1. Home
  2. Actu
  3. Cheffes d’œuvres: neuf femmes à la tête de grandes institutions culturelles de Suisse

Culture

Cheffes d’œuvres: neuf femmes à la tête de grandes institutions culturelles de Suisse

Elles sont de plus en plus nombreuses à diriger les grands musées suisses, comme à Zurich où, pour la première fois, une femme est à la tête du prestigieux Kunsthaus. L'accession à des postes à responsabilité est-elle semée d'embuches dans le monde de la culture? Rencontre avec neuf directrices qui racontent leur parcours dans le monde de l’art.

Partager

Conserver

Partager cet article

Rencontre avec ces femmes directrices de grandes institutions culturelles

De gauche à droite, et de haut en bas: Nathalie Herschdorfer, Sarah Lombardi, Laurence Schmidlin, Federica Chiocchetti, Ann Demeester, Nadine Wietlisbach, Beatrice Lanza, Denise Tonella, Nina Zimmer. Elles sont toutes à la tête de grandes institutions culturelles suisses.

Valentin Flauraud et Geri Born

Laurence Schmidlin, 41 ans: «Le chemin est toujours plus long pour une femme»

Musée d'art du Valais, Sion, 10 collaborateurs

- Vous avez quitté Plateforme 10, à Lausanne, qui est devenu le pôle muséal phare en Suisse romande, pour une institution plus petite...
- Laurence Schmidlin: 
Cela a été un choix très difficile. Mais ce qui m’a portée, c’est de pouvoir mener à bien un projet avec ma propre équipe et de donner de l’ampleur à une institution dont le potentiel n’a pas encore été entièrement réalisé. Et puis, à l'horizon proche, un projet de pôle culturel va se développer.

- Votre partie préférée au sein du musée?
- C’est dur de choisir! Ce que j’aime beaucoup ici est la thématique du paysage, propre à une grande partie des collections, qui prend tout son sens, car on se trouve dans un site particulier avec un charme fou. Il y a des terrasses, de vieilles pierres et de la verdure, des points de vue sur les châteaux de Valère et de Tourbillon. Ce paysage peut être directement mis en perspective avec les œuvres d’art que l’on découvre dans les salles. 

Laurence Schmidlin

Les musées, une vocation. «J’ai eu de la chance, car j’ai commencé très jeune. A 21 ans déjà! Je vais mourir historienne de l’art, c’est un métier passion!», Laurence Schmidlin.

Valentin Flauraud et Geri Born

- Au cours de votre carrière, avez-vous eu l’impression de devoir batailler plus que si vous aviez été un homme?
- Même dans le milieu de la culture – qui a toujours été plus favorable aux femmes – subsistent des difficultés, notamment dans l’accession à des postes à responsabilités. Le chemin est toujours plus long. Par ailleurs, on attendra toujours d’une femme qu’elle travaille beaucoup plus qu’un homme alors que les compétences ne sont pas moins grandes; il faut en faire dix fois plus pour gagner en légitimité. Et puis, dans les cercles masculins, il existe toujours une forme de cooptation qui fait que les hommes obtiennent beaucoup plus facilement des postes auxquels ils aspirent. Il suffit de regarder le pourcentage des étudiants en histoire de l’art: 80% sont des femmes. Or on ne retrouve pas cette proportion à la tête des grandes institutions muséales, même si les choses changent, avec Ann Demeester au Kunsthaus à Zurich ou Nina Zimmer au Kunstmuseum de Berne et Centre Paul Klee.


Ann Demeester, 47 ans: «Le monde de l’art est encore très masculin»

Kunsthaus, Zurich, 250 collaborateurs

Ann Demeester

Savoir, charme, dynamisme. La nouvelle directrice a déjà pris ses marques dans son bureau provisoire de Winkelwiese à Zurich.

Valentin Flauraud et Geri Born

- Ann Demeester, êtes-vous fière d’être la nouvelle directrice du Kunsthaus de Zurich?
- Ann Demeester: Je réalise seulement maintenant à quel point il est extra- ordinaire qu’une femme ait obtenu ce poste. Les Pays-Bas, où j’ai travaillé depuis 2001, fonctionnent de manière très similaire. On se montre ouvert mais on est encore très en retard en matière d’égalité des droits.

- Les femmes sont-elles en train de conquérir les postes de direction des musées?
- Le Louvre, à Paris, est dirigé par Laurence des Cars depuis 2021. En poste depuis 2016, Frances Morris est la première femme à diriger la Tate Modern de Londres. Le monde de l’art est encore très masculin, mais on assiste peu à peu à un changement d’attitude. De temps en temps, il faut une sorte d’extrémisme pour rétablir l’équilibre.

- Comment fonctionne votre rôle de directrice et de cheffe d’équipe?
- Ce qui compte, pour moi, c’est la compétence. Et il y a suffisamment de femmes qui sont super compétentes. Le Kunsthaus de Zurich a connu un renouveau physique avec l’extension de David Chipperfield. J’attache également de l’importance à la diversité de l’équipe.

- Vos points forts, vos points faibles?
- On dit de moi que je suis une directrice inspirée. L’enthousiasme est mon moteur. J’aime le renouveau et le
changement. Cependant, le renouveau n’exclut pas le respect des traditions. Une faiblesse: je bombarde tout le monde avec des idées, j’en veux souvent trop.

- Votre relation avec l’ancien directeur, Christoph Becker?
- Absolument harmonieuse. Nous nous entendons très bien. Ce qui nous rapproche, c’est l’humour.

- Comment gérez-vous le lourd héritage de Bührle?
- L’intensité de la controverse me surprend. La collection Bührle doit trouver sa place au Kunsthaus. Je contribuerai à la clarification de la provenance des œuvres en plusieurs étapes. Mais je n’ai pas de baguette magique.

- Comment s’est passée votre arrivée à Zurich?
- Je suis arrivée récemment. Etre là, maintenant, en tant que citoyenne et non en tant qu’invitée, c’est fantastique. J’avais un ami ici il y a vingt ans et je connais bien la scène artistique. Zurich est certes internationale mais aussi pleine de tradition et de rébellion. Je pense à Dada, à la révolte des jeunes dans les années 1980. Ce paradoxe me fascine.

- Pouvez-vous nous dire quels sont vos lieux préférés actuellement?
- Le Micas Garten, la Kronenhalle, le Musée d’ethnographie, le parc du Musée Rietberg, l’oasis culturelle Last Tango.

>> Exposition: «Giacometti-Dalí» (à partir du 14 avril).


Sarah Lombardi, 50 ans: «Mon genre n’a jamais posé de problèmes dans le travail»

Collection de l'Art Brut, Lausanne, 35 collaborateurs

- On parle d’une vague de féminisation à la tête des institutions culturelles. Or vous êtes directrice de la Collection de l’art brut depuis 2013 déjà. Vous êtes une précurseure?
- Sarah Lombardi: J’avoue ne pas m’être vraiment intéressée à cette question à l’époque. Il me semble que la culture se féminise plus rapidement que d’autres domaines, comme l’économie ou la finance. Mais je vous parle d’impressions, je ne connais pas les statistiques exactes.

- Vous avez dû vous battre pour obtenir ce poste?
- Non, pas dans le sens de devoir me battre en tant que femme qui postule pour une fonction de «directeur de musée». J’avais l’avantage de bien connaître l'institution pour laquelle j’ai été engagée comme conservatrice en 2007. Par la suite, mon genre n’a jamais posé de problèmes dans le travail, dans le fait d’être reconnue et d’être prise au sérieux dans ma fonction.

- Combien accueillez-vous de visiteurs par année?
- Avant le covid, presque 40'000. En 2022, 33 000. La moitié de notre public vient de l’étranger, du Japon et des Etats-Unis. Et ce public international, nous ne l’avons pas encore complètement retrouvé.

Sarah Lombardi

La directrice devant une œuvre de l’auteur autrichien August Walla, réalisée en 1986.

Valentin Flauraud

- Comment expliquer l’engouement de ce public étranger pour la Collection?
- Nous sommes l’institution de référence mondiale dans le domaine de l’art brut de par sa dimension historique d'abord, en étant le premier musée de ce genre au monde. Une institution née de la donation en 1971 de la collection initiale de Jean Dubuffet d’œuvres d’art brut à la ville de Lausanne. Puis la collection s’est développée, car Dubuffet a eu l’intelligence de ne pas figer le concept de l’art brut. On a continué à découvrir de nouveaux auteurs et à les intégrer. Nous comptons plus de 70 000 œuvres aujourd’hui!

- Comment définiriez-vous l’art brut?
- Une personne autodidacte, souvent aux moyens modestes, qui se situe en marge du champ officiel de l’art. Rien ne la prédestine à devenir artiste, pourtant elle va choisir la création artistique comme échappatoire, souvent par nécessité vitale.

- Bientôt vingt ans que vous travaillez au sein de l’institution. Vous ne vous lassez pas?
- Non, au contraire! Je suis toujours émerveillée face à l’inventivité des créatrices et créateurs de l’art brut et de voir à quel point ces personnes ont une imagination incroyable, trouvent des solutions pour créer, par exemple en utilisant le décalque, ou encore l’emploi de matières ou de matériaux qu’ils détournent... C’est un univers extrêmement riche.

>> Exposition: «Photomachinées» (du 31 mars au 27 août).


Beatrice Lanza, 44 ans: «Le design est une science et une poésie»

Mudac, Lausanne, 31 collaborateurs

Beatrice Lanza

Cette Milanaise a travaillé durant dix-sept ans à Pékin, où elle a notamment dirigé la Beijing Design Week, puis au MAAT, à Lisbonne, avant de rejoindre le Mudac.

Valentin Flauraud

- Qu'est-ce qui vous a décidée à venir à Lausanne?
- Beatrice Lanza: 
Parce que, à la fin, on m’a offert le job! Plus sérieusement, des connaissances m’ont suggéré de postuler. C’était un défi que de reprendre une institution bien établie et de l’accompagner dans les nouvelles phases de son développement. Et aussi ce contexte collaboratif plus large, avec Plateforme 10. De nos jours, il est rare qu’un secteur public investisse et donne de vrais moyens à la culture.

- Plateforme 10 est un grand paquebot, comment naviguez-vous?
Les trois musées demeurent indépendants les uns des autres. Chacun s’occupe de ses affaires au quotidien, développe sa propre vision, etc. Cela ne fait qu’un mois que je suis là, mais je ressens très clairement un enthousiasme commun à l’idée de faire fonctionner cette structure. Et ça, c’est déjà la moitié du job! C’est une incroyable opportunité pour une personne qui fait un job comme le mien que d’être au début des choses, de contribuer à les façonner.

- Quelle est votre première impression de Lausanne?
- Je passe ma vie à voyager, je déménage d’une ville à une autre et j’ai presque vécu toute ma vie à l’étranger. Je ne me fie jamais à une première impression, je sais qu’il faut beaucoup de temps pour qu’un endroit devienne le vôtre. Il faut s’approprier une quantité de choses. Pour moi, la priorité est ce que je suis venue y faire. Je pense que Lausanne me permet de me concentrer.

- Qu’est-ce qui vous attire dans le design?
- Le design est une science et une poésie qui s’imbrique dans tout ce que l’on fait. C’est un domaine insaisissable, qui change de formes, qui évolue. C’est une écologie de la pensée qui imbrique une multitude de formes de savoirs et des formes d’intelligence qui combinent plusieurs disciplines: le scientifique, l’artistique, les arts visuels, les sciences des matériaux, l’anthropologie et la sociologie.

>> Expositions: «Dialogue entre une pieuvre et un presse-agrumes», «Beyrouth. Les temps du design» (à partir du 7 avril)


Federica Chiocchetti, 40 ans: «Tout est nouveau, tout est passionnant»

Musée des Beaux-Arts, Le Locle, 16 collaborateurs

Federica Chiocchetti

Un profil international. Avant de s’installer au Locle, l’Italienne a travaillé à Nottingham et à Darby, en Grande-Bretagne, et à Paris.

Valentin Flauraud et Geri Born

- Vous êtes Italienne, installée à Paris ces dernières années; la vie au Locle, ça vous plaît?
- Federica Chiocchetti: J’adore les Loclois, j’ai déjà des amis avec qui je vais à des concerts et tout le monde se salue dans la rue. Je me sens à la maison ici. Je loue un appartement dans la rue plus historique, dans la même bâtisse où séjournait l’écrivain danois Hans Christian Andersen. Pour moi, en tant qu’étrangère, tout est international, tout est nouveau, tout est passionnant.

- Qu’est-ce qui vous a motivée à postuler au MBAL?
- Avant, j’étais indépendante à Paris. Avec ma plateforme Photocaptionist, je travaillais comme commissaire d’exposition, enseignante, écrivaine et critique. L’idée de pouvoir concentrer toute mon énergie dans un seul endroit, de pouvoir monter des projets interdisciplinaires et de pouvoir me plonger dans la collection permanente m’a séduite. Et de réfléchir à une mission sur le long terme, c’est un vrai défi!

- Difficile de reprendre le flambeau après Nathalie Herschdorfer, la précédente directrice?
- C’est une femme que j’admire énormément, non seulement pour sa connaissance de l’art et ses expositions passionnantes, mais aussi pour son approche très engagée qui propose une réécriture de l’histoire de l’art féministe. Je me sens très inspirée par le travail de la direction précédente et je souhaite continuer à faire rayonner le musée.

- Quel est votre style de management?
- J’ai besoin de bien m’entendre avec mes collègues, de créer un esprit de famille et d’équipe. Je suis pour le partage, la bienveillance et la solidarité entre les membres d’équipe. Je respecte la hiérarchie, mais je préfère des relations plus horizontales. J’ai besoin d’entendre l’avis de tout le monde, même si je sais que la décision finale me revient.

- Quelle sera la prochaine exposition?
- Elle s’intitule Le plaisir du texte. Elle fait déjà partie de ma formule qui consiste à déclencher la thématique d’exposition par la collection du musée. A mon arrivée ici, la première semaine, j’ai été débordée par la quantité d’informations reçues. Je suis allée retrouver un peu de calme dans les dépôts de la collection, un endroit magique. J’ai commencé à inspecter les étagères, et je me suis dit: «Tiens, il y a une femme qui lit ici, une autre là... Dans les tableaux, dans les dessins. Cet éloge de la lecture serait le point de départ vers une lente et graduelle invasion verbale de l’image.» Face au flux continu des images dans notre quotidien, cette exposition réaffirme la force des mots et invite le public à explorer leur imaginaire.

>> Exposition: «Le plaisir du texte» (du 24 mars au 18 septembre).


Nadine Wietlisbach, 40 ans: «Il faut être un peu intrépide»

Fotomuseum, Winterthour, 25 collaborateurs

Nadine Wietlisbach

Les archives abritent des trésors photographiques, par exemple des séries d’œuvres de la superstar Nan Goldin. La température est d’à peine 14°C.

Valentin Flauraud et Geri Born

- Nadine Wietlisbach, vous êtes entrée en fonction en 2018 et vous êtes la première femme directrice depuis la création du Fotomuseum il y a près de trente ans. Une raison de se réjouir?
- Nadine Wietlisbach: Je m’en suis bien sûr réjouie, car le chemin a finalement été long. J’ai toujours été très curieuse et j’ai rarement dit non. Il faut être un peu intrépide.

- Votre parcours est en effet remarquable.
- Pendant mon apprentissage de décoratrice d’intérieur et de poseuse de sols, je suis tombée amoureuse d’un tableau accroché au mur d’un appartement sur la colline de Zurichberg. J’ai ensuite passé une maturité professionnelle et étudié le design, le journalisme et les sciences culturelles à Lucerne, à Vienne et à Zurich. Puis j’ai organisé mes premières expositions.

- Comment dirigez-vous votre équipe?
- Je pense que je sais écouter et que je suis plutôt énergique. Le travail est un travail d’équipe. Nous développons le musée ensemble. Les tâches sont variées et stimulantes. L’obtention des moyens financiers en fait partie. Nous avons un degré d’autofinancement exceptionnellement élevé.

- Quel est l’endroit le plus passionnant du musée?
- Les salles de dépôt. L’histoire du Fotomuseum depuis les années 1960 est stockée en photographies dans la salle couleur et dans la salle noir et blanc. Au total, il y a environ 6000 œuvres. Parmi elles, on trouve de nombreux noms connus comme Nan Goldin, Robert Frank, Dayanita Singh.

- La question du genre fait-elle partie des thèmes abordés par le musée?
- Depuis 2018, nous ne présentons plus que des expositions individuelles de femmes photographes. Nous soutenons cette décision de l’organisateur. Ce choix suscite un grand intérêt de la part du public.

- N’est-ce pas un peu injuste?
- Bien sûr que oui. Mais il s’agit de créer de nouvelles possibilités qui n’existaient pas dans la plupart des musées. Nous ne sommes pas encore là où nous devrions être.

- Votre secret pour des expositions réussies?
- Le programme annuel doit se déguster comme un bon menu. Il faut du piquant, du sucré, de l’acide et quelque chose que tout le monde aime. Et, entre les deux, beaucoup de propositions passionnantes qui surprennent.

- Comment gérez-vous le flux d’images des téléphones portables?
- Je m’intéresse au fonctionnement d’Instagram et de TikTok, à ce qui préoccupe les gens qui évoluent sur ces plateformes. Mais je réfléchis aussi aux dangers que la masse d’informations représente pour moi et pour la société. Le médium photographique a une grande influence sur notre quotidien. La photographie va plus loin que l’art. Pour me détendre, je lis d’ailleurs des livres, mais pas sur la tablette.

- Avez-vous une devise?
- Il est bon d’avoir le cœur à Winterthour et la tête ailleurs dans le monde.


Nathalie Herschdorfer, 51 ans: «La représentativité des femmes dans les expositions, on n’y est pas encore»

Photo Élysée, Lausanne, 35 collaborateurs

Nathalie Herschdorfer

Après avoir été à la tête du Musée des beaux-arts du Locle durant sept ans, l’historienne de l’art a été nommée directrice de Photo Elysée, à Lausanne, en juin dernier.

Valentin Flauraud et Geri Born

- Vous avez pris la direction de Photo Elysée en juin 2022. Un premier bilan?
- Nathalie Herschdorfer: Je commence à planter des graines pour l’avenir, à comprendre un peu mieux le lieu, son architecture et ses visiteurs. Le quartier de Plateforme 10 a été lancé, il s’agit maintenant de faire revenir le public. C’est ce travail sur le contenu que nous faisons avec mes collègues. Qu’est-ce qu’on a envie de dire? Que souhaite-t-on raconter sur notre médium qu’est la photographie? En faisant des liens avec la société dans laquelle on vit, avec des sujets comme la guerre en Ukraine ou le genre.

- En tant qu’historienne de l’art, la question du genre a-t-elle nourri votre réflexion?
- La photographie en tant que médium a beaucoup contribué à nous créer une identité dans un genre ou dans un autre. Depuis qu’elle est née, elle nous met devant les yeux des images en masse avec la photographie de mode, de magazine ou de publicité. On pense qu’on n’y prête pas attention, mais je suis persuadée que ça a une énorme influence sur la façon dont on se présente au monde, la façon d’imaginer et de définir les critères de beauté. Selon moi, il est aussi important de regarder ce qu’il se passe au niveau de la nouvelle génération qui doit construire de nouvelles images, montrer d’autres corps et d’autres beautés.

- Cette nouvelle génération, comment faites-vous pour la faire venir au musée?
- C’est la grande question. Une des réponses est de travailler avec elle. Pour notre nouvelle exposition, j’ai donné un espace aux étudiantes et étudiants de l’ECAL (Ecole can- tonale d’art de Lausanne) qui ont travaillé autour du flacon de parfum de Jean Paul Gaultier.

- Les postes à responsabilités se féminisent, est-ce que le monde de l’art est en train de changer ou demeure- t-il un monde très masculin?
- Je pense que c’est en train de changer. Et l’impact est réel, car les femmes qui mènent dorénavant ces projets culturels sont plus attentives à faire entrer des femmes artistes dans leur programmation. Il existe encore des résistances, ça ne veut pas dire que tout est gagné. Par exemple, la représentativité des femmes dans les expositions, on n’y est pas encore. Le mouvement est là, mais ce n’est pas terminé.


Denise Tonella, 43 ans: «Je ne ressens pas d’opposition de la part des hommes»

Musée national suisse, Zurich, 330 collaborateurs

Denise Tonella

A Zurich, l’escalier du nouveau bâtiment du Musée national suisse s’impose par son côté monumental. Le bâtiment de Christ & Gantenbein a reçu trois prix d’architecture.

Valentin Flauraud et Geri Born

- Denise Tonella, comment devient-on manager culturel?
- Denise Tonella: Avec beaucoup de travail, beaucoup d’engagement, une grande passion et un soupçon de chance.

- Depuis avril 2021, vous dirigez un énorme tanker.
- En effet. Le Musée national suisse regroupe le Musée national de Zurich, le château de Prangins au bord du lac Léman, le Forum de l’histoire suisse de Schwytz et le Centre des collections d’Affoltern am Albis. Environ 870 000 objets d’exposition y sont conservés, restaurés et stockés.

- Etes-vous souvent en déplacement?
- Les déplacements occupent un tiers de mon temps de travail. En plus de nos maisons dans toute la Suisse, il y a toujours des réunions et des séances auprès de la Confédération et dans des organisations spécialisées. Je donne en outre régulièrement des conférences lors de congrès en Suisse et à l’étranger.

- Comment décririez-vous votre style de direction?
- J’attache beaucoup d’importance à un bon esprit d’équipe et à l’estime personnelle. Je suis toujours à l’écoute pour de nouvelles idées et aussi pour les sujets difficiles.

- Quel est votre message au public en tant que directrice?
- Avec nos expositions, nous abordons des questions sociales actuelles et nous nous engageons à inciter le public à la réflexion. Connaître son propre passé permet de mieux comprendre le présent.

- Pouvez-vous nous parler de vos origines tessinoises?
- J’ai grandi à Madrano, un village de montagne près d’Airolo. Mes parents étaient paysans. Je n’étais pas vraiment destinée aux études. Mais je me suis imposée et j’ai étudié l’histoire à Bâle après le gymnase.

- Devez-vous souvent vous imposer face aux hommes?
- Je ne ressens pas d’opposition de la part des hommes. C’est peut-être dû au fait que nous comptons près de 70% de femmes dans le personnel (rires). Quand il y a des critiques, d’où qu’elles viennent, il faut y faire face. Cette attitude permet souvent d’améliorer le résultat.

- Votre coin préféré au Musée national?
- Dans la partie historique, c’est la tour de 1898, qui est ouverte au public par exemple lors de la Nuit des musées. Dans le nouveau bâtiment, l’escalier monumental, qui est aussi devenu un hotspot pour les instagrameurs.


Nina Zimmer, 49 ans: «Ce qui compte, à l’arrivée, c’est la performance»

Musée des Beaux-Arts et Centre Paul Klee, Berne, 250 collaborateurs 

Nina Zimmer

Entre Picasso, Giacometti et Klee. Depuis neuf ans, Nina Zimmer dirige deux musées. On l’appelle aussi la «super directrice».

Geri Born

- Nina Zimmer, qu’est-ce que les femmes font de mieux que les hommes?
- Nina Zimmer: C’est super que la question soit posée de cette manière. D’habitude, on me demande: «Comment est-ce d’être la première femme à la tête de deux musées?» Je me souviens encore de l’époque où 99 femmes et un homme étudiaient l’histoire de l’art. Ce dernier parvenait à s’installer dans le fauteuil du chef. Les femmes n’avaient rien.

- Le débat sur le genre vous agace-t-il?
- Ce qui compte, à l’arrivée, c’est la performance et le résultat. Pourtant, les femmes et les hommes sont encore jugés différemment sur le chemin qui y mène.

- Demande-t-on à un homme comment il parvient à concilier travail et famille?
- Je ne pense pas. Ces stéréotypes ont encore la vie dure.

- Quels sont vos points forts et vos points faibles?
- Je suis à l’écoute, j’ai un style de management collaboratif. J’aborde les tâches avec curiosité et ouverture d’esprit. Mon point faible est mon emploi du temps: il est toujours trop chargé.

- Quels sont les défis auxquels vous êtes confrontée?
- Il y a d’abord eu le covid, puis la guerre en Ukraine. Et maintenant, la crise énergétique nous donne du fil à retordre. Nous avons immédiatement mis en place des programmes pour les réfugiés ukrainiens. En ce qui concerne les coûts énergétiques, nous remettons en question tous les processus et tous les risques. L’aspect de la sécurité est notamment une question importante. Mon point fort, ce sont les fêtes que l’on vit presque chaque semaine, quand il y a un vernissage ou que l’on achète une œuvre. Ou le sentiment de bonheur lorsqu’il y a une avancée en matière de provenance, soit des informations sur l’origine, douteuse ou non, des œuvres d’art.

- Qu’est-ce que l’art de qualité pour vous?
- L’art de qualité met en lumière son propre temps. Point à la ligne.

- Qu’est-ce qui fait la magie du Musée des beaux-arts de Berne?
- Nous sommes situés à la Hodlerstrasse, dans la vieille ville de Berne, et nous faisons partie des plus anciens musées d’art de Suisse. En même temps, nous sommes l’une des premières institutions à nous être occupées de l’art contemporain mondial: Afrique, Inde, Amérique du Sud et Japon. L’espace devient étroit. Il y aura bientôt un nouveau bâtiment. Le concours d’architecture a pour thème «L’avenir du Musée des beaux-arts de Berne».

- La salle d’exposition la plus passionnante?
- Une spécialité raffinée et unique en Suisse: la salle mobile Adolf Wölfli. Nous présentons une sélection de ses 25000 œuvres qui sont stockées dans notre fonds, toujours dans une autre salle.

- Comment attirez-vous les jeunes au musée?
- Les premiers pas au musée sont toujours marquants. Nous proposons même des programmes pour les enfants de 1 an. Le plus difficile, c’est de faire venir des adolescents.

- Parlons du collectionneur austro-allemand Cornelius Gurlitt, qui détenait des travaux spoliés. La donation de ce corps d’œuvre a-t-elle été une bénédiction ou une malédiction?
- J’ai posé ma candidature en sachant que le musée accepterait cet héritage. Nous avons pu mettre sur pied beaucoup de choses. L’histoire autour de son héritage est absolument unique.

Par Alessia Barbezat et Caroline Micaela Hauger publié le 20 mars 2023 - 10:32, modifié 14 juin 2023 - 10:06