Fully, sa silhouette élancée et sa longue chevelure brune sont déjà familières. Bientôt trois ans que Caroline Frey (39 ans) se démène sur les hauts du village, là où l’accès aux vignes est le plus raide, pour travailler ses petites parcelles – 2000 m² – de petite arvine et de chasselas. «C’est à la fois mon laboratoire et mon espace de liberté. Je peux faire mes essais comme je l’entends. Que du bonheur!» se réjouit-elle, avec sa voix douce mais ferme.
Sa première vendange, en 2016, la vigneronne – que la presse française surnomme «la princesse du château» ou encore «la madone de la chapelle», référence aux domaines qu’elle possède dans le Bordelais (Château La Lagune), en Bourgogne (Château de Corton-André) et à Tain-l’Hermitage, dans la vallée du Rhône (Paul Jaboulet Aîné, qui produit la célèbre Petite Chapelle) – l’a d’ailleurs consacrée à un assemblage original de chasselas et de johannisberg.
Les vins suisses ont tout pour séduire
Un mélange du plus bel effet, selon ceux qui ont eu la chance de déguster ce millésime forcément très limité, qu’elle a pressé sur sa terrasse puis vinifié dans un entrepôt attenant à son domicile de La Croix-sur-Lutry, où elle a élu domicile il y a trois ans, avec sa petite Elise (8 ans).
Pas fille à papa
L’arrivée de cette femme qui compte dans le paysage vinicole de l’Hexagone, belle-sœur de Nicolas Prost, le fils du quadruple champion du monde de formule 1, n’est bien sûr pas passée inaperçue dans la bourgade valaisanne, qui a fait de la petite arvine son étendard. «Ne serait-ce qu’à cause de ses plaques minéralogiques, immatriculées dans le canton de Vaud», taquine l’un de ses voisins de parcelle. «J’ai été très bien accueillie», assure la trentenaire à la taille de guêpe, avec ce petit sourire qui lui confère un air d’éternelle adolescente. «Même si nous n’avons pas toujours la même conception et la même philosophie du métier, un respect mutuel et une solidarité se sont immédiatement installés», poursuit-elle.
Un respect parfois mâtiné de condescendance, tant il est difficile pour cette ancienne cavalière de l’équipe de France junior de saut d’obstacles d’échapper à l’image de fille à papa que suscite sa situation familiale. Selon les magazines économiques, son père, Jean-Jacques, est en effet à la tête d’un patrimoine estimé à 450 millions de francs suisses. Une fortune que ce fils d’ouvrier bâlois, immigré en Champagne pendant l’entre-deux-guerres, a bâtie en construisant des surfaces commerciales à la périphérie des villes françaises. «Mais le vin a toujours été mon dada et ma passion», confie ce dernier. Avant d’ajouter: «Nos propriétés ne sont pas des danseuses, comme le pensent certains, mais des entreprises à part entière que Caroline gère au quotidien: 267 hectares et 145 salariés. C’est lourd. D’autant plus que nous sommes toujours tributaires de la météo.» La preuve, à cause d’un printemps et d’un été pluvieux, le millésime 2013 de La Lagune a été produit à 20 000 bouteilles en lieu et place des 120 000 habituelles. Pire, après avoir fracassé 20 des 110 hectares du 3e Grand Cru classé du Haut-Médoc en avril, la grêle a poursuivi son sinistre travail de destruction le 15 juillet dernier, ruinant définitivement 90% d’une récolte qui s’annonçait très prometteuse selon sa propriétaire, sous le choc de ce nouveau coup du sort.
Patronne à 24 ans
Sœur aînée de Céline, qui dirige la holding familiale, et de Delphine, qui a créé une ligne de vêtements avec son mari et son beau-frère, Sacha Prost, Caroline ne se voyait pas emboîter le pas à son géniteur lorsqu’elle a obtenu son bac scientifique, à l’époque de sa carrière sportive. Une demi-licence en chimie en poche, c’est plutôt dans ce domaine que celle qui confesse sans détour se sentir beaucoup plus Suissesse que Française entrevoyait son avenir avant d’être à son tour touchée par la passion du vin. Dès lors, les choses vont s’emballer. Un diplôme d’œnologue en poche, Caroline reçoit les clés du château bordelais en 2004, domaine qu’elle rénove de fond en comble. La fille du patron n’a que 24 ans quand elle débarque dans l’univers masculin et assez machiste du vin. Convaincue que l’avenir du secteur passe par la biodynamie, elle bouscule d’emblée les habitudes de l’équipe en place. Depuis, ses trois domaines sont cultivés selon cette philosophie. «On est allé beaucoup trop loin avec les produits phytosanitaires ces dernières décennies. Il est urgent de régénérer la terre, de remettre de la vie et de la biodiversité dans les vignes, de refaire de ces dernières une zone écologique.»
Son credo est clair comme une goutte de pinot: pour faire du bon vin, il faut du bon raisin et pour faire du bon raisin, il faut un sol sain. Un dogme qu’elle impose partout, y compris dans sa «virgule» de Fully où, aidée par quelques amis, Caroline Frey a passé ses week-ends à défoncer au cric et à la main ses 850 pieds de petite arvine vieux de 30 ans.
Attention, virage dangereux
Dans le sillage de Marie-Thérèse Chappaz, pionnière locale de la culture bio, celle qui a reçu en 2017 l’insigne de chevalier de l’Ordre national du mérite pour son engagement écologique ne se prend pas pour autant pour une révolutionnaire. Son discours n’est ni provocateur ni hautain, juste un pavé dans une mare qu’elle craint trop stagnante. «Il y a un changement profond de mentalité dans le monde viticole, et cela se voit. Nous ne sommes de loin plus les seules à ne plus désherber les vignes, par exemple. Ce mouvement vers le bio et la biodynamie est aussi dicté par les consommateurs. Je pense que ceux qui ne négocient pas ce virage prennent des risques. Dans dix ans, les gens ne voudront peut-être plus de vin cultivé selon les pratiques de la viticulture conventionnelle», prévient-elle.
Sans avoir l’air d’y toucher, Caroline Frey parle franco, troque son héritage aristocratique contre son pic d’ouvrière. Pour elle, les traitements par hélicoptère relèvent par exemple d’une pratique d’un autre âge. «Je ne peux même plus imaginer que cette aspersion, jusqu’aux abords des habitations, existe encore.» Idem, sauf en cas d’extrême urgence, pour l’irrigation et pour la «surmédicalisation» du vignoble. «J’ai le sentiment que certaines vignes sont en permanence aux soins intensifs, que leurs propriétaires se lèvent le matin en se disant: «Quelle maladie pourrais-je bien combattre aujourd’hui?» s’agace-t‑elle. A ses yeux, la viticulture valaisanne, et suisse en général, a mieux à faire. «Même si elle n’a pas le même poids qu’en France, il y a de la tradition, beaucoup de savoir-faire, des cépages autochtones extraordinaires, des terroirs uniques et un climat favorable, ici. Les vins suisses ont tout pour séduire et enchanter les passionnés», s’enthousiasme la marathonienne des ceps, qui en rajoute quelques kilomètres pour décompresser de son quotidien trépidant et de ses incessants allers et retours entre la Suisse et la France. En short et baskets à travers les bois, cette fois…