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Viande in vitro

Ceci n’est pas un hamburger!

Bell, c’est notre boucherie industrielle nationale. Le géant bâlois des produits carnés vient pourtant d’investir dans la carniculture, c’est-à-dire dans des technologies qui pourraient faire «pousser» de la viande.

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Le XXIe siècle sera-t-il à terme végétarien, voire végane? Pas si sûr. Un bon morceau de viande, c’est tout simplement trop... bon. Et cet aliment fait intimement partie de l’histoire de notre espèce, il est littéralement inscrit dans nos gènes, à tel point que se passer totalement de viande est synonyme de carences alimentaires périlleuses. Et puis s’ils n’étaient pas passés à un régime de plus en plus carné, nos ancêtres Homo habilis puis Homo erectus n’auraient pas évolué en homme de Néandertal et en Homo sapiens.

10 tonnes par… seconde! Telle est aujourd’hui la consommation de viande dans le monde.

Mais voilà, la viande rencontre depuis quelques années des adversaires farouches. L’idéologie de plus en plus agressive des antispécistes et autres animalistes sème la mauvaise conscience dans les pays développés où la consommation de viande a d’ailleurs tendance à stagner, voire à baisser. Et puis la planète transpire plus que jamais, notamment à cause de ces millions d’estomacs toujours plus carnivores en provenance des pays asiatiques émergents et dans lesquels les nouvelles classes moyennes ressentent le besoin d’oublier de trop longues années de végétarisme forcé.

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Image du tout premier «steak haché» cultivé avant cuisson, encore dans sa boîte de Petri. David Parry/PA

Alors plutôt que d’élever vaches, moutons et cochons, cultiver des cellules musculaires de ces animaux pourrait à la fois calmer la fureur des zoomoralisateurs et réduire considérablement l’empreinte écologique de l’élevage. Cette piste est à prendre d’autant plus au sérieux depuis que Bell, un géant européen de la viande basé à Bâle, connu pour son esprit de sérieux, vient d’injecter 2,3 millions de francs dans la start-up néerlandaise Mosa Meat qui a développé des techniques permettant de faire pousser de la viande comme de vulgaires germes de soja prospérant dans une écuelle.

43,2 kilos de viande de bœuf par année par habitant. l’Uruguay est en tête du classement mondial, juste devant sa voisine l’argentine (41,2).

Explication du groupe suisse, dont on pourrait considérer la participation à pareille aventure comme une trahison: il y voit «une alternative pour les personnes préoccupées par leur consommation de viande pour des raisons éthiques». En 2050, les résistants au végétarisme mangeront-ils principalement de la chair animale sans âme et sans autre biographie qu’une division cellulaire éclair effectuée et accélérée dans d’anonymes robots-cocons-incubateurs «pondant» des tonnes de viande en continu? Tentons d’y voir plus clair, point par point.

1. La culture de viande, qu’est-ce que c’est?

La carniculture consiste, presque tout bêtement, à prélever des cellules souches (c’est-à-dire capables de se transformer en divers types de tissus) et à les placer dans un environnement où celles-ci se multiplient par division et se spécialisent en cellules musculaires. Mais ce processus nécessite de faire tremper, à une température de 37 °C, la bouture de viande dans un cocktail d’ingrédients pas vraiment «bios»: antibiotiques, hormones, fongicides…

Et puis il faut aussi du FBS, du sérum foetal bovin, un sous-produit du sang de fœtus bovin, un fœtus prélevé sur des vaches tuées à l’abattoir. Le fœtus serait gardé vivant de longues minutes, accusent certains, pendant toute la procédure de prélèvement sanguin, afin de garantir la haute qualité de son sang et donc de son sérum. Cette phase serait donc très éloignée de l’éthique animaliste. Tout le monde, dans ce microcosme de la viande cultivée, planche donc sur des solutions de remplacement au sérum pour garantir une image positive à cette version biotechnologique, cellulaire et très laïque de la multiplication des pains.

Il n’en reste pas moins que, jusqu’à présent, même le destin concentrationnaire d’un poulet en batterie semble presque plus riant que l’horizon de la bidoche in vitro, bordé de bioréacteurs stériles, de boîtes en plastique, appareils et éléments sans âme, sans aube et sans crépuscule.

Nous n’aurons plus besoin de tuer des animaux

Cela n’empêche pas des recherches d’être menées depuis des années aux Etats-Unis, au Japon et en Europe. Et celles-ci commencent bel et bien à titiller des investisseurs privés comme Richard Branson, qui a placé quelques billes dans Memphis Meat, dans la Silicon Valley. En Europe, ce sont les Néerlandais de Mosa Meat qui jardinent du muscle de bœuf et avec un certain sens du marketing: ils avaient fait sensation en 2013 en organisant une dégustation filmée de leur premier steak de bœuf «haché» synthétique.

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Les deux cofondateurs néerlandais de Mosa Meat: Peter Verstrate (à g.), CEO, et Mark Post, chef scientifique.

2. Les carnivores s’y retrouveront-ils?

C’est sans doute la question la plus sensible en l’état actuel. Car si les problèmes purement techniques trouvent souvent d’ingénieuses solutions, ceux liés à la gourmandise et aux habitudes alimentaires sont plus ardus. Ces tissus musculaires produits hors corps et hors sol parviendront-ils à imiter le goût, l’apparence, la texture et les propriétés de cuisson d’un morceau de viande conventionnel? Ou bien ces cellules zombies ne sauront-elles jamais provoquer les sublimes sensations d’une belle viande bien cuisinée?

52 kilos de viande: c’est ce que mange en moyenne par année un habitant en Suisse. Le porc représente presque la moitié.

«Ce n’est pas un morceau de muscle rouge, strié et contractile, cette viande in vitro, mais un amas de fibres musculaires, dépourvu de vaisseaux et de gras, et donc très peu goûteux», tempérait récemment un zootechnicien français de l’Institut national de recherche agronomique dans le journal La Croix, interrogé sur la viande de Mosa Meat. Même circonspection auprès d’un boucher lausannois réputé et qui tient à garder l’anonymat dans le contexte actuel détestable de caillassage de vitrines de boucheries romandes: «Avant même de regarder et de goûter le résultat de ce qui sortira de ces machines à viande, il faut rappeler le plus important: un bon quasi d’agneau, un bon cou de porc, une bonne côte de bœuf, c’est à chaque fois une histoire. L’histoire d’un animal qui a vécu quelques mois ou quelques années sur terre, d’un animal qui a marché, couru, joué, d’un animal qui s’est abreuvé, qui a mangé, brouté de l’herbe et des fleurs, qui a fait des siestes dans une prairie à l’ombre d’un arbre. La qualité gustative d’une viande correspond à la qualité de vie d’un animal d’élevage avant d’être abattu de la manière la plus digne possible. Avec les technologies in vitro, il ne s’agit pas de vraie vie et donc, à mon avis, pas non plus de vraie viande.»

Avant même de s’inventer des outils de production de masse, la viande cultivée devra relever le défi des saveurs, si elle veut devenir un produit de consommation à large échelle. Car même si la fameuse dégustation en 2013 du premier et seul hamburger à base de viande cultivée avait plutôt surpris en bien les testeurs, cette viande échappera-t-elle au statut bas de gamme et donc peu rentable de «steak haché»?

3. La carniculture est-elle sans risque?

Autre question sensible, celle de la sécurité alimentaire. Celle-ci est-elle garantie avec ces techniques, ou bien cette viande de couveuse réserve-t-elle potentiellement une mauvaise surprise, difficile à prévoir et à prévenir comme ce fut le cas il y a bientôt trente ans avec les farines animales et leur tristement célèbre prion, protéine qui attaquait le cerveau des animaux nourris avec ces farines? Il est bien trop tôt pour le savoir, vu qu’il n’existe encore aucune production destinée au public. Mais il faut espérer que les services officiels concernés et que les investisseurs comme Bell rappelleront aux développeurs qu’il est aussi de leur devoir de placer la barre très haut en matière de sécurité alimentaire. Un problème sanitaire sérieux avec cette viande une fois commercialisée signerait au minimum un long coup d’arrêt, voire son arrêt de mort. C’est notamment le cocktail nutritif dans lequel doivent trempoter les cellules en train de se diviser qui peut inquiéter. Il faudra prouver l’innocuité totale de cette soupe cellulaire.

75 hamburgers par seconde: c’est le rythme de vente continuel de McDonald’s dans le monde.

4. L’espoir d’une viande plus saine que la «vraie» viande est-il fondé?

La petite équipe de Mosa Meat n’hésite pas à rappeler que l’absence de graisse dans sa viande de synthèse, pour l’instant du moins, en fait un aliment plus diététique que le vrai. C’est un peu maigre comme argument. Dans une interview récente, le directeur scientifique de la petite entreprise, Mark Post, rappelait d’ailleurs que, parmi les défis à relever, celui de tissus gras réussissant à se développer parallèlement aux tissus musculaires serait une avancée majeure pour rendre cette viande plus goûteuse.

5. Quel crédit accorder à cette start-up néerlandaise?

Les Pays-Bas sont le pays où le coût de l’alimentation est le moins élevé d’Europe. Les ménages néerlandais sont également ceux qui dépensent le moins d’argent dans l’alimentation. Et même si les Néerlandais, à l’instar de leurs voisins de toute l’Europe du Nord, ont développé ces vingt dernières années un vrai intérêt pour le bien-manger, les Pays-Bas n’en demeurent pas moins un outsider de la gastronomie. On peut supposer que Mosa Meat y était donc plus simple à lancer et à financer qu’en France ou qu’en Italie, pays où terroir et gastronomie attirent à eux seuls des millions de visiteurs.

Mosa Meat, petite start-up liée à l’Université de Maastricht et revendiquant seulement quatre employés, semble bel et bien avoir accumulé des compétences inversement proportionnelles à sa taille. Le discours qu’elle tient sur les défis qu’elle doit encore relever a aussi le mérite de la sincérité. L’extrême difficulté de la production massive de même que l’extrême difficulté de la problématique de l’imitation de la texture d’une viande non hachée, tout cela est admis ouvertement. Cela n’empêche pas les Néerlandais d’espérer un début de commercialisation dès 2021.

6. Ne vaut-il pas mieux baisser sa consommation de viande?

La réponse la plus efficace à la consommation excessive de viande consiste à en manger tout simplement beaucoup moins. Une à deux fois par semaine est suffisant. A raison de 300 grammes par semaine et par être humain (en incluant nourrissons, végétariens et... le milliard de gens souffrant de la faim aujourd’hui dans le monde), la consommation chuterait spectaculairement: les 7,5 milliards de bipèdes pourraient se contenter de 135 millions de tonnes de produits carnés par année au lieu des 320 millions actuels. Mais les projections sont loin de ce scénario. Selon la FAO, les besoins mondiaux en viande en 2050 devraient se situer autour des 500 millions de tonnes.

7. Carniculture et similicarné, même combat?

Les moins informés ont tendance à penser que d’autres vraies fausses viandes existaient déjà depuis longtemps. Mais ces saucisses, pâtés, steaks et autres émincés sont en fait d’astucieuses déclinaisons à base de tofu, de seitan, de soja, entre autres produits végétaux riches en acides aminés. Ces produits ne contiennent toutefois pas une seule cellule de viande.  

Par Clot Philippe publié le 4 août 2018 - 07:54, modifié 18 janvier 2021 - 20:59