Première publication le 27.10.2022
Du sous-sol du Royal Oriental, un restaurant genevois situé à deux pas de l’aéroport de Cointrin, s’échappent des voix et de la musique. On reconnaît la mélodie de «Bella ciao», un chant de révolte italien. Mais aujourd’hui, les paroles sont entonnées en persan. L’air est devenu l’hymne de liberté des Iraniens et des Iraniennes après la mort de Mahsa Amini, une Kurde iranienne de 22 ans, arrêtée à Téhéran le 13 septembre par la police des mœurs de la République islamique d’Iran pour un voile mal ajusté. A l’annonce de la mort de la jeune femme, des mouvements de révolte ont éclaté dans tout le pays, menés par une jeunesse iranienne courageuse qui, au péril de sa vie, exige la fin du régime des mollahs, au pouvoir depuis quarante-trois ans.
A l’invitation de Saeed, le propriétaire des lieux, un petit groupe d’Iraniens et d’Iraniennes de Suisse s’est réuni dans ce local pour répéter des chants et des slogans et organiser la manifestation qui se tiendra devant le Palais des Nations, à Genève, le samedi suivant. La quatrième déjà depuis le début du soulèvement populaire en Iran, le 16 septembre. C’est Shahin, un étudiant de 28 ans dont le père a été emprisonné durant cinq ans par le pouvoir iranien, qui s’est lancé le premier dans les démarches administratives pour obtenir les autorisations nécessaires à la tenue des rassemblements. Il a été rejoint rapidement par Ferial, dont la verve n’a d’égale que la détermination. Du haut de ses 22 ans, elle s’affaire à la préparation de flyers et coordonne les actions sous l’œil admiratif de sa mère, Maryam, 56 ans, qui a fui le régime et un mariage malheureux en 2014. Lyo* arbore un t-shirt sur lequel est inscrit le message «Femmes, liberté». «On ne peut pas vivre en Iran, car nos mères, nos sœurs, nos filles ne sont pas libres, assène-t-il. J’ai été témoin de ce que le régime a fait subir à ma mère et à ma sœur, dont les droits ont été bafoués. Une femme doit se marier, gérer sa maison, ses enfants, les courses et les repas. Et quand elle sort de la maison, on la dissimule sous un voile. Si elle touche un homme hors mariage, on l’ensevelit sous la terre et on lui jette des cailloux jusqu’à ce qu’elle meure. C’est inhumain.»
Lorsqu’elle a appris la mort de Mahsa Amini, Jeyran, 24 ans, a été submergée de chagrin. «Ça aurait pu être l’une d’entre nous», souffle-t-elle les larmes aux yeux, en racontant avoir été arrêtée elle aussi par la police des mœurs lorsqu’elle habitait à Ahwaz, une ville du sud-ouest du pays, il y a quelques années. «En Iran, tu peux mourir pour un hidjab», dit-elle en ramassant son épaisse chevelure ondulée en un petit chignon. «J’ai coupé mes longs cheveux en signe de solidarité», dit-elle.
Originaire d’Ispahan, Shiva, une artiste de 34 ans, ne compte plus les fois où elle a été interpellée pour non-respect du code vestimentaire, pour des cheveux s’échappant de son voile, un manteau trop près du corps ou des pantalons trop courts. «La dernière fois, c’était à l’université, se souvient-elle. Un garde posté à l’entrée de l’établissement qui s’assure de la «décence», probablement un «bassidji» (milicien placé sous l’autorité des Gardiens de la révolution, ndlr), m’a arrêtée et conduite dans une petite salle à l’écart. Ma faute? Porter du parfum. Lorsqu’il s’est approché de moi, j’ai eu peur. Alors j’ai crié et je me suis débattue. Je n’ai plus remis les pieds à l’université. Mon père m’a dit: «Tu dois partir, sinon ils te tueront.»
Depuis le début du soulèvement, la trentenaire ne dort plus. Elle fait défiler les vidéos sur son smartphone du matin au soir, terrifiée par la violence du régime qui réprime avec férocité les manifestants. Plus de 200 morts, selon l’organisation humanitaire Iran Human Rights, et des centaines de personnes incarcérées. «Mes cousins, âgés d’une vingtaine d’années, sortent tous les soirs dans la rue pour s’élever contre le régime des mollahs. Ils sont tellement courageux. Avant de quitter leur domicile, ils rédigent une note signée et datée où ils expliquent qu’ils partent manifester. Et qu’ils n’ont aucune intention de se suicider.» Elle marque un temps d’arrêt avant de reprendre: «Le pouvoir abat les protestataires et tente de faire passer ces morts pour des suicides.» En Suisse depuis douze ans, elle se sent parfois impuissante. «Il m’arrive de me sentir coupable de ne pas être à leurs côtés. Alors je fais le maximum depuis ici. J’aide à l’organisation des manifestations, je rédige des lettres pour interpeller les autorités, je partage des contenus sur les réseaux sociaux et je réponds aux sollicitations des médias.»
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Un sentiment d’impuissance partagé par Leili*, qui préfère ne pas dévoiler son identité. «Je suis traversée par une multitude d’émotions. La colère, l’angoisse et des interrogations constantes: pourquoi je ne suis pas là-bas avec ceux qui luttent? Pourquoi je ne peux pas aider ma famille? Je suis assise ici à donner des interviews ou je partage des stories sur les réseaux sociaux alors que la société iranienne se fait tirer dessus.» Son frère et son père manifestent tous les soirs à Téhéran. Elle ne reçoit des informations qu’au compte-goutte. L’accès à internet est coupé entre 16 heures et minuit, heures durant lesquelles surviennent les manifestations. Le pouvoir a aussi bloqué l’accès à Whats-App et à Instagram et traque de plus en plus les VPN (virtual private networks), ces réseaux virtuels qui permettaient jusqu’alors de contourner la censure mise en place par le régime islamique.
«Je suis constamment à l’affût de la moindre nouvelle. Je n’ai plus envie de sortir, cela m’éloigne de mes amis non Iraniens qui, malgré toute leur bonne volonté, ne peuvent pas saisir ce que nous traversons. Ceux qui n’ont jamais été oppressés par un gouvernement ne peuvent pas comprendre», confesse la Genevoise d’adoption. Elle se souvient d’avoir pleuré lors de son premier jour d’école en Iran. «A 7 ans, on nous a fait mettre des foulards. Durant toute mon adolescence, j’ai été constamment remise à l’ordre pour ma tenue, ma façon d’être, de parler ou de me comporter avec les garçons, au nom de l’islam. Ce sont des prétextes religieux. Résultat? La plupart des Iraniens détestent l’islam à cause de l’obstination crasse et de l’obsession des mollahs à vouloir faire appliquer des règles d’un autre temps.» Elle s’empresse de préciser que la lutte actuelle n’a rien à voir avec l’islam, ni la politique. «Nous réclamons la liberté. Celle de s’exprimer, de pratiquer la religion de son choix ou non, de mettre un foulard ou non et de porter ce que l’on veut. Des droits qui semblent basiques, mais qui sont inexistants chez nous.»
Et ce sont ces revendications qui sont scandées ce samedi à la place des Nations, à Genève, sous un soleil radieux. Tour à tour, Shahin, Lyo, Maryam, Leili, Ferial et Saeed se succèdent au micro et haranguent la foule avec des slogans criés en français, en persan et en anglais: «Femmes, vie, liberté», «Khamenei, dégage de l’Iran», «One solution, the revolution», «Hey ho, mullahs must go», «So-so-solidarité avec les femmes du monde entier». A Berlin, le jour même, ils étaient 80 000 à défiler pour soutenir les protestations en Iran. A Genève, quelques centaines. Qu’importe, ils ne resteront plus silencieux et continueront de porter la voix de celles et ceux qui se battent au pays au péril de leur vie.
* Prénom d’emprunt.