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«Cette crise nous touche au plus profond de l’âme»

Ecrivain et expert des religions, coauteur d’un livre sur le voyage à Genève du pape François, Pierre-Yves Fux, ancien ambassadeur de Suisse au Vatican – aujourd’hui en poste à Chypre –, passe la crise que nous traversons au crible du spirituel.

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Pierre-Yves Fux avec le pape François, en la basilique Saint-Pierre de Rome, en 2015, lors d’une rencontre privée avec la Landwehr de Fribourg. DR

- L’épidémie de Covid-19 est-elle en train de ramener les gens vers la foi, comme on l’entend dire?
- Pierre-Yves Fux: Oui, ça me semble une évidence, même si on ne peut pas généraliser. Devoir vivre confiné, «cloîtré», pousse à la prière, alors même que les cultes publics sont suspendus. Bien des aspects du quotidien sont chamboulés, bien des habitudes, y compris, je le sens aussi, dans ma vie intérieure. Cette crise nous marquera, quelles que soient nos convictions religieuses. Et les cultes diffusés, télédiffusés atteignent aujourd’hui des sommets d’audience jamais vus. Depuis au moins cinquante ans, on répète que les églises se vident, mais, maintenant qu’elles sont fermées, beaucoup n’attendent que d’y retourner!

- Les gens se tournent désormais vers Dieu, mais n’est-ce pas un réflexe de peur?
- Le réflexe de peur, viscéral et irrationnel, je le vois surtout chez les acheteurs compulsifs de papier WC (rires)! On est bien loin de la recherche du salut de l’âme! Mais cette pandémie fait prendre conscience d’une réalité qu’on a tendance à oublier: la mort nous attend, sans distinction, imminente peut-être. Nos ancêtres l’exprimaient en peignant la «danse des morts» en temps de peste. Dans l’ossuaire de Loèche (VS), par exemple, sont représentés des squelettes entraînant des évêques, des princes, des élégantes, des mendiants… Percevoir cette vérité-là peut rendre les gens plus réfléchis ou plus fervents, plus solidaires aussi.

- Les gens espèrent un miracle pour sortir vivants de cette épidémie?
- L’un des aspects terrifiants de cette crise est notre ignorance sur le coronavirus, ce qui pousse les autorités à affirmer leur «humilité» tout en appelant à des efforts extraordinaires, hors normes. On est loin des objectifs annuels mesurables ou des compromis négociés. Oui, on se met à espérer un miracle. Mais n’oublions pas: «Aide-toi, le Ciel t’aidera!»

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«L’adoration en temps de peur et d’insécurité est importante.» C’est la conviction de Christoph Sigrist, pasteur de la Grossmünster en plein centre-ville de Zurich. Ennio Leanza

- Jean Paul II avait refusé de répondre, au temps du sida, quand on lui demandait s’il s’agissait d’une punition divine. Que doivent répondre aujourd’hui les leaders religieux en ce qui concerne l’épidémie de Covid-19?
- Aujourd’hui, j’entends peu parler de punition divine, mais certains avancent que nous recevons une «leçon» correctrice de notre planète Terre, à cause du changement climatique. Oseraient-ils répéter ça dans un hôpital de Lombardie surchargé? L’urgence, c’est de sauver des vies, en serrant les rangs. Les leaders religieux doivent y contribuer à la fois en tant qu’acteurs sociaux responsables et en tant que pères spirituels, porteurs de consolation et d’espérance.

- N’est-ce pas un peu triste de voir que les êtres humains du XXIe siècle, malgré les avancées phénoménales de la science, se tournent toujours vers Dieu comme il y a plusieurs siècles lors des grandes épidémies de peste?
- Je ne crois pas: le progrès technique ne peut pas et ne doit jamais se substituer à la responsabilité, à la conscience. Rien n’est fatal, rien n’est acquis. Le plus triste serait que nos contemporains ignorent les leçons du passé, par paresse intellectuelle ou par orgueil.

- Est-ce que vous priez?
- Oui. Au quotidien.

- Vous priez plus que d’habitude?
- Plus souvent, plus longtemps et différemment. Je suis marqué par les réalités difficiles et les multiples messages qui m’occupent tout au long de mes journées de travail. Le confinement m’apporte un certain calme pour agir, mais il change aussi mon regard sur les choses et sur les gens.

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L’abbé Dominique Fabien Rimaz célèbre tous les matins une messe virtuelle, seul face à une petite caméra depuis l’église du Christ-Roi à Fribourg, relayée sur Facebook et suivie par des fidèles toujours plus nombreux. © sedrik nemeth

- Quel saint faut-il prier contre la pandémie?
- Un ami m’a envoyé une supplique à la Madonna della Salute, et les franciscains de Chypre invoquent saint Antoine de Padoue. Chez nous, de nombreuses chapelles Saint-Sébastien, le martyr transpercé de flèches, ont été érigées lors de pestes meurtrières. Hier comme aujourd’hui, les saints sont des amis, des intercesseurs et des modèles. Certains ont assisté des malades contagieux au péril de leur vie: saint Roch le pèlerin, l’évêque Charles Borromée et tant d’autres. A leur exemple, il y a ceux qui, ces jours même, agissent en héros dans l’horreur d’hôpitaux où on en est réduit à choisir ceux qu’on va pouvoir soigner.

- Selon vous, quel est le sens de cette épidémie? Est-ce que Dieu a voulu punir les hommes pour les rendre plus croyants, comme on le croyait autrefois pendant les épidémies de peste?
- La beauté du monde ou la bonté d’une personne peuvent ancrer la foi bien plus solidement que le déchaînement du mal! La vérité, je ne la trouve ni dans les invectives des Savonarole, ni dans les calculs égoïstes. Face à une menace incompréhensible, comme ce fléau, il est normal et même sain de se remettre en question, pour bien réagir. Plutôt que de donner un sens apocalyptique au coronavirus, prenons un miroir et voyons ce qui demeure essentiel et ce qui, peut-être, était un non-sens!

- Quelles actions concrètes avez-vous mises en place, par exemple, au sein de la commanderie valdo-genevoise de l’Ordre du Saint-Sépulcre de Jérusalem, que vous présidez?
- Les liens ont été renforcés avec les membres les plus âgés, isolés – un bel effet de ce fléau, qu’on voit un peu partout. Les dames et chevaliers du Saint-Sépulcre financent des hôpitaux en Terre sainte, ouverts à tous et indispensables en ce moment. Mais qui parle de l’impact du coronavirus à Bethléem, à Gaza, à Jérusalem? Cette très ancienne association s’en soucie et, faute de pouvoir se rendre sur place, ses membres agissent à distance, avec efficacité. De manière un peu analogue, bloqué à domicile derrière un écran d’ordinateur, avec une petite équipe de télétravailleurs, je garde l’ambassade ouverte et nous réussissons à aider nos compatriotes, parfois en fâcheuse posture.

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Le pasteur de l’Eglise réformée de Zoug, Jürg Rother, s’adresse à ses fidèles sur les réseaux sociaux depuis son balcon. Son credo? «Je suis là pour les gens, pas l’inverse.» Geri Born

- L’Eglise propose désormais des confessions à distance, des messes virtuelles. Tout cela est-il bien sérieux?
- Ce n’est pas totalement nouveau: depuis l’invention de la radio, la bénédiction urbi et orbi peut se recevoir à distance, en direct! Lorsqu’il s’agit des sacrements, les décrets du Vatican sont certainement «sérieux», et le succès des vidéos religieuses en direct montre qu’elles répondent à un besoin. Mais je crois que, dans ce domaine comme dans les rapports humains, internet n’est qu’une roue de secours. Le fléau une fois derrière nous, plus que jamais, on voudra de la présence, du tangible, du réel…

- Sur les réseaux sociaux, on voit fleurir beaucoup d’interprétations des prophéties, de Nostradamus à celles de Fatima. Qu’en pensez-vous?
- Les réseaux sociaux sont un déversoir de passionnantes bêtises, comme l’étaient autrefois les cancans chuchotés au creux de l’oreille. Je dirais plutôt: évitons simplement de passer de la superstition au fanatisme, au refus des mesures sanitaires ou au mépris sectaire du reste de l’humanité.

- Est-ce que ça ne veut pas dire que les explications de l’Eglise ne convainquent pas?
- Dans une société angoissée, les théories du complot ou les recettes magiques séduisent plus que les explications ou les demandes raisonnables, quelle qu’en soit la source – religieuse, politique, médicale, etc. L’irrationnel s’y attaque à ces messages véridiques, mais il peut être vaincu par la crédibilité et parfois l’héroïsme des messagers.

- Le pape François, que l’on disait en perte de vitesse, paraît avoir repris la main. Ces images le montrant priant sur une place Saint-Pierre vide ont marqué les esprits. Mais est-ce un vrai geste spirituel ou un exercice de com?
- En cinq ans de visites au Vatican, je n’ai jamais vécu cela! Les images, d’une terrible beauté, parlent d’elles-mêmes, comme ce long silence, aussi. Mais au-delà de l’émotion, il y a un sens: on a amené l’icône de Marie portée en procession lors de la peste de 593, et le crucifix que vénéra un autre prédécesseur de François, durant l’épidémie de 1522. Ce pape étonnant n’a pas dit son dernier mot. Vrai geste spirituel? Je le crois. Cette heure de prière avait une grandiose sobriété, dans la tradition romaine, avec une place pour des paroles sincères et directes dans le style Bergoglio. Plutôt qu’un verbiage docte ou moralisateur, c’est le poids des mots et le choc des images, la «com», donc, qui permettent au message de parvenir jusqu’aux périphéries. François ne touche pas que les catholiques. Même des personnes se disant athées m’ont dit que ce recueillement d’un pape solitaire, au crépuscule, sous la pluie, leur avait parlé.

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Le pape François seul sur le parvis de la basilique Saint-Pierre, au crépuscule, sous la pluie, face à une place totalement vide. Une des images fortes de la crise, le 27 mars, à Rome, dans un pays décimé par le coronavirus. YARA NARDI

- Cette épidémie, c’est une divine surprise pour lui comme pour les autres religions, non?
- Diable! L’irrationnel, on l’a vu surtout dans les supermarchés et les pharmacies, non? Les religions en ont plutôt pris pour leur grade. Les lieux de pèlerinage sont désertés, les sanctuaires sont fermés. Certains rassemblements religieux ou sportifs avaient contribué à propager le virus, mais leurs responsables ont vite accepté les mesures de prévention. L’absence de protestation des fidèles serait-elle l’indice d’une marginalisation? Je ne sais pas. Mais cette maudite surprise pourrait être l’occasion d’un sursaut religieux.

- Défendre l’économie plutôt que les gens est un «génocide viral», selon François. Peut-il être entendu par un Trump ou un Bolsonaro?
- Défendre la primauté et la dignité de tout être humain est un défi permanent, face aux intérêts matériels ou aux idéologies. Depuis longtemps, des voix en appellent au bien commun universel, celles des institutions de la Genève internationale ou de chefs religieux, par exemple. C’est vital. Une bonne politique économique et sociale est indispensable pour sortir de cette crise et pour en prévenir d’autres. En Suisse, on l’a compris, en donnant la priorité à protéger les vies.

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Sur un toit, dans le quartier de Don Bosco, dans le sud-est de Rome, devant une quarantaine d’habitants réunis aux fenêtres, les quatre prêtres de la paroisse de San Gabriele dell’Addolorata (13 000 âmes) célèbrent la messe, le dimanche 29 mars. TIZIANA FABI

- Au bout du compte, tout cela nous rendra-t-il meilleur?
- Il y aura un bilan, et des leçons à tirer pour l’avenir: faire mieux, devenir moins irresponsable, cela passera peut-être par un approfondissement religieux et spirituel. Mais cela devra aussi, je crois, se manifester dans la vie sociale et dans notre organisation collective. La forme que pourrait prendre un tel changement a déjà été esquissée par le pape François, prophétique, dans l’encyclique Laudato si’, avec son message éthique, social et écologique.

- Les prêtres sont en première ligne dans cette pandémie, assistant les malades, bénissant les cercueils, et payant parfois de leur propre vie leur engagement. Est-ce que cela peut redonner un nouvel élan à l’Eglise catholique et l’éloigner des polémiques, comme la pédophilie?
- Pour le meilleur ou pour le pire, vous savez, le témoignage personnel et la preuve par l’acte sont puissants pour attirer ou faire fuir les gens. Aux côtés du personnel soignant, héroïque, ces «médecins des âmes» prêts au sacrifice modifient assurément l’image du clergé. Mais ils ont des prédécesseurs: le 21 juin 2018, la messe célébrée par François à Genève commémorait par exemple saint Louis de Gonzague, un jésuite mort à 23 ans de la peste en soignant les malades romains.

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Pour répondre à la demande en cette période de Pâques, la paroisse de Chelmsford, une petite ville de 30 000 habitants près de Boston, propose des confessions au volant sur le parking à côté de l’église. Keiko Hiromi via www.imago-images.de

- Dans le fond, humainement, que nous enseigne cette crise actuelle et que révélera-t-elle quand on en sortira?
- Déjà aujourd’hui, cette crise traduit notre vulnérabilité et notre résilience, ainsi que la capacité humaine à atteindre le meilleur et à tomber dans le pire. Ces moments constituent un révélateur de l’égoïsme et du courage, et aussi de la bêtise et de l’intelligence, à tout niveau de la société, dans notre entourage, et en nous. Une fois surmontée, cette pandémie pourrait avoir un impact bien plus massif et durable que le 11-Septembre sur les décennies à venir. Je pense qu’il en résultera des transformations politiques, bonnes ou mauvaises, qui influenceront notre réaction au changement climatique, par exemple. Mais surtout, un tel fléau aura touché chacun de nous au plus intime, dans nos peurs et dans nos espoirs.

>> * Pierre-Yves Fux est l’auteur avec Elise Cairus du livre «Pape et pèlerin, François à Genève», qui vient de paraître chez Slatkine.

>> Note à la demande du DFAE: «Les opinions exprimées dans la présente interview n’engagent que la personne interviewée (M. Fux) et ne reflètent pas nécessairement celles du Département fédéral des affaires étrangères.»


Par Arnaud Bédat publié le 9 avril 2020 - 09:34, modifié 18 janvier 2021 - 21:09