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Harcèlement

«Ça m’a sauvé la vie de pouvoir prouver que j’étais harcelée»

Le témoignage de Virginie est aussi courageux que précieux. Il permet de mesurer et de dénoncer l’inertie, pour ne pas dire la lâcheté, qui règne encore dans les entreprises quand une collaboratrice (ou, plus rarement, un collaborateur) est victime de harcèlement par un ou une collègue généralement plus haut placé(e). La vérité doit être dite pour faire cesser cette injustice et ces souffrances.

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Portrait de Virginie, victime de harcèlement

Virginie souhaiterait que chaque protagoniste d’une affaire de harcèlement interroge sa conscience. «Et si la victime était votre épouse, votre fille ou votre mère, comment réagiriez-vous?»

Julie de Tribolet
Patrick Baumann

Les histoires de harcèlement emplissent les journaux et les réseaux sociaux. Chacune est singulière, dit une souffrance, une perte de confiance, une fatigue à faire valoir sa dignité et souvent un burn-out qui s’ensuit, voire une grande nausée qui envahit tous les interstices du quotidien. Virginie, 45 ans, a vécu tout ça. Au sein d’une administration communale fribourgeoise où elle officiait comme secrétaire. Et c’est peut-être ça, avec le recul, qui est le plus difficile à digérer. Le harcèlement, certes, continu, pathologique, incompréhensible de son supérieur hiérarchique, alors conseiller communal, mais le fait aussi que son employeur, la commune, n’a pas voulu ébruiter l’affaire même si elle a reconnu les faits au terme d’une enquête interne, et surtout le fait qu’elle ne l’a à aucun moment protégée ni même soutenue. «Je me suis sentie doublement trahie», confie-t-elle, assise devant son renversé à la table du restaurant de la plage d’Yverdon. Elle est vive, enjouée, capable de nouveau de rire à un bon mot, mais on sent que toutes les ombres ne sont pas dissipées malgré la météo au beau fixe. «On a fait savoir par communiqué que mon harceleur quittait ses fonctions pour raisons de santé. Du coup, il y avait deux victimes dans cette histoire, lui et moi. C’est toujours insupportable à mes yeux et c’est une des raisons qui me poussent à témoigner! Je veux aller au bout de cette histoire pour être en paix avec moi-même.»

Tout a commencé par un souper de boîte en décembre 2018. La secrétaire se retrouve à la même table que ce conseiller communal à la tête du dicastère où elle travaille. Tout le monde se tutoie, c’est de rigueur. Au bureau, il règne même une atmosphère bon enfant, on prend la pause-café ensemble, «on parle de nos vies», raconte Virginie. «Par la suite, il a commencé à m’envoyer des messages me disant qu’il était fou amoureux de moi depuis ce souper. Qu’il souhaitait assouvir ses désirs sexuels avec moi.» Virginie répondra plusieurs fois à ce quinquagénaire père de deux jeunes adultes que leur relation est strictement professionnelle. Mais tous les non, niets et autres déclinaisons de refus ne suffiront pas. L’homme persiste. «Je sais que tu es amoureuse de moi. On est si complices», lui écrit-il. «Il était dans un déni total, soupire-t-elle. Je sortais d’une relation difficile, j’étais vulnérable, il le savait.»

Son supérieur n’est pas du genre à pratiquer l’envoi de clichés de ses parties intimes. Mais c’est l’intimité tout entière de Virginie qu’il va envahir. «Il commentait le moindre post que je publiais sur les réseaux sociaux. Il allait manger dans le resto où j’étais allée, postait des photos de son repas, le même que celui dont j’avais parlé la veille à la pause. Il est même venu à la cérémonie d’enterrement de ma grand-mère. Il vivait ma vie, entrait dans ma sphère privée, j’ai commencé à avoir peur, je fermais les stores chez moi de peur qu’il vienne m’observer.» Virginie se retrouve très vite prise dans un piège pernicieux. «Si je ne répondais pas à ses messages, il devenait exécrable et me mettait la pression par la suite en me donnant du travail supplémentaire. Je redoutais le moment de me trouver seule avec lui après les séances hebdomadaires du service où je prenais les PV. J’avais tout le temps la boule au ventre en allant à mon travail, mais je n’osais en parler à personne par crainte de perdre mon boulot; j’avais et j’ai toujours trois enfants à élever!»

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Les messages de son harceleur occupaient 200 pages. La Fribourgeoise a eu l’intelligence de les garder pour prouver son statut de victime.

Julie de Tribolet

Et l’ex-secrétaire communale de faire défiler devant nous les centaines de messages de son harceleur. Qu’elle a précieusement conservés dans son smartphone. «Ça m’a sauvé la vie de pouvoir prouver ce que je subissais. Je les ai effacés récemment parce que je me sentais prête.» Sur un de ces messages, justement, son supérieur lui envoie des photos de ses affaires de sport, de son menu du jour, de son chat, de ses cultures. Le samedi soir, il avait pour habitude de lui commenter l’émission «The Voice» par messages interposés, quand ce n’était pas des chansons sur YouTube pour lui dire qu’il pensait à elle. «Tous les prétextes étaient bons pour se rappeler à mon bon souvenir.»

Après six mois de ce qu’elle qualifie de «cauchemar», Virginie fond en larmes devant un collègue. Qui lui conseille de s’adresser à la responsable RH. Elle va très vite se retrouver devant une jeune diplômée qui lui avoue «ne pas savoir quoi faire avec ça!» Après un entretien téléphonique avec ce qu’on appelle un organe de confiance, un courrier de mise en demeure sera envoyé à son harceleur. Qui lui enjoint de stopper son manège.

«Il a tenu deux semaines. Non sans m’avoir reproché d’avoir détruit sa famille et son couple car c’est sa femme qui avait ouvert la lettre recommandée», raconte Virginie. Puis les messages vont reprendre au même rythme qu’avant. «J’ai besoin de te tenir la main.» «Plus que onze nuits avant de te revoir. Je t’aime, je pense à toi», lui écrit-il alors qu’elle est encore en vacances. Une demande de mutation dans un autre service? L’idée ne l’a pas effleurée, assure-t-elle, déterminée. «Ce n’était pas à moi de partir, j’étais la victime!»

En juin 2020, la Fribourgeoise se résout tout de même à écrire aux autorités communales avec copie à la préfecture. Elle décrit dans ce courrier un harcèlement qui «avait lieu à n’importe quel moment de la journée, n’importe quel jour de la semaine, week-ends compris». Explique encore qu’elle n’a jamais cédé aux avances, a su tenir bon face à cette pression, mais y a laissé énormément d’énergie et de dignité. «Il a joué avec moi des mois durant, j’étais à sa merci… Il n’y avait pas un moment de répit pour me laisser respirer, me laisser vivre. Je ne dormais plus. Je n’ai plus dormi pendant une année et demie.»

Une audience avec le syndic et le secrétaire général est agendée. Difficile d’imaginer s’y rendre seule pour cette victime qui survit à ce moment-là en avalant, précise-t-elle, «des boilles de fleurs de Bach». On lui fait comprendre que cette affaire dérange, qu’il faut la régler au plus vite et de façon discrète. «Par contre, personne ne s’est jamais soucié de savoir comment j’allais. Jusqu’au bout j’ai espéré un mot d’excuse ou une marque d’empathie de la part de mon employeur… en vain.»

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Aujourd’hui, cette mère de famille courageuse a retrouvé un emploi fixe. Après un burn-out douloureux de plusieurs mois et le sentiment d’avoir été trahie par son ex-employeur.

Julie de Tribolet

Virginie a toujours eu le sentiment, notamment face aux questions qui lui étaient posées, de devoir faire la preuve de son statut de victime. Heureusement, un avocat est désormais à ses côtés durant l’enquête interne lancée par la commune. «Ma thérapeute m’avait dit cette phrase qui m’a beaucoup aidée: «Ce n’est pas parce que vous êtes à contre-courant que c’est vous qui allez dans le faux sens!»

Ce que confirmera l’enquête, qui validera la thèse du harcèlement sexuel. «J’aurais dû être heureuse de voir mon statut de victime reconnu, mais au vu des propos tenus par le secrétaire général lorsqu’ils nous ont rendu le rapport de l’enquête, je n’ai pu que m’effondrer un peu plus! Selon ses mots, le service dans lequel je travaillais était un service difficile, il y avait beaucoup de soucis, le conseiller communal était fatigué et ne devait pas se rendre compte de ce qu’il faisait. Coup de grâce! Nous avions souhaité, mon avocat et moi-même, qu’une communication interne expose les faits en toute transparence. Quand j’en ai pris connaissance, j’ai découvert qu’on justifiait le départ de mon chef pour raisons de santé. Nous étions considérés comme deux victimes. Ça m’a dégoûtée!»

C’en est trop. Virginie ne peut se résoudre à retourner au bureau. «J’étais dans un tel état d’épuisement que je ne pouvais même pas envisager de déposer une plainte pénale», confie-t-elle. Un burn-out est diagnostiqué. Plusieurs mois d’arrêt maladie. Puis une convention de départ sera finalement signée avec son employeur, qui prendra en charge ses frais médicaux. «Pendant quatre mois, j’ai été comme une enfant qui doit tout réapprendre. Je ne pouvais plus suivre la moindre discussion, me concentrer plus de quelques minutes. J’allais faire mes courses dans une autre ville de peur de rencontrer quelqu’un avec qui j’aurais été incapable de communiquer.»

Remonter la pente va prendre du temps. Un premier CDD dans une autre commune pendant six mois, puis enfin un emploi fixe depuis novembre 2021. Aujourd’hui, c’est une femme à la conquête de sa dignité perdue qui nous fait face. Une femme à qui on a fait dégringoler la pente alors qu’elle n’était coupable de rien. La vérité doit être dite. Même si elle ne nomme personne, «ceux qui doivent se reconnaître se reconnaîtront». Elle pense à toutes les femmes qui sont encore victimes du poids de la hiérarchie qui pèse bien plus lourd que le poids de leur voix. «En 2022, cela ne devrait plus exister!»

Par Patrick Baumann publié le 18 juillet 2022 - 08:34