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Brienz: le destin du village abandonné dépend de la nature

Cela fait six ans que les habitants de Brienz (GR) savaient qu’il leur faudrait quitter un jour leur maison. L’évacuation s’est effectuée dans le calme. Ces réfugiés espèrent désormais que la montagne s’effondrera le plus vite possible tout en épargnant leur village.

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Depuis le vendredi 12 mai à 18 heures, les 84 habitants permanents de Brienz ont dû quitter leur maison ou chalet. Et il est rigoureusement interdit de pénétrer dans une large zone tout autour du village de Bienz

Depuis le vendredi 12 mai à 18 heures, les 84 habitants permanents de Brienz ont dû quitter leur maison ou chalet. Et il est rigoureusement interdit de pénétrer dans une large zone tout autour du village.

© PASCAL MORA

Daniel Albertin s’est levé comme d’habitude à 4 heures du matin, samedi dernier, pour s’occuper, avec sa femme, Tanja, des 34 vaches de race angus de leur ferme. Leur apprenti avait congé ce jour-là. Daniel et Tanja ont ensuite pris leur petit-déjeuner, puis… il ne s’est rien passé.

Pas de réunion, ni de coup de fil, ni de décision à prendre en urgence. «C’est la première fois depuis longtemps que je me suis retrouvé sans rien avoir à faire», constate le président de la commune d’Albula (qui comprend Brienz) et qui est à ce titre le premier gestionnaire de la crise actuelle, celle de l’éboulement annoncé de Brienz/Brinzauls, dans les Grisons. «Toute la pression avait disparu et ce petit-déjeuner était comme avant…»

Mais la crise était loin d’être terminée ce samedi matin et elle va durer encore longtemps. Pourtant, l’étape la plus importante avait enfin été franchie: la veille, les 84 habitants permanents de Brienz avaient été évacués et relogés dans un rayon de 15 kilomètres. Les vaches des deux familles de paysans de Brienz ont été transférées au centre de commerce du bétail Bündner Arena, à Caziz. Seuls quelques chats à moitié sauvages n’ont pas pu être capturés. Les pompiers ont fait leur dernière tournée dans le village et ont annoncé, comme prévu, à 18 heures précises, au président de la commune: «Brienz évacué, accès bouclés.» Et le lendemain matin, après le petit-déjeuner, le principal gestionnaire de crise était paradoxalement soulagé d’être catapulté dans l’inconnu.

Daniel Albertin, président de la commune d’Albula (GR), qui comprend Brienz, profite des conseils de la conseillère nationale Anna Giacometti.

Daniel Albertin, président de la commune d’Albula (GR), qui comprend Brienz, profite des conseils de la conseillère nationale Anna Giacometti.

© PASCAL MORA

Dimanche soir, lorsque l’évêque de Coire, Mgr Joseph Maria Bonnemain, a dit, à sa demande, une messe pour les habitants de Brienz dans l’église Sontg Stefan, Daniel Albertin a retrouvé de l’espoir et de nouvelles forces. 

Il en aura besoin, car la pause aura été courte. C’est une attente qui commence maintenant dans toute la commune d’Albula, qui avait regroupé en 2015 Brienz, Tiefencastel, Mon et quatre autres localités. L’attente de l’effondrement de la montagne. Brienz et ses chalets de vacances seront peut-être rasés. Mais ce n’est pas non plus une fatalité. Quelques maisons seulement seront peut-être endommagées. Impossible de prédire l’ampleur du désastre. Et l’éboulement aura lieu peut-être dans quelques jours, dans quelques semaines ou dans quelques mois. Ce sera à la nature et à elle seule d’en décider.

la falaise surplombant Brienz

D’énormes rochers tombent régulièrement de la falaise surplombant Brienz, annonçant un effondrement massif.

PASCAL MORA

Du pain sur la planche


Lundi matin, Daniel Albertin s’est là aussi levé à 4 heures pour s’occuper de l’étable, sans son apprenti qui avait cours à l’école professionnelle. A 8 heures, la première séance de la journée débute à la maison communale de Tiefencastel, où il rencontre Anna Giacometti, qui était présidente de la commune de Bregaglia, où s’est produit l’éboulement de Bondo en 2017. Elle peut donc faire profiter de son expérience de la gestion de crise et des dons.

«Nous avons ouvert un compte de dons pour les habitants de Brienz et mettons maintenant en place une commission qui gère l’argent et rend compte de son utilisation», explique Daniel Albertin. C’est tout un savoir-faire qu’il faut maîtriser quand on est soi-même soudainement menacé par un phénomène naturel, et c’est pour épauler qu’Anna Giacometti est venue. L’argent est indispensable, car le déménagement pour l’instant illimité dans le temps des habitants de Brienz complique leur vie et entraîne de nombreux frais qui n’avaient jamais été prévus au budget. Et si un jour ils peuvent retourner dans leurs maisons, celles-ci auront subi des dommages qui ne ne seront pas forcément remboursés selon les assurances. Sans parler du scénario d’une totale destruction du village.

La réunion quotidienne de la cellule de crise commence à 9 heures. Le secrétaire communal et son adjointe, les responsables de l’Office des affaires militaires et de la protection civile, des pompiers et de la police, mais aussi du travail social, de CarPostal, de Swiss Grid, des Chemins de fer rhétiques, de l’Office des routes et, bien sûr, les géologues cantonaux sont réunis autour de la table. Car les infrastructures proches du village menacé, capitales pour toute la région, sont aussi concernées. Et un responsable de communication s’occupe aussi des journalistes anglais, allemands et même australiens qui ont fait le déplacement pour suivre ce drame alpin.

La salle de réunion est depuis longtemps aménagée en poste de commandement: aux murs sont accrochés listes d’intervention et de téléphones, plans d’évacuation et de situation, dispositifs d’alarme, cartes géographiques, croquis, rapports et photographies. La réunion dure jusqu’à 11h15.

une réunion de crise rassemble les différents services publics

Tous les jours, une réunion de crise rassemble les différents services publics. Car l’effondrement menace aussi les infrastructures de la région.

© PASCAL MORA

Zone scrutée depuis six ans


A midi et demi, le président de commune se rend au restaurant Albula & Julier tout proche. On se tutoie et on se parle en romanche. Tout le monde se connaît, puis Daniel Albertin commande une petite salade, un grand Rivella et une assiette de saucisse à rôtir et röstis. Il ne faut pas se laisser aller.

«La crise ne nous a pas pris par surprise, explique-t-il entre deux bouchées. L’ensemble du versant sur lequel se trouve Brienz, jusqu’à la rivière Albula, représente environ 170 millions de mètres cubes de montagne et il a toujours glissé vers la vallée. En tout, de 8 mètres ces dix dernières années, tout comme le village lui-même.» 

Mais, à partir de 2017, les géologues ont signalé qu’environ 2 millions de mètres cubes de roche s’étaient mis en mouvement de manière indépendante dans le versant de la montagne, au-dessus du village. Un glissement de terrain sur un glissement de terrain, en quelque sorte. Et ce n’était pas bon du tout, car hors de contrôle. «Nous avons mis en place des mesures de crise dès 2017 et, depuis 2019, nous sommes en dialogue permanent avec les habitants de Brienz.» 

glissement de terrain Brienz

Gros plan sur le glissement de terrain depuis une montagne située en face. Depuis des semaines, la roche se déplaçait à une vitesse alarmante.

© PASCAL MORA

Toute la zone est ainsi scrutée depuis six ans par un géoradar, par un tachymètre laser sur une vingtaine de points, par des GPS sur autant de positions et par des appareils photos. Et toutes ces mesures ont abouti à l’ordre d’évacuation. 

Cette grande attente dans la vallée a pourtant l’air de ne rien perturber: le trafic automobile continue, le trafic ferroviaire aussi, les gens vont ici et là, le soleil brille. On ne devine pas que Brienz est devenu un village fantôme, car il est désormais interdit d’accès loin à la ronde. 

Mais dans les têtes, et pas seulement celles des habitants de Brienz, ça gronde fort. Il est douloureux de quitter son chez-soi sans savoir si l’on pourra y retourner un jour. Il est difficile aussi de se réinstaller ailleurs, de réinventer pour les enfants et pour soi-même une routine rassurante. Et les deux familles paysannes de Brienz sont maintenant quasiment au chômage. Daniel Albertin doit aussi s’occuper de ces incertitudes et de ces inquiétudes. 

A l’heure du café au restaurant Albula & Julier, le patron, John Schuler, sert à chacun une part de gâteau. «Pour les nerfs», dit-il. 

l’administrateur paroissial Federico Pelicon

L’administrateur paroissial Federico Pelicon dans l’église de Tiefencastel, village voisin de Brienz, soutient activement les personnes déplacées.

PASCAL MORA

L’administrateur paroissial Federico Pelicon passe, on se salue, on s’extasie sur la messe d’hier, il y avait 182 personnes, l’église était pleine à craquer. «Les deux dernières semaines ont été très intenses, commente-t-il, et l’évacuation pèse beaucoup sur les gens. Ils s’inquiètent de perdre leur maison et ils ont beaucoup de dépenses imprévues.»

Au check-point


Il est 14 heures quand Daniel Albertin emprunte la Landwasserstrasse jusqu’au quartier de Surava, tourne dans la Bergstrasse, passe devant les deux cabanes de l’armée où sont entreposées toutes les carottes des 15 forages réalisés jusqu’à présent et arrive enfin aux ruines du château de Belfont, point 1088 sur la carte. A partir de là, la route vers Brienz est bouclée.

Les civilistes Livio Colombi et Corsin Camenisch y montent la garde toute la journée. Ils disent que c’est calme aujourd’hui. Leur commandant, Raphael Kasper, vient de passer et vérifie la situation. Il a emmené le commandant des sapeurs-pompiers Roland Farrér, qui, comme Kasper, est en service depuis de longs jours mais avec le sourire: «Nous avons évacué tous les gens du village sans dommages corporels ni accidents, tout s’est passé très calmement et sans agitation. Maintenant, je récupère encore du matériel, avant la réunion.» Il y aura beaucoup de séances les prochains jours et il doit encore s’occuper de ses 20 vaches laitières.

Daniel Albertin parle avec les hommes d’intervention, s’informe de la situation et de leur moral. Il n’y a aucune forme militaire, mais beaucoup de familiarité et d’esprit d’équipe. Mais il est l’heure pour le premier citoyen de redescendre dans la vallée pour téléphoner, organiser, clarifier, décider. A 17 heures, une deuxième réunion de la cellule de crise est prévue. Et si rien ne s’y oppose, il pourra ensuite aller voir ses vaches. Demain, l’apprenti sera de retour, mais il faudra recommencer à gérer la crise, et après-demain, et tous les jours qui suivront. «Nous en sommes arrivés au point où nous espérons que la phase bleue sera décrétée rapidement.» Cela signifierait que l’éboulement se déclencherait dans quelques heures ou quelques jours. Mais comment, quand et avec quelles conséquences cela se produira, personne n’en sait rien.

Le président de commune vient encourager les civilistes qui gardent le check-point et qui ont participé à l’évacuation de Brienz.

Le président de commune vient encourager les civilistes qui gardent le check-point et qui ont participé à l’évacuation de Brienz.

© PASCAL MORA
Par Christian Hug publié le 25 mai 2023 - 08:45