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Charlot, plus vrai que nature

A Paris, dans les ateliers du Musée Grévin, les artisans réalisent la première représentation de Charlot vagabond pour le Chaplin’s World de Vevey. Un travail d’une minutie et d’un réalisme saisissants. Reportage dans les coulisses d’un lieu tenu secret.

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L'un des trois sculpteurs des ateliers du Musée Grévin à Paris, Eric Saint Chaffray façonne le visage de Charlot d'après photo. Blaise Kormann

L’adresse des ateliers Grévin, dans le XIIIe arrondissement de Paris, est un secret bien gardé. Ici défile tout ce que le showbiz, la politique, les arts et le sport comptent de personnalités prestigieuses. Elles viennent en toute discrétion poser pour leur réplique. Autrefois en cire, elles sont désormais réalisées en résine, plus solide. Même les paparazzis ignorent où se nichent ces locaux, distants de quelques kilomètres du célèbre musée installé depuis 1882 au 10, boulevard Montmartre.

De Soprano à Charlot

A l’étage, à première vue, cela semble bien anonyme. Mais on se sent très vite épié. Dans les couloirs, les murs sont couverts de photos de célébrités, plus précisément celles de leurs statues, bluffantes de réalisme. En les suivant, on débouche dans l’espace des sculpteurs, dont les étagères sont garnies de bustes monochromes. Figures souriantes ou grimaçantes parmi lesquelles on reconnaît Nelson Mandela ou le jeune spationaute Thomas Pesquet. Dans le corridor, un tableau indique le nom des derniers visiteurs. Le rappeur Soprano, le violoniste Renaud Capuçon ou encore le père Fouras de l'émission «Fort Boyard». Mais la vedette du jour, c’est Charlot. Ce vagabond – «tramp» en anglais – toujours en butte à l’ordre établi, est apparu en février 1914. Devenu une figure de fiction indémodable, il est universel.

Une fois terminée, d’ici à fin août, l’œuvre est destinée au Chaplin’s World – exploité par la Compagnie des Alpes, propriétaire du Musée Grévin, qui en a réalisé toutes les figures et la scénographie – musée qui a ouvert en avril 2016 dans les murs de l’ancienne demeure familiale en Suisse de Sir Charles Spencer Chaplin, le manoir de Ban à Corsier-sur-Vevey.

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Habillage sur mesure sur la base de dessins, avec des échantillons de tissus pour trouver le plus juste, des images des bottines et de masques pour trouver la couleur de peau. Blaise Kormann

Sous tous les angles

Pour l’heure, Eric Saint Chaffray, sculpteur chez Grévin depuis vingt-cinq ans, façonne le portrait de Charlot d’après photo. Comme lui, ils sont trois à plein temps. «Pour un personnage, il faut entre trois et six mois. J’en fais quatre par an.» C’est son troisième Chaplin. Mais aucun des deux précédents n’avait le même âge ni la même attitude. Le premier est une représentation de l’homme privé dans la dernière partie de sa vie, l’autre un Charlot en bleu de travail, buvant le thé avec la femme de l’aumônier, dans une scène des «Temps modernes».

Lorsque le sujet n’est plus de ce monde, la grande difficulté consiste à le représenter en trois dimensions, sans mesures exactes. «Depuis quelques années, lorsqu’une célébrité nous rend visite, nous la scannons de la tête aux pieds, précise Béatrice de Reyniès, directrice de Chaplin’s World et ancienne patronne de Grévin. Le gain de temps est considérable.» Cette fois, l’artiste s’appuie sur des documents en noir et blanc souvent pixélisés, unidimensionnels et trompeurs. Il lui faut en faire la synthèse et imaginer en reconstituant les volumes, la réaction des plis de la peau. Bref, ce que l’on ne voit jamais: Charlot sous tous les angles.

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Dans l’atelier du sculpteur, Béatrice de Reyniès (à g.) et Kate Guyonvarch prodiguent leurs conseils et demandent quelques retouches. Blaise Kormann

Le bonhomme à l’œil en coin est un brin provocateur et figer sa grimace semble un vrai défi. Charlot malicieux est animé par l’étincelle de génie du comédien. C’est cela qu’Eric Saint Chaffray doit saisir puis reproduire à la main.

Le travail débute sur de la plasticine, une sorte de pâte à modeler de couleur grise. Cette forme servira à l’étape suivante de moulage en élastomère et plâtre. Enfin, c’est dans cette empreinte que sera coulé le Charlot définitif.

Tiroirs pleins d'yeux

Avant d’en arriver là, tout est sujet à interrogation. Chaplin était à la fois auteur, comédien, réalisateur, producteur et compositeur, mais de quelle couleur étaient ses yeux? Les clichés en noir et blanc ne l’indiquent pas. En réalité, ils étaient bleu clair. Les restituer tels quels ajouterait un élément auquel le public n’est pas habitué. La direction a donc décidé de les choisir plus foncés. «Nous utilisons des prothèses en résine fabriquées par un oculariste. Il existe une taille standard et une autre plus grande», précise Valérie Chéreau-Merceron. Elle en possède de pleins tiroirs, de toutes les couleurs. Et même plusieurs nuances pour le blanc de l’œil afin qu’il soit, en fonction de l’âge du personnage, absolument irréprochable.

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Le choix des yeux s’est porté sur un bleu foncé afin de coller à l’image en noir et blanc. Chaplin avait le regard plus clair, mais cela ne se voyait pas à l’écran. Blaise Kormann

Quelle taille, les incisives?

Afin de placer ces deux billes azur, la tête, creuse, s’ouvre par l’arrière. Le sculpteur y glisse les yeux et les dents. «Cette étape est cruciale, souligne Béatrice de Reyniès. A cet instant précis, ça prend ou pas.» Par la suite, il faudra même se soucier de la taille des incisives, de leur contour, des canines. Chaque détail compte, comme l’écart entre la lèvre supérieure et le nez. L’espace permet de glisser la moustache. On veillera à dessiner parfaitement les contours de l’appendice nasal. Pas trop long, pas trop droit, pas trop large. Idem pour les oreilles.

«Il faudrait lui alléger le double menton, sinon vous le vieillissez. Lissez-lui les paupières également. Regardez: il a deux trous comme des fossettes sur l’image. Elle date des années 1915 ou 1916. Chaplin avait 26 ans», indique Kate Guyonvarch au sculpteur. C’est elle qui gère avec tous les descendants de Chaplin l’exploitation des droits des œuvres et de l’image pour le monde entier. Et elle a son Charlot dans l’œil.

«Work in progress» collectif

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Le patron permet à la costumière Sandra Hélias (premier plan) d’ajuster les mesures du futur vêtement sur un mannequin en plâtre et polystyrène. Blaise Kormann

C’est donc un «work in progress» collectif. Dans une autre pièce, la costumière Sandra Hélias avance en parallèle. Sur sa large table de travail, des échantillons de tissus gris ont été commandés pour le pantalon trop grand et la redingote queue-de-pie, vêtements indiquant aussi l’état de délabrement de la société de l’époque. Il faudra les tacher un peu, les user artificiellement. Le diable étant dans les détails, le gilet de Charlot surprend tout le monde: fleuri et satiné. Charlot arbore même deux épingles de nourrice au revers de sa veste, un col sans chemise et une cravate.

Lot d'interrogations

L’habit est taillé sur mesure. On commence par ajuster un patron sur un mannequin en polystyrène et plâtre reproduisant l’attitude originale. Charlot est appuyé à gauche sur sa canne en bambou, la main droite posée sur la hanche.

Comme pour le visage, les mensurations soulèvent leur lot d’interrogations. «A l’époque, on ne faisait pas de sport comme aujourd’hui. Chaplin était fluet, il avait les épaules tombantes, mais un cou relativement fort», indique Kate Guyonvarch. Il faudra en tenir compte. Les bottines en cuir du personnage seront dénichées dans une friperie ou une brocante, puis vieillies et rapiécées.

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La perruquière Estelle Mutel enfile un par un chacun des 500'000 cheveux qui formeront la toison noire et frisottée de Charlot. Blaise Kormann

Le célèbre chapeau melon défraîchi posé sur le mannequin laisse apparaître une chevelure noire. Et c’est une perruquière qui la confectionne dans la pièce attenante. «Nous travaillons de père en fils depuis quatre générations. Je suis la première femme», souligne Estelle Mutel. Elle n’utilise que du cheveu véritable acheté au poids. «J’en ai 300 grammes. On peut les teindre, leur faire subir un brushing, les couper. Nos fournisseurs sont Italiens ou Allemands.»

Avec son outil – un mandrin d’horloger – elle glisse chaque cheveu, un par un, dans les mailles d’un filet en tulle et les fixe par un nœud. L’opération va se répéter 500'000 fois.

L’étape suivante donnera au personnage sa carnation réelle à base de peinture à l’huile. Ce sera d’autant plus délicat que Chaplin utilisait un fond de teint blanc. Ce maquillage lui permettait d’entrer dans son personnage et de jouer avec la qualité des lumières et la pellicule de l’époque. En attendant de recevoir la bonne tête, Bérengère Prost s’emploie à peindre un Chaplin plus âgé. «C’est un modèle de rechange. Les visiteurs touchent les visages et les griffent involontairement», glisse-t-elle. Son coup de pinceau fait apparaître les veines, les taches de vieillesse, le rosé des lèvres. «J’y ajoute moi-même les sourcils.»

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Bérangère Prost réalise à la peinture à l'huile la carnation d'un Chaplin âgé. Blaise Kormann

Le moment venu, on ajoutera des mains moulées sur un individu aux proportions similaires. Les empreintes, les plis, les lignes de la main apparaîtront alors.

A la maison en 2020

Une fois terminé, le Charlot attendu en Suisse sera prêté du 10 octobre au 26 janvier à la Philharmonie de Paris pendant l’exposition «Charlie Chaplin l’homme-orchestre». Ce n’est qu’en février 2020 que le sujet rejoindra sa destination finale dans le domaine de Chaplin’s World. Là où vécut son modèle, avec sa femme Oona et leurs huit enfants dès le mois de janvier 1953. Original jusqu’au bout, l’illustre exilé mourut dans son sommeil, le soir de Noël 1977, à 88 ans.


Par Dana Didier publié le 5 juillet 2019 - 09:34, modifié 18 janvier 2021 - 21:04