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Le témoignage

Le calvaire continue pour Aziza et Jasmine, menacées d'expulsion

En 2013, sa fillette était kidnappée en pleine rue à Morat et son histoire faisait alors la une des médias romands. Six ans après, Aziza et sa fille Jasmine sont frappées d’un ordre d’expulsion par les autorités fribourgeoises, décision contre laquelle elles se battent aujourd’hui.

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Aziza, 36 ans, et Jasmine, 8 ans, vivent désormais en sursis à Morat (FR), sans savoir de quoi demain sera fait. Leur expulsion leur a été notifiée en août dernier par les autorités fribourgeoises. Julie de Tribolet

Souvenez-nous, c’était il y a six ans, à Morat, dans le canton de Fribourg. L’histoire avait secoué la vie paisible de l’antique petite bourgade de 6200 habitants: ce jour-là, le 12 janvier 2013, en plein centre-ville, une fillette de 2 ans était enlevée, en plein jour et en pleine rue, devant le magasin Otto’s, près de la gare, sous les yeux de sa mère et de passants effarés. «C’était comme dans un film», rapporteront les témoins. L’histoire avait alors fait les gros titres des journaux – L’illustré en avait parlé dans son édition du 6 février 2013. Le ravisseur n’était autre que le père, qui avait fait kidnapper sa fille par des hommes de main à sa solde. Après plusieurs heures d’angoisse, la maman, d’origine marocaine, avait finalement retrouvé sa fillette en Allemagne, grâce aux efforts soutenus mis en place par la police cantonale fribourgeoise. Dans un foyer de Nuremberg, elle pouvait enfin serrer de nouveau sa fille dans ses bras, avant de revenir avec elle en Suisse.

Froide décision

Depuis, sans nouvelles d’elles, on se disait que la maman et sa fillette coulaient des jours heureux à Morat et que cet épisode douloureux du passé n’était plus qu’un mauvais souvenir. Mais voilà qu’aujourd’hui, après six années tranquilles, la vie bascule de nouveau pour Aziza, 36 ans, et sa fille Jasmine, âgée aujourd’hui de 8 ans. Elles sont sommées de quitter la Suisse définitivement. Les voilà toutes les deux frappées d’un ordre d’expulsion, daté du 22 août dernier.

La décision administrative, froide, glaciale, les met en demeure: «Nous vous notifions sous ce pli la décision du refus de renouvellement d’une autorisation de séjour et renvoi.» Est joint à l’envoi un formulaire que les deux malheureuses «devront présenter au poste-frontière», non sans s’être acquittées auparavant de «la taxe en matière de police des étrangers» qui s’élève à 250 francs. Signé: le chef du Service de la population et des migrants du canton de Fribourg, dont il est par ailleurs impossible de déchiffrer le nom derrière le paraphe hâtif. Annexes: «une décision, une fiche de sortie, une facture».

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Aziza, entourée d’amis et de proches, et parfaitement intégrée à Morat. Julie de Tribolet

«Je ne comprends pas»

Dans le petit appartement de trois pièces d’Aziza et de sa fille à Morat, c’est la stupeur et l’abattement qui prédominent. Et un énorme voile de tristesse qui recouvre désormais leur vie. La jeune femme est désemparée: «Je ne comprends pas, lâche-t-elle entre deux sanglots. Il me semble avoir tout fait pour m’intégrer ici, avoir une vraie vie sociale, je parle français et allemand, j’ai fait des efforts, j’ai cherché du travail sans relâche sans jamais en trouver. J’ai fait une formation pour les personnes âgées, un stage de six mois à Fribourg comme vendeuse de vêtements, et j’ai postulé partout, j’ai écrit ou me suis présentée personnellement des dizaines de fois, mais toujours mon dossier est refusé. Je suis prête à apprendre, je suis pleine de bonne volonté, mais j’ai l’impression que tout est contre moi. Vous savez, j’ai reçu cet ordre d’expulsion quelques heures avant mon anniversaire. C’est curieux, ça m’est arrivé souvent de recevoir de mauvaises nouvelles le jour de mon anniversaire. Est-ce qu’on le fait exprès ou est-ce de simples coïncidences, je ne sais pas, je suis détruite, ce n’est pas facile à vivre tout ça…»

Aziza peine à remettre de l’ordre dans ses pensées, tout se bouscule, tout s’emmêle. Elle ne cesse de se rappeler cette phrase de son ex-mari qui, au moment de leur séparation, lui répétait toujours: «Personne ne t’aidera jamais, j’y veillerai.» Comme une ombre obsédante dont elle ne parvient pas à se libérer, elle croit désormais voir sa patte derrière chaque décision, chaque mauvais coup du sort.

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Aziza est menacée de renvoi au Maroc avec sa fille de 8 ans et demi qui a grandi en Suisse. Julie de Tribolet

«Toute seule contre tous»

«Mon ex a dû garder des relations ici, car je sais qu’il a toujours des connaissances. J’ai l’impression qu’on m’en veut, que tout le monde m’en veut, martèle-t-elle. Ce qui me blesse le plus, c’est que je suis vraiment toute seule face à tout ça. Je suis fatiguée. Je voulais un temps être éducatrice pour la petite enfance, mais on m’a mis des bâtons dans les roues… Je ne sais pas d’où tout cela venait.»

L’histoire d’Aziza, c’est celle d’une vie qui ne fut pas toujours facile, mais qu’elle raconte en dissimulant le plus souvent ses blessures. Née au Maroc, près de Casablanca, elle vit une enfance brinquebalée qu’elle qualifie d’heureuse, puis il y a cet homme qu’elle rencontre un jour dans la rue et qui lui demande son chemin. Elle croit rencontrer le prince charmant. En fait, dès qu’ils se sont mariés, la vie d’Aziza est devenue un enfer à son arrivée en Suisse, en novembre 2009. Son homme lui demande de se prostituer, ce qu’elle refuse. C’est la séparation, trois ans plus tard, longue, difficile. Puis le fameux épisode de l’enlèvement. «Mon ex-mari devrait payer 3040 francs par mois de pension pour nous permettre de vivre sans avoir recours à l’aide sociale, mais il n’a jamais rien payé. Je suis au bénéfice d’un permis B, ma fille est Allemande, elle a un permis C.» Le permis B d’Aziza était renouvelable chaque année. Mais comme elle n’a pas réussi à trouver du travail, il ne lui est donc pas renouvelé, ce qui signifie l’expulsion, comme une trappe qui se referme…

Volonté brisée

«Une fois, raconte-t-elle, je pensais avoir enfin trouvé un job. Mais le patron m’a fait comprendre que je devais aussi être sa maîtresse si je voulais décrocher le poste. Je m’étais dit: "Tiens, on va enfin m’aider." Et puis voilà, on me demande de coucher…»

A chaque fois, la maman veut relever la tête et multiplie les démarches pour avoir la tête hors de l’eau, sans succès. La mesure d’expulsion qui la frappe est une épreuve de plus qui s’ajoute à ce parcours sinueux. «Le plus douloureux, c’est pour ma fille, qui n’a connu que sa vie ici en Suisse et ne parle pas un mot d’arabe.»

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Aziza se bat aujourd’hui pour rester en Suisse, défendue par Me Thomas Barth, du Barreau de Genève. Julie de Tribolet

Jasmine, parfaitement intégrée, suit sa scolarité à Morat. «Elle a mis des années, se souvient sa maman, à se remettre de son kidnapping. Elle va bien, mais elle sent qu’il y a quelque chose qui ne va pas en ce moment, mais je ne lui raconte rien, je la préserve. Son enlèvement reste ancré en elle: à chaque fois que je la laisse quelques heures chez quelqu’un, elle a toujours peur d’être abandonnée. Après l’enlèvement, elle avait toujours peur quand elle voyait des gens courir dans la rue, elle commençait à hurler, à crier et à pleurer. C’était stressant. Mais je l’ai rassurée, ça a pris deux ans pour stabiliser tout ça, maintenant, elle est plus sociable et ouverte. Mais elle a toujours peur d’être seule… Je n’ose pas imaginer ce que ça pourrait être pour elle si on devait partir au Maroc, elle perdrait tous ses repères.»

«Choquant et aberrant»

Une situation qui fait bondir son avocat, Me Thomas Barth, du Barreau de Genève: «Le Service de la population du canton de Fribourg révoque le permis C en bonne et due forme d’une fillette de 8 ans, c’est choquant et aberrant», tonne-t-il. Il vient de déposer un recours contre cette décision «totalement arbitraire». «Au moment où le catholique canton de Fribourg fête sa première sainte, Marguerite Bays, qui était une couturière toujours au service des plus pauvres et des plus démunis, le moins que l’on puisse dire, aujourd’hui, c’est que ses autorités n’en suivent guère l’exemple après s’être rendues à Rome le week-end dernier», conclut-il.


Par Arnaud Bédat publié le 19 octobre 2019 - 10:44, modifié 18 janvier 2021 - 21:06