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La polémique

Le calvaire des irréductibles de Concise

Condamné par la justice à raser sa ferme, rénovée illégalement, un couple d’agriculteurs de Concise (VD) se bat depuis onze ans contre une décision qu’il estime injuste et disproportionnée. Rencontre.

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Malgré les décisions de justice les condamnant à détruire leur ferme, Francis et Edith Jaquet persistent à se battre et utiliseront tous les recours encore possibles pour tenter de la sauver. Guillaume Perret

«Je ne suis ni un criminel, ni un terroriste! Je ne suis qu’un paysan qui a travaillé toute sa vie, et tout ce que j’ai gagné, je l’ai mis dans cette ferme. J’ai 73 ans et je ne demande rien d’autre que de finir paisiblement mes jours entre ces murs.» C’est la phrase que Francis Jaquet a mise dans sa lettre à la conseillère d’Etat vaudoise Jacqueline de Quattro en mars 2018 et qu’il répète devant nous, ses gros poings d’agriculteur serrés sur la table. Parce que si Francis et Edith, son épouse, doivent raser leur ferme, comme la justice les y oblige, leur vie partira en miettes, comme la maison. «Si la Prise Zacharie devait être démolie, on serait ruinés et à la charge de la communauté!»

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Dans le salon de leur ferme avec leur ami Jean de Pingon, un historien et romancier venu à leur aide pour toute la paperasserie juridique, persuadé que la mesure extrême qui les frappe est injuste. Guillaume Perret

La Prise Zacharie, c’est le nom de cette ferme au-dessus du lac de Neuchâtel qu’on voit bien depuis l’autoroute, juste au-dessus de Concise (VD). Une ferme, construite au XIXe siècle, qui fait partie du patrimoine local.

Francis a acheté en 1989 les quelques hectares de terrain agricole sur lesquels elle est construite avant de l’acquérir quelques années plus tard, au départ de l’ancien propriétaire. Quand il doit lui-même quitter sa location au village, il se dit que le moment de s’y installer est venu. «Cette ferme, c’était un investissement pour nos vieux jours: même si ma famille a travaillé 80 ans dans l’agriculture, nous n’avions jamais été propriétaires!»

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Malgré la vue imprenable sur le lac de Neuchâtel et les Alpes, les époux Jaquet vivent depuis six ans dans l’angoisse de voir les bulldozers apparaître à l’horizon chaque matin. Guillaume Perret


Oui, mais voilà. Les travaux de rénovation entrepris n’ont pas été soumis à enquête. Et si, au début, il s’agissait de refaire simplement le toit, très vite l’agriculteur se laisse gagner par l’enthousiasme de son maître d’œuvre, qui est aussi son cousin. Deux murs attaqués par l’humidité à refaire, des poutres à changer, une cuisine flambant neuve. De fil en aiguille, ce sont quelque 325'000 francs qui seront investis dans l’affaire. La ferme est désormais aux normes Minergie, mais pas à celles requises en matière de permis de construction. L’agriculteur en convient. «Mais du fait qu’on ne modifiait pas l’aspect extérieur et qu’on a même réduit la superficie totale, je pensais que je n’avais pas besoin de permis.»

Les Jaquet seront dénoncés en 2007. Etant donné qu’il a été municipal pendant 30 ans, lui dit-on, il devait d’autant moins ignorer la loi. «Il a péché par naïveté. Il n’a jamais eu l’intention de berner qui que ce soit! On veut juste en faire un bouc émissaire», soutient, douze ans plus tard, leur ami Jean de Pingon.

Emu par le sort des agriculteurs, cet historien romancier, qui a découvert cette histoire dans la presse, leur apporte son aide depuis qu’ils n’ont plus d’avocat. «Je ne soutiens financièrement aucun club de foot, je ne suis pas un millionnaire russe, avance l’agriculteur. J’ai l’impression qu’on s’acharne sur moi parce que je ne suis qu’un petit paysan qui doit servir d’exemple pour montrer à la population que la loi est respectée.»

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Cette ferme, ils comptaient y finir leurs jours. Sa destruction entraînerait pour eux une faillite financière qui les obligerait à demander l’aide sociale. Guillaume Perret


Amertume affichée de cet homme qui a travaillé toute sa vie et charrie encore l’été des milliers de litres d’eau sur les alpages pour aider son fils, paysan comme lui. Francis pensait que, après le paiement d’une amende de 33'600 francs et la mise à l’enquête de ses travaux, tout allait rentrer dans l’ordre.

Mais le Service du développement territorial (SDT) a vu les choses autrement. En décembre 2007, il ordonne la démolition de la construction pour mai 2008. A ses yeux, la Prise Zacharie n’était pas un bâtiment existant mais une ruine. Et la loi stipule qu’on ne peut ériger une construction à partir d’une ruine en dehors des zones à bâtir. «C’était comme tomber de 10 mètres plus haut et se relever à moitié mort», confie l’agriculteur au parler imagé. Pour ajouter à ses déboires, la Banque Raiffeisen lui demande dans la foulée de rembourser en quinze jours son hypothèque de 175'000 francs, au motif que désormais la maison ne vaut plus rien.

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Ce qui fait tenir Edith et Francis: leur foi et leurs deux petits-enfants de 7 et 9 ans, qu’ils gardent régulièrement. Guillaume Perret

Drame humain

Un recours est déposé au Tribunal cantonal puis, après que celui-ci a confirmé la décision du SDT, c’est au Tribunal fédéral de se prononcer. Ce qu’il fera en 2009 en validant la décision de l’instance cantonale. Les juges ne nient pas qu’un véritable drame humain se joue. A la lecture des arrêts, on s’aperçoit même que la notion de ruine, au cœur de la décision de raser le bâtiment, a posé un problème d’interprétation aux magistrats. Ceux-ci reconnaissent que la bâtisse a été habitée au fil des ans, certes dans des conditions sommaires; des archéologues y ont même habité lors du chantier de l’autoroute en 2005.

Mais l’indice d’abandon qui a manifestement emporté leur décision semble être l’existence «d’un, voire de trois carreaux d’une fenêtre cassés sur la photographie de la fiche de recensement architectural». «Voilà la preuve irréfutable que ma maison était une ruine et que je dois la détruire. Et pourquoi aucun de ces messieurs du tribunal n’est jamais venu sur place pour vérifier de visu?» tonne Francis Jaquet.

Contacté, le SDT nous enverra par e-mail deux photos de la partie arrière de la ferme avant rénovation qui sont effectivement à l’état de ruine. «Mais c’est le rural dont le toit s’est effondré et que nous avions laissé en l’état, ripostent les Jaquet. La façade de la partie habitation, qui donne sur le lac, était toujours en état, il suffit de regarder les photos.»

La foi comme soutien

En 2010, une pétition forte de 2380 signatures est adressée au Grand Conseil. Les signataires, habitant pour la plupart la région, estiment la sanction «disproportionnée et inacceptable». Elle sera néanmoins enterrée par les députés. Reste la Cour européenne des droits de l’homme, que les Jaquet saisiront en avril 2011. Malheureusement, si leur recours est acceptable sur le fond, les voilà hors délai. «Pourtant, plusieurs infractions à la Convention européenne des droits de l’homme existaient, souligne le paysan vaudois, comme le fait d’être sanctionné deux fois pour le même délit. J’ai payé une amende et on me demande ensuite de démolir ma maison et d’en payer le coût ainsi que le recyclage des matériaux. C’est comme ces criminels chinois condamnés à mort dont les familles doivent payer les balles qui les ont tués. En Israël, ce sont les maisons d’auteurs d’attentat qui sont rasées!»

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Images de la ferme en 2003, avant les travaux de rénovation entamés par les Jaquet, et en 2018, où l’on voit que la petite bâtisse sur le devant est désormais en ruine. Mais pour les propriétaires, la 1e photo est une preuve qu'elle était bien…

Leur ami Jean de Pingon se demande souvent comment ils ont fait pour tenir psychologiquement toutes ces années. «C’est vrai, il y a des moments, c’est dur», reconnaît pudiquement Francis. «Ils ont fait bien pire à Jésus!» ajoute Edith, son épouse. Le couple est croyant. C’est ce qui les fait tenir. Et leurs deux petits-enfants, qu’ils gardent cinq jours par mois.

Silence radio

En février 2012, les Jaquet ont reçu la visite du préfet, de différents corps de métiers et de l’avocat du SDT pour évaluer les coûts et le modus operandi de la destruction de leur bien. Puis, silence sur la ligne, plus personne ne s’est manifesté jusqu’en 2018. «La paix, c’est tout relatif, c’était plutôt comme dans le couloir de la mort: pendant six ans, j’ai fait des cauchemars toutes les nuits en imaginant les bulldozers qui arrivent le matin», soupire le septuagénaire.

Du côté du Service du développement territorial, on évoque des changements de lois et de personnel pour justifier cette très longue pause. «Mais le dossier n’est jamais sorti des radars», affirme Patrick Genoud, son porte-parole. Le Tribunal fédéral a validé le fait qu’il n’y avait plus de ferme existante sur ce terrain agricole mais une ruine et la décision de détruire ce bâtiment érigé illégalement doit être appliquée.

Francis et Edith Jaquet attendent les bulldozers de pied ferme. Ils se battront jusqu’à leur dernier souffle, affirment-ils, quitte à faire rempart de leur corps pour protéger leur bien. «Nom de bleu, elle fait partie du paysage, la Prise Zacharie! On gaspille du terrain agricole tous les jours, on construit des verrues architecturales légalement alors que cette ferme, elle regarde le lac depuis deux siècles. Mais ça, ils n’en ont rien à faire!»


L’ÉDITORIAL: «Punir, oui, détruire le fruit d'une vie, non!»

Par Patrick Baumann

Si l’on disait à un touriste israélien que la jolie ferme qu’il aperçoit au-dessus de Concise (VD) est condamnée à la destruction, il se demanderait peut-être qui, dans la famille des propriétaires, a commis un attentat. En Israël, il est coutumier de raser les maisons des familles de terroristes. En Suisse, on ne pose pas de bombes, heureusement, mais c’est parfois la stricte application de la loi qui peut avoir l’effet d’une bombe à fragmentation dans la vie des gens.

L’histoire concerne un couple de paysans vaudois condamnés par la justice à démolir cette ferme, dans laquelle ils ont investi toutes leurs économies. Certes, Francis et Edith Jaquet n’avaient pas le droit d’entreprendre des travaux de rénovation sans mise à l’enquête. Ils ont d’ailleurs été condamnés à une forte amende pour ça. Mais ils n’auraient jamais imaginé que l’autorité cantonale les obligerait à détruire leur maison. Au prétexte que c’était une ruine, et que la construction d’une maison en dehors d’une zone à bâtir est illicite.

Les deux septuagénaires se sont battus contre cette décision, affirmant que leur ferme avait toujours été habitée. Le Tribunal fédéral leur a donné tort. Et ils étaient hors délai pour que la Cour européenne des droits de l’homme prenne leur cause en considération.

Certes, il ne s’agit pas ici de cautionner la politique du fait accompli. Dura lex sed lex, dit l’adage, aussi dure que soit la loi, c’est la loi. Mais il faudrait alors l’appliquer avec la même détermination, sans considération de l’aspect humain, à toutes les constructions hors norme en Suisse romande. On n’a pas vu d’armée de bulldozers fondre sur Verbier pour mettre aux normes la quinzaine de chalets de luxe construits illégalement. Evidemment, les Jaquet ne sont pas millionnaires. Juste de petits paysans qui ont le sentiment de servir de boucs émissaires. 


Par Baumann Patrick publié le 25 février 2019 - 08:28, modifié 18 janvier 2021 - 21:03