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Covid-19

Ces masques qui perturbent le cerveau

Des chercheurs canadiens ont mené une enquête scientifique sur 500 participants: oui, les masques sanitaires freinent de 15% notre cerveau dans sa phénoménale capacité à reconnaître les visages. Et les difficultés que cause cet accessoire (par ailleurs précieux dans le contexte actuel) pour l’interprétation des émotions n’arrangent rien.

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 Les masques sanitaires freinent de 15% notre cerveau dans sa phénoménale capacité à reconnaître les visages.

Philippe Pache

Depuis le début de la pandémie, notre cerveau doit en permanence s’adapter. Il doit gérer les angoisses et les périodes de maladie dues au covid, voire surmonter des deuils. Il doit aussi s’adapter à la diminution des interactions humaines imposée par les restrictions. Mais il doit encore faire avec ces visages à moitié masqués au travail, dans les transports et établissements publics, dans les écoles et les magasins. Et ça non plus, il n’aime pas, notre cerveau. Pas du tout, même. Car toute une zone de ses réseaux neuronaux, appelée aire fusiforme des visages, est spécialement vouée à la reconnaissance faciale.

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Miriam, 90 ans.

Philippe Pache

L’évolution a en effet doté les humains et leurs cousins primates d’une formidable capacité à mémoriser et à reconnaître des centaines, voire des milliers de faciès et à interpréter avec une grande acuité leurs expressions. Si la nature nous avait dotés d’une telle puissance de traitement de données visuelles pour les signes graphiques, l’apprentissage des milliers d’idéogrammes chinois, par exemple, ne serait qu’une formalité.

Mais voilà: depuis bientôt deux ans, nos bouches, nos nez et nos mentons sont régulièrement occultés par un rectangle de papier généralement bleu ciel. Et notre super-pouvoir physionomiste doit se concentrer sur les seuls yeux et sourcils pour faire ce boulot d’identification sans lequel notre société sombrerait dans l’anarchie.

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Le masque (par ailleurs précieux dans le contexte actuel) pose des difficultés pour l’interprétation des émotions.

Philippe Pache

Une équipe de psychologues de la York University de Toronto a mené une étude sur 500 participants afin d’évaluer les effets du masque sanitaire sur notre capacité à traiter les visages. Elle a développé une version «masque» du Cambridge Face Memory Test (CFMT), un test inventé en 2007 pour mesurer la capacité d’un individu à mémoriser et à reconnaître les visages. Signalons en passant qu’il est possible de faire ce test sur internet et de se découvrir peut-être des talents de super-physionomiste (et donc un avenir dans la police) ou, au contraire, de s’autodépister une prosopagnosie, terme désignant une grande difficulté, voire une incapacité totale à reconnaître les visages.

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Lili-Marlo, 15 ans.

Philippe Pache

Des études plus anciennes avaient déjà démontré qu’un masque diminuait sensiblement le taux de reconnaissance des visages et que les yeux et la bouche étaient les sources d’information les plus importantes. Il avait aussi déjà été démontré que notre cerveau travaille de manière holistique pour identifier une personne. C’est-à-dire que, au lieu de se concentrer sur une partie précise d’un visage, les réseaux de neurones consacrés à cette tâche analysent de manière encore largement mystérieuse la relation entre les différentes parties d’un faciès. Privée du nez et de la bouche, cette évaluation d’ensemble est donc lourdement pénalisée.

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Philippe Pache, auteur de ces portraits avec et sans masque, 60 ans.

Philippe Pache

Pour mesurer cette perte, les scientifiques canadiens ont fait passer le test de Cambridge dans une version sans masque à une moitié des participants choisie aléatoirement et une version avec masque à l’autre moitié. Résultat: l’altération des capacités de reconnaissance due au masque s’élève à 15%. Ce déficit de 15% se vérifie aussi bien dans la première partie du test, la plus facile, que dans les parties suivantes, plus difficiles. Autre constatation, les femmes sont plus performantes que les hommes aussi bien dans le test sans masque qu’avec masque. L’étude démontre aussi que l’analyse des visages devient nettement moins holistique dès que ceux-ci sont masqués. C’est-à-dire que les participants, privés des informations fournies principalement par le dessin de la bouche, se concentraient de manière non naturelle sur des détails précis des yeux et des sourcils pour compenser l’impossibilité de «scanner» l’entier du visage et d’en produire une sorte d’empreinte mémorisable de manière intuitive.

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François, 48 ans.

Philippe Pache

Les chercheurs concluent que leur étude fournit de nouvelles preuves de changements quantitatifs et qualitatifs dans le traitement des visages masqués. Ces changements de performance, auxquels s’ajoute l’altération du style de traitement des visages masqués, pourraient avoir selon eux des effets significatifs sur les activités de la vie quotidienne, dans les interactions sociales et dans d’autres situations impliquant des interactions personnelles telles que l’éducation. Ils rappellent aussi que des recherches antérieures avaient déjà indiqué que la réduction des capacités de perception des visages à la suite d’une dégénérescence maculaire liée à l’âge s’accompagne de conséquences négatives de désengagement social, d’une diminution du niveau de confiance sociale et d’une diminution générale de la qualité de vie. La vie quotidienne masquée n’a donc vraiment rien d’un éphémère et joyeux bal masqué.

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Ailin, 22 ans.

Philippe Pache

Ce serait même carrément l’inverse qui serait vrai. L’expressivité du visage permet en effet à un individu impliqué dans une interaction d’évaluer l’état émotionnel de l’autre et d’ajuster son comportement. Ce système de régulation serait avantageux pour notre espèce, selon certains psychologues, parce qu’il favoriserait une réduction des conflits et une augmentation de la cohésion. Quand on teste la lecture des émotions (colère, dégoût, surprise, gaieté, peur et tristesse) sur un visage masqué, on peut constater une importante diminution des performances et une confusion dans l’interprétation des émotions, le dégoût ou la peur pouvant être interprétés comme de la colère et favoriser l’agressivité de l’autre. Mais rassurons-nous grâce au chercheur en psychologie sociale français Christophe Haag: «N’oublions pas que le plus important en matière de connexion à l’autre, ce sont les yeux! Une expression positive authentique (un sourire) active les muscles orbiculaires, contrairement au sourire de façade. Le masque est donc l’occasion d’apprendre ou de réapprendre un langage non verbal plus subtil!»

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Nuria, 51 ans.

Philippe Pache

Terminons sur une autre note positive pour nous remonter le moral. Notre cerveau dispose d’un autre outil ultra-performant pour reconnaître les gens: la reconnaissance vocale. Une étude sur 44 participants par une équipe du département de linguistique de l’Université de Montréal publiée en 2015 a confirmé que les êtres humains reconnaissent des proches à leur seule voix. Mais à une condition, assez intrigante: il faut que le mot ou la phrase prononcé comporte au moins quatre syllabes. Un «Oui, bonjour» (trois syllabes) ne suffit pas, alors que le taux de réussite d’un «Merci beaucoup» (quatre syllabes) est proche de… 100%! Notre capacité de reconnaissance vocale serait donc encore plus performante que notre faculté de physionomiste. Autre avantage de l’ouïe sur la vue: le masque sanitaire n’étouffe pas suffisamment la voix pour nous priver de cet autre super-pouvoir. Mais vivement quand même qu’on puisse de nouveau tous se démasquer!

Par Philippe Clot publié le 31 janvier 2022 - 08:52