Pointer du doigt les contradictions de notre monde, épingler les politiques, brocarder les défaillances des institutions, résumer l’actualité en un dessin, tantôt subtil, tantôt frontal, Patrick Chappatte le fait depuis trente-cinq ans avec ses dessins de presse. Enfant, il remplissait déjà ses cahiers de BD tout droit sorties de son imagination, auxquelles il consacrait aussi toutes ses vacances. «Mes premiers dessins sont des personnages filiformes. En fait, Mix & Remix m’a tout piqué», assure-t-il en riant dans son atelier genevois où il nous reçoit chaleureusement. Sur le manteau de la cheminée, posés en vrac, trois Prix américain du dessin de presse, un Prix de l’humour vache décerné en France, un bronze représentant Tintin, des photos, le dessin «Planète Coronavirus» qui lui a valu le Prix de la caricature suisse de l’année 2020, l’horloge Atmos de son père, des photos et son diplôme de docteur honoris causa.
Celui qui publie dans des journaux et magazines en Suisse, en Allemagne, aux Etats-Unis et en France, imagine des BD reportages, préside la fondation Freedom Cartoonists – elle défend la liberté d’expression à travers le dessin de presse éditorial – se lance un nouveau défi. Depuis le 23 janvier, il tente un seul en scène. Enfin, presque seul puisque Trump, Charles III et ses autres caricatures y tiendront le haut du pavé. Et dire que, petit, il voulait devenir chauffeur de locomotive, puis chirurgien. «Justement, je commence mon spectacle en disant que c’est une terrible déception pour ma mère, Libanaise, qui avait beaucoup investi dans le fait que son fils deviendrait un jour le Dr Chappatte. Mais voilà, j’ai choisi d’être dessinateur de presse.»
- Pourquoi cette voie plutôt que celle de la BD par exemple?
- Patrick Chappatte: Mon père était abonné au journal «La Suisse» et au magazine «Newsweek». Comme les petits garçons veulent épater leur papa, j’ai désiré être publié dans «La Suisse» et dans «Newsweek». Et j’ai réussi.
- Votre premier dessin politique est paru dans «La Suisse» en 1985 lorsque vous n’aviez que 17 ans...
- J’étais fier comme un pape et mon père était fier comme le père d’un pape. J’ai découvert le goût de voir un de mes dessins imprimé et c’est assez addictif. C’est un shoot incroyable. C’est là que j’ai attrapé le virus.
- Pour embrasser cette carrière, outre savoir dessiner, de quelles qualités faut-il faire preuve?
- Savoir dessiner n’est pas la principale qualité. Il faut avoir un style, mais, à 70%, c’est l’idée qui compte. Le dessin de presse est un drôle de croisement, un animal bizarre. Il faut avoir le double intérêt de l’actualité et du dessin.
- Faut-il être cynique?
- Il faut être capable de regarder le monde avec un regard critique, et en faisant ça, on tombe très vite dans le cynisme... Mais le monde est dur et cynique. La punchline d’un dessin de presse est souvent bien en deçà de tout ce que les gens se balancent tous les jours sur les réseaux sociaux. Mais le dessin de presse doit être malin, pas excessif, il ne faut pas se laisser entraîner...
- Lorsque vous dessinez, vous êtes seul maître à bord?
- Je fais diverses esquisses sur l’iPad, entre quatre et six propositions de dessins différents, et je les envoie à la rédaction pour laquelle je travaille, par exemple celle du «Temps». Je fais un sondage auprès d’un panel composé de journalistes, de rédacteurs en chef, de gens de l’image, de la production, etc. Je reçois des feed-back et je fais un hit-parade. Ce processus semi-démocratique permet d’éliminer les idées qui ne marchent pas, mais ensuite je choisis le dessin que je vais peaufiner parmi les deux ou trois qui sont en tête de classement. La décision finale m’appartient.
- Y a-t-il parfois des fulgurances, la certitude que ce dessin-là, c’est le bon, qu’il n’y a pas besoin de proposer cinq autres idées?
- Je me donne pour discipline de ne pas me dire ça. Bien sûr, je pourrais faire un seul dessin, l’envoyer et terminer tôt ma journée de travail. Mais comme je suis un judéo-chrétien masochiste, je continue d’avoir la même pratique depuis plus de trente ans. Parce que, même après toutes ces années, il m’arrive de penser qu’un dessin est vraiment marrant, mais de constater ensuite qu’il ne marche pas très bien.
- Avez-vous parfois le syndrome de la page blanche?
- Non, plutôt celui du dessin qui n’est pas assez bon. Des idées, j’en ai toujours, mais il arrive souvent que je ne sois pas entièrement satisfait du dessin qui paraît. J’aimerais qu’il tape toujours dans le mille, mais ce n’est pas systématiquement le cas.
- Vous collaborez avec «Le Temps», la «NZZ am Sonntag», «Der Spiegel», «Le Canard enchaîné» et «The Boston Globe» notamment, ce qui implique de réaliser huit dessins différents et inédits chaque semaine. Cela peut-il devenir lassant?
- Ce métier étant, d’une certaine façon, super-répétitif, le risque est de finir par s’ennuyer mortellement. Je pense que le principal ennemi de la profession n’est pas la censure, ni les limites, mais la routine. Moi, j’ai résolu ce problème à ma manière, en allant vers d’autres publics. J’ai commencé à travailler pour «La Tribune Dimanche», un journal français lancé en octobre dernier. Je débute avec ce nouveau lectorat qui ne va pas me faire de cadeau. C’est très vivifiant de repartir à zéro.
- Vous censure-t-on parfois ou vous demande-t-on de modifier un dessin pour ménager certaines susceptibilités?
- Je constate que, dans notre société, le principe de précaution prévaut de plus en plus. Avec le conflit actuel à Gaza, j’ai découvert une certaine hypersensibilité. Pour la première fois, un dessin livré n’a pas été publié, mais ce n’était pas en Suisse romande.
- Lorsque, en 2019, le «New York Times», avec lequel vous collaboriez, a renoncé aux dessins de presse à la suite de la tempête déclenchée par une caricature, qui n’était pas de vous, vous avez écrit: «Les dessins de presse sont nés avec la démocratie. Et ils sont attaqués quand la liberté l’est.»
- Le «New York Times» a envoyé un signal très fort en supprimant tout dessin de presse après avoir eu des ennuis avec un seul. Ils ont fait de la gestion clientèle au lieu de faire de l’éditorial. De plus en plus, dans les institutions, les sociétés, la collectivité et les médias, on a de la peine à bien gérer les crises. Celles induites par les réseaux sociaux sont notamment très mal évaluées. On se dit que c’est grave, alors que ça ne l’est pas; c’est du vacarme, souvent causé par des furibards, des aigris, c’est un épiphénomène amplifié par les réseaux. On tend à réagir très vite, à s’excuser et à supprimer la cause du problème. Or ça ne marche jamais. La presse est affaiblie, j’ai parfois peur qu’on ne tienne pas le cap collectivement. Or on est plus forts ensemble.
- Comme on le constate dans «Fins de règne», livre qui reprend vos meilleurs dessins des cinq dernières années, votre créativité se nourrit à 99% du pire: guerres, épidémies, atteintes aux libertés, réchauffement climatique... Est-ce parfois plombant?
- Egoïstement, je me fais du bien en faisant du dessin de presse et j’espère aussi en faire aux lecteurs. C’est un acte de digestion de toutes les choses acides qui font l’actualité. La raison d’être de l’humour, c’est de digérer les atrocités et les bêtises du quotidien. Je crois fondamentalement que le dessin est un outil du vivre-ensemble, qu’il est aussi là pour nous aider à exorciser, à dédramatiser nos différences, à alléger le poids du monde.
- Vos dessins donnent à réfléchir et font sourire à la fois, mais certains sujets sont-ils impossibles à traiter avec humour?
- Le mal absolu, les choses très, très noires, tout comme les bonnes nouvelles, sont du mauvais matériau pour le dessin de presse. Il faut qu’il y ait un frottement, une petite contradiction à laquelle se raccrocher. Par exemple, la pédophilie est très difficile à évoquer. Mais la pédophilie dans l’Eglise est tout de suite plus intéressante.
- Vous avez tenu de nombreuses conférences, mais là, vous ajoutez une corde à votre arc avec «Chappatte en scène, le spectacle dessiné». C’était un vieux rêve?
- Pas du tout. J’ai d’ailleurs une petite réticence. Quand on est dessinateur, on se planque quand même derrière ses dessins... Moi qui suis assez réservé, sur les planches, je vais devoir me dévoiler. Dans un seul en scène, il faut mettre ses couilles sur la table, c’est très impudique.
- Comment est née l’idée?
- En faisant des conférences, j’ai découvert que le dessin marche très bien sur scène, d’une manière différente, qu’il a une nouvelle vie. J’ai mis au point une façon de le décliner, de le déconstruire, en gardant la chute pour la fin. Et les gens rient.
- Ce sera tout de même différent d’une conférence?
- Ça commencera comme une conférence, mais ensuite l’aspect visuel envahira toute la scène; il y aura des dessins déjà publiés, dont certains qui ont créé la polémique, d’autres que je ferai en direct, des cerisiers en fleur au Japon, de nombreuses digressions... J’évoquerai l’intelligence artificielle, comment l’humour est reçu par rapport aux questions de société, à la religion, aux questions de genre. Je parlerai également de liberté d’expression. Mais le tout de manière légère...
- En 2022, l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne vous a fait docteur honoris causa pour votre «regard critique, affûté et intelligent sur notre monde»…
- C’était totalement improbable et magique. J’ai demandé à Martin Vetterli, le directeur de l’EPFL, quel était le point commun entre mon travail et les sciences. Il m’a dit que, dans le cursus de ses étudiants, il souhaitait donner une place aux humanités et à l’esprit critique, planter une petite graine qui leur fasse réaliser que, au-delà des maths et des algorithmes, ils doivent avoir une conscience critique, notamment vis-à-vis de ce qu’ils créent.
- Vous êtes donc finalement devenu le Dr Chappatte!
- Oui, ma maman aurait été très fière...