La main poilue s’approche, cogne contre la vitre. «Rapproche-toi. Encore, encore», me souffle Renate Foidl.
J’hésite. Derrière la double paroi vitrée, un chimpanzé me fixe intensément. Il ne peut rien me faire, je le sais bien, mais j’appréhende une réaction brusque. Devant l’insistance de mon vis-à-vis qui répète son geste, je finis par m’exécuter et me retrouve collée au verre, les yeux plongés dans ceux de l’animal.
Une fois les présentations faites, le rituel se répétera le long des différents enclos. Certains m’inspectent de la tête aux pieds, un mâle se jette fièrement – les soigneuses m’ont prévenue – sur la paroi en signe de domination. Devant Carmen, âgée de 41 ans, je suis priée de vider mon sac pour qu’elle puisse en voir le contenu. Elle tournera la tête, l’air dépité, face au résultat. Un bon point pour moi: je n’ai pas sorti mon smartphone. «Ils ne les aiment pas. Ils veulent pouvoir regarder les gens directement», m’explique Renate Foidl, responsable du refuge pour singes de la fondation Gut Aiderbichl.
Le sanctuaire, situé à une quarantaine de kilomètres de Vienne, héberge 34 chimpanzés. Quelques-uns ont moins de 20 ans, mais la plupart sont nés en Afrique de l’Ouest dans les années 70 et 80. Nous sommes alors en pleine épidémie de sida. En raison de leur patrimoine génétique, identique au nôtre à 98,8%, ces primates sont considérés comme idéaux pour la recherche. Et donc très demandés par les labos. Aux Etats-Unis, les naissances en captivité se multiplient. Mais le plus simple et le plus rapide, estiment les moins scrupuleux, est encore de capturer des petits nés en liberté, en tuant la mère et les adultes du clan qui tentent de les protéger. Et tant pis si l’espèce est déjà considérée comme étant en danger. C’est ainsi que le 30 juillet 1986, un avion chargé de vingt bébés pour le laboratoire Immuno quitte la Sierra Leone pour l’Autriche. Spécialisé dans les dérivés sanguins, l’endroit est controversé: la même année, un raid de police y a été effectué suite à des accusations de cruauté envers les animaux. Selon le magazine New Scientist, la police constate que la plupart des cages font 84 centimètres sur 82 et sont hautes de 1 m 20. Le labo accuse ses détracteurs de nuire à la recherche sur le sida. Les chimpanzés, auxquels on inocule notamment les virus du sida et de l’hépatite C, sont encore utilisés dix ans durant. En 1997, l’entreprise de pharma américaine Baxter acquiert Immuno, met fin aux expérimentations et s’engage à financer la retraite des chimpanzés – jusqu’en 2019. Il faudra attendre 2009 pour que la fondation Gut Aiderbichl les prenne sous son aile.
En voilà un qui se prélasse, pieds en l’air, dans son nid de paille et de copeaux. Ici, tout a été pensé pour leur bien-être et surtout pour qu’ils retrouvent leur instinct. Ici, ils se sont remis à courir à quatre pattes au lieu de marcher sur deux jambes, comme ils en avaient pris l’habitude à force de voir des humains. Ils ont appris à grimper, à utiliser leurs doigts pour décortiquer des fruits. Certains, perclus d’arthrite, se servent d’échelles pour atteindre les plateformes les plus hautes.
Des centaines de rencontres
Ici, ils peuvent s’épouiller, se disputer et se rabibocher sous l’œil vigilant du chef de groupe. Cela n’a l’air de rien, mais après des années en solitaire dans leur cellule de béton, l’interaction avec leurs congénères a constitué un immense défi. Et un casse-tête pour les soigneurs, qui ont organisé quelque 400 rencontres afin de déterminer les affinités. Aujourd’hui, les pensionnaires sont répartis en quatre groupes, à l’exception de Peter, un mâle trop agressif.
Autre gageure pour ces animaux qui ont vécu enfermés de longues années: se réacclimater à la lumière du jour et à l’air libre. La première fois, c’est en 2011. Une vidéo montrant le groupe du mâle Moritz découvrant avec excitation l’enclos extérieur, sous les yeux de l’équipe et de la célèbre primatologue britannique Jane Goodall, a été visionnée des millions de fois sur YouTube. Il a fallu un an à Xsara, née en captivité en 1999, pour avoir le courage de sortir. «Le bruissement des feuilles, un oiseau dans le ciel... Tout leur faisait peur», raconte Renate Foidl. La météo changeante les prend de court: ils restent perplexes devant la pluie, prennent des coups de soleil par beau temps. «Plus maintenant. D’ailleurs, ils sont beaucoup plus foncés qu’avant», sourit la soigneuse Bettina Gaupmann. A force de soins et de patience, les comportements névrotiques dus au passé – tremblements, refus de s’alimenter ou boulimie, automutilation – se sont apaisés, mais ils peuvent ressurgir en cas de stress.
Coup de foudre immédiat
La force du lien noué entre les soigneuses et les pensionnaires est évidente. Elles les connaissent sur le bout des doigts et ne tarissent pas d’anecdotes sur leur individualité, le sens de l’humour de l’un ou les caprices d’une autre. Pünktchen, 35 ans, qui passe des heures à aménager son nid et à nouer des bouts de tissu aux barreaux, est «l’artiste». Certains sollicitent Bettina pour que, de l’autre côté de la vitre, elle coure avec eux et joue à cache-cache. Voilà la jeune femme qui rit comme une gamine des facéties d’un mâle: debout, torse bombé, il lui fait une démonstration de virilité – les femelles sont sous contraception. «Il est complètement obsédé par Bettina», rit Renate Foidl. Elle-même n’était qu’une jeune stagiaire quand elle est entrée chez Immuno, en 1990. Cela lui sera souvent reproché, comme si elle cautionnait les expérimentations, ce qui, encore aujourd’hui, la met en colère. «Il fallait bien s’occuper d’eux!» Le coup de foudre pour les singes est immédiat. Elle se l’est juré, elle les accompagnera «jusqu’au bout». S’est-elle déjà rendue en Ouganda ou au Rwanda pour voir des chimpanzés en liberté, comme il est encore possible de le faire (tous les grands singes, bonobos, chimpanzés et gorilles d’Afrique et orangs-outans d’Asie, sont menacés d’extinction)? A ma grande surprise, le visage de Renate se crispe, les larmes lui montent aux yeux. «Je ne peux pas», murmure-t-elle d’une voix étouffée. «Voir tout ce qu’on a pris à ceux d’ici, ça me serait insupportable.»
Tout contact physique est interdit. Par sécurité d’abord, les chimpanzés étant dotés d’une force colossale et leurs réactions imprévisibles. Sachant que Bettina Gaupmann a passé tant d’années à les côtoyer, j’avoue que je serais, à sa place, curieuse de voir comment ils réagiraient. Devant mon insistance, elle raconte avoir touché le pelage d’un patient lors d’une anesthésie générale. «C’était incroyable. Mais, insiste-t-elle dans la foulée, la question du contact ne se pose pas. Ce qui nous importe, c’est qu’ils puissent vivre leur vie de chimpanzé. Nous nous concentrons sur ce que nous pouvons leur apporter et non l’inverse. Nous sommes ici chez eux.»
Les soigneuses veillent d’ailleurs à ne pas passer trop de temps avec «eux». «Nous ne voulons pas qu’ils se concentrent trop sur nous et finissent par ne plus s’intéresser à leurs congénères», explique Renate Foidl. Sa collègue se dit «profondément fière» de ses protégés. «Ils ont dû tout réapprendre, mais ils ont gardé l’envie de découvrir. Et puis, ils sont si attentifs. A leurs côtés, j’apprends tous les jours. Par exemple, Bonnie est diabétique. Eh bien, chaque matin, elle accepte d’uriner sur commande pour que l’on mesure son taux de glucose, et supporte les piqûres sans broncher. Après tout ce que l’homme leur a fait, c’est fou, non?»
L’avenir des résidents de Gut Aiderbichl est assuré jusqu’à fin 2019. Mais chaque chimpanzé coûte 50 euros par jour, et le refuge va devoir trouver d’autres sources de financement. Aux Etats-Unis, où vivent encore un millier de chimpanzés de laboratoire, placer les rescapés dans des sanctuaires s’avère compliqué en raison des coûts, du manque de place et de volonté politique. Et puis, contrairement à l’Europe qui a interdit toute expérimentation sur les grands singes en 2010, certains individus continuent d’être exploités. C’est le cas de Wenka, femelle née en captivité en 1954, et qui, malgré la mobilisation d’associations, continuerait de faire l’objet d’études, désormais sur le vieillissement.
La recherche aujourd’hui
En Suisse, «il n’y a plus d’expérimentations sur les grands singes depuis près de vingt ans», indique l’Office vétérinaire fédéral. D’autres primates, essentiellement des macaques, sont encore utilisés, à un niveau très réduit en raison du durcissement législatif et de l’opprobre public. Le nombre de singes de laboratoire est ainsi passé de plus d’un millier à la fin des années 80 à quelques dizaines aujourd’hui. Le groupe Roche, par exemple, détient encore une cinquantaine de macaques crabiers. La même espèce a été utilisée lors d’une étude sur les effets des gaz d’échappement des moteurs d’un consortium de marques allemandes, dont Volkswagen et BMW, et dont la révélation par le New York Times a fait scandale en début d’année.
Pour se procurer des animaux, les chercheurs se tournent désormais vers des centres d’études où ils sont élevés. Ainsi, le Biomedical Primate Research Center de La Haye a récemment vendu quatre macaques (7000 francs pièce) à l’Université de Zurich. Travailler en Suisse sur des primates est en fait devenu si compliqué, avec un contrôle strict sur le bien-fondé des recherches, que certains décident de se tourner vers l’étranger, voire de quitter le pays définitivement. C’est à Pékin qu’un consortium dirigé par l’EPFL a mené des tests pour une neuroprothèse permettant à des personnes paralysées de remarcher. Les recherches se poursuivent au département des neurosciences de l’Université de Fribourg. Ces macaques devraient finir euthanasiés.
Alors que je m’apprête à quitter Gänserndorf, j’entends les soigneuses échanger des observations sur ma visite. Pensant avoir mal compris, je leur demande de répéter leur échange. «Nous l’avons remarqué toutes les deux. Les chimpanzés ont vu que tu étais impressionnée. Ils ont fait un gros effort pour se retenir et contrôler leurs gestes, pour que tu n’aies pas peur.»
Affen Refugium – bei Gut Aiderbichl
http://www.gut-aiderbichl.eu/page.chimps.php
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