une interview donnée à Libération, elle dit même: «Je voulais faire exactement ce qu’il faisait, c’est-à-dire être parfaitement sincère avec les aspects les plus sombres de l’âme, tout en étant le plus conscient possible de l’image très fabriquée de soi que l’on veut montrer au monde pour gentiment la détruire.» C’est donc à l’hôpital, entre deux traitements psychiatriques, que Gardin écrit et raconte sa vie de Bridget Jones dépressive. En 2015, elle joue son premier vrai grand spectacle à elle toute seule: Il faut que je vous parle. Blanche Gardin, avec son humour noir, cru, son souci absolu de vérité et ses robes de princesse, vient de renaître.
Deux autres spectacles suivront en 2018 et en 2019, récompensés par des Molières. Ils sont interdits aux moins de 17 ans. Aussi rock soit-elle, la comédienne ne veut pas qu’un gamin dans la salle entende entre autres ce fameux sketch sur la sodomie qui a fait pleurer de rire des milliers de spectateurs.
La consécration est là, la provocation aussi. Lorsqu’on lui demande de remettre, en pleine ère #MeToo, un prix aux Césars, Gardin arbore crânement sur le cœur un badge de son Louis C.K. alors accusé par cinq Américaines d’exhibitionnisme et de masturbation. Du côté droit de la même robe, elle porte un ruban blanc en soutien contre la violence faite aux femmes. C’est toute la complexité de l’interprète, qui nous dira que «l’humour se marie mal à ce qui finit par «-isme» en général». Toujours en 2018, lors de l’obtention de son premier Molière, elle remet une compresse en déclarant sa flamme au comique américain. Il a vent de son intervention, lui écrit, vient à Paris la voir... Et paf, c’est l’amour.
Depuis, en plus de vivre une belle histoire avec son sulfureux Américain de 53 ans qui vit outre-Atlantique, elle fait salle comble. Et continue de se battre pour les sans-abris. Elle refuse la décoration de l’ordre des Arts et des Lettres: «Je ne voulais rien accepter d’un gouvernement Macron qui avait promis avant son élection qu’en moins d’un an plus personne ne dormirait dans la rue. C’est scandaleux de faire de telles annonces et de ne pas mettre en œuvre ensuite une vraie politique du logement», confie-t-elle à Télérama. Franc, acide, moqueur, extrêmement lucide et drôle à mourir, l’ovni est devenu une étoile mais restera toujours anti-star.