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drame de Sierre

Christian Varone: «Ce soir-là, j’ai compris la fragilité et la brutalité de la vie»

Dix ans après le tragique accident de car qui a coûté la vie à 28 personnes, dont 22 enfants, dans le tunnel autoroutier de Sierre le 13 mars 2012, Christian Varone, le commandant de la police cantonale valaisanne, confie avec pudeur et empathie comment il a trouvé la force et la lucidité de gérer ce drame qui a ému la planète. Interview d’un flic de cœur.

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Christian Varone

Sion, le 4 mars 2022, Christian Varone, Commandant de la police cantonale valaisanne.

SEDRIK NEMETH@, Sedrik Nemeth

Il est 21 h 15 ce mardi 13 mars 2012. Après avoir pris la route une demi-heure plus tôt, un autocar transportant 52 personnes, dont 46 enfants d’une douzaine d’années qui ont passé une semaine de vacances de neige à Saint-Luc, dans le val d’Anniviers, percute le mur en béton du tunnel de l’autoroute A9, à la hauteur de Sierre. Le choc est d’une violence inouïe. Du bus ramenant dans leur pays des écoliers belges et néerlandais et leurs accompagnants, les sauveteurs sortiront 28 corps sans vie et 24 blessés, dont 4 grièvement. Malgré des enquêtes fouillées réalisées tant en Suisse qu’au Plat Pays, cette tragédie demeure inexpliquée.

Ce soir-là, Christian Varone, le commandant de la police cantonale valaisanne, fébrile et souffrant d’un refroidissement tenace, s’est couché tôt. Il ne se doute pas un seul instant que peu avant 21 h 30, un appel de la centrale d’engagement du corps de police qu’il dirige depuis cinq ans va non seulement le tirer brusquement du lit, mais le marquer pour le restant de ses jours. Car au-delà du choc que provoque la vision d’horreur à laquelle il fait face dans le tunnel, c’est à lui qu’incombe la lourde tâche de coordonner et de diriger les opérations de sauvetage, d’établir le contact avec les familles et de canaliser les médias accourus du monde entier à la suite des messages de condoléances tweetés par Barack Obama, Angela Merkel, Vladimir Poutine, Nicolas Sarkozy et le pape Benoît XVI en personne. Une charge dont il s’acquittera avec les honneurs, loué pour son empathie, son humanité mais également pour son sang-froid et sa rigueur. Dix ans après la tragédie, il revient sur ces premières heures où tout s’est joué, rendant un hommage appuyé à celles et ceux qui, avec lui, ont contribué à gérer avec dignité et efficacité l’un des plus grands drames que le canton ait connus.

Christian Varone

Christian Varone: «Ce drame a fortement marqué le corps de police dans son ensemble ainsi que tous les sanitaires, pompiers, médecins qui, de près ou de loin, ont participé aux opérations de sauvetage.»

SEDRIK NEMETH@, Sedrik Nemeth

- On imagine que le temps qui passe n’a que peu d’emprise sur les souvenirs douloureux que vous conservez de cette tragédie...
- Christian Varone: Effectivement. Mais je ne suis pas le seul dans ce cas. Ce drame a fortement marqué le corps de police dans son ensemble ainsi que tous les sanitaires, pompiers, médecins qui, de près ou de loin, ont participé aux opérations de sauvetage. Il va sans dire qu’à chaque fois que j’emprunte ce tunnel, ces tristes souvenirs remontent à la surface et ravivent les émotions.

- Ces images vous hantent?
- Je n’irais pas jusque-là. Elles sont gravées en moi et, malgré le temps qui passe, j’y suis toujours très sensible – bien que je baigne depuis vingt-cinq ans dans des métiers où l’on ne voit pas que des choses agréables. Mais ce soir-là, la violence de l’accident associée au nombre et à la nature des victimes dépassait tout ce que j’avais vu et vécu.

- Vous êtes rapidement arrivé sur les lieux. Avant 22 heures, je crois?
- En fait, j’ai rallié le tunnel à 21 h 45. Grâce à la surveillance vidéo de celui-ci, notre centrale d’engagement active 24 heures sur 24 a immédiatement été mise en alerte et m’a informé dans les minutes qui ont suivi l’accident.

- Vous arrivez et là, c’est le choc. Effroyable…
- Oui. Une vision d’horreur, presque apocalyptique. Le chaos total. La froideur du tunnel, les cris, les corps sans vie. On a beau avoir vécu plusieurs catastrophes, on ne s’habitue pas à de telles scènes de désolation. Emotionnellement, vous avez le sentiment de toucher à vos limites.

- Malgré tout, vous devez garder votre sang-froid et réagir vite – et surtout bien…
- C’est bien ça le problème. Comme tout être humain, j’étais très ébranlé mais je devais absolument résister au choc des images et des émotions. Par chance, le plan d’engagement que nous avions mis en place à la suite de précédentes catastrophes a permis d’alerter un nombre conséquent de forces d’intervention en un minimum de temps. Ainsi, après avoir pris le «lead» avec mon état-major et actionné le 144, les pompiers, les médecins, 8 hélicoptères, 12 ambulances, quelque 200 sauveteurs à peu près se sont retrouvés à pied d’œuvre. En moins d’une heure, grâce à leur travail remarquable, la situation a été sous contrôle, si je puis dire.

- Dans les interviews de l’époque, vous dites avoir été mobilisé durant 70 heures pratiquement sans repos…
- C’est le temps pendant lequel tous les intervenants ont tout donné. Car ensuite, il a fallu entrer en contact avec les familles, leur ouvrir une hotline, les accueillir, leur trouver des logements et protéger ces derniers contre toute intrusion, au même titre que les hôpitaux d’ailleurs. Puis, plus lourd encore, organiser l’identification des corps et canaliser le déferlement des médias que les tweets des différentes personnalités ont déclenché. Plus anecdotique, alors que j’étais assez sévèrement atteint, ma grippe, mon rhume et ma fièvre ont totalement disparu après quelques heures. L’effet de l’adrénaline sans doute…

Christian Varone

Christian Varone: «On a beau avoir vécu plusieurs catastrophes, on ne s’habitue pas à de telles scènes de désolation.»

SEDRIK NEMETH@, Sedrik Nemeth

- Ce branle-bas de combat débouche ensuite sur des méga-conférences de presse. La première à 5 heures du matin…
- Exact. Près de 450 journalistes ont assisté aux rendez-vous médias du lendemain. Je vois encore le parking de la police débordant de véhicules surmontés d’antennes paraboliques de chaînes de télévision. Dans ce genre d’événement, informer au maximum en préservant les secrets de l’enquête s’avère aussi important que l’intervention elle-même. Tout le monde l’a bien compris. Dans la matinée du 14 mars, à la table où nous parlons aujourd’hui, se trouvaient Mme Widmer-Schlumpf, la présidente de la Confédération, le premier ministre belge de l’époque et les ambassadeurs de Belgique et des Pays-Bas en Suisse.

- Dix ans après, que vous reste-t-il de ces journées chargées d’émotion?
- Quand vous avez vécu de près un drame pareil, vous remettez l’essentiel au centre. Ce soir-là, j’ai compris la fragilité et la brutalité de la vie. Nous étions nombreux parmi les intervenants à avoir des enfants du même âge que les pauvres victimes que nous secourions. Alors, c’est peut-être bateau de le dire, mais depuis lors, je suis encore plus conscient de la chance que j’ai d’être en bonne santé et de vivre au sein d’une famille où tout va bien.

- Vous vous êtes acquitté de votre mission avec les honneurs; vous avez été élevé au rang de chevalier de l’ordre de la Couronne par l’Etat belge notamment. Une fierté malgré les circonstances?
- Cette récompense appartient à toutes celles et tous ceux qui ont participé aux opérations, pas à moi. C’est aussi un geste de remerciement envers l’institution que je représente. Mais si on pouvait rembobiner le film des événements et faire que le car traverse le tunnel sans heurt, je la rendrais volontiers demain matin.

- L’endroit fatal a été sécurisé depuis, mais quelques mètres de barrières de sécurité ne suffisent sans doute pas à éviter un nouveau drame. Et puis, d’innombrables autres endroits similaires jonchent encore nos tunnels. Est-ce à dire que nous n’avons pas tiré les enseignements de ce drame?
- C’est l’Office fédéral des routes qui est compétent en la matière. Cela étant, avec ou sans barrières, nous ne pourrons jamais éviter tous les drames. On peut certes tout améliorer, mais le risque zéro n’existe pas. Dans cet ordre d’idée, on peut aussi se dire que si le car avait quitté la route dans les lacets de la route du val d’Anniviers, la catastrophe aurait été encore bien plus meurtrière. La vie est aussi faite de fatalités.

Christian Varone

Christian Varone parle aux journalistes à propos de la tragédie du 15 mars 2012 durant laquelle un bus touristique belge s'écrase dans un tunnel à Sierre.

Olivier Maire/Keystone

- En qualité de commandant mais aussi de policier, ne pas être en mesure de déterminer les circonstances du drame une décennie après sa survenue doit être particulièrement frustrant, non?
- Ne pas pouvoir apporter toutes les explications aux familles est très douloureux, en effet. Un travail énorme a été réalisé par le premier procureur Olivier Elsig et nos enquêteurs. Toutes sortes de pistes ont été explorées, sans que malheureusement la vérité émerge complètement. Dans notre métier, nous sommes parfois confrontés aux limites de l’action humaine. C’est très frustrant, mais nous n’avons pas d’autre choix que de l’accepter.

- L’an dernier encore, une investigation d’un journaliste belge concluait que le chauffeur s’était en quelque sorte «paralysé» les bras en voulant ôter sa veste, ce qui expliquerait la perte de contrôle du véhicule…
- Comme je l’ai déjà dit, le Ministère public valaisan chargé de l’enquête a exploré toutes les pistes. A moins d’un élément nouveau, le mystère risque malheureusement de perdurer.

- A la lumière des événements, on a le sentiment que l’homme a pris le pas sur le commandant de la police dans cette affaire…
- Il faut les deux facettes. Que le responsable garde la tête froide, c’est ce qu’attendent les gens. Craquer devant eux tournerait à la catastrophe. Le domaine de la sécurité ne supportant pas l’improvisation et l’approximation, j’ai toujours fait mon job avec rigueur. Mais la rigueur n’exige pas d’exclure le côté humain.

Christian Varone

28 personnes sont mortes durant l'accident, 6 adultes et 22 enfants.

Laurent Gillieron/Keystone

- Alors disons que vous êtes quelqu’un de compatissant de nature…
- Honnêtement, oui. Pour moi, la police doit être au service de la population et non l’inverse. Elle doit veiller à son bien-être et à sa sécurité sans a priori et sans juger les actes et les personnes. Je pense que, dans le cadre de ce drame, les familles ont senti cette approche humaine et ont été touchées par l’empathie dont tout le monde a fait preuve. Ce qui explique que, dix ans après, il subsiste des liens très forts entre certaines d’entre elles et les intervenants de l’époque.

- Vous avez vous-même gardé des contacts avec les familles?
- Ils se sont quelque peu estompés avec le temps, mais il m’arrive encore d’échanger avec certaines d’entre elles ou avec des personnes au sein de l’Etat belge. Si elle fera inévitablement remonter des souvenirs très douloureux, la commémoration et les retrouvailles de dimanche auront le mérite de réanimer cette chaleur humaine née de l’immense élan de solidarité qui a prévalu il y a dix ans.

- 2012. Une année particulière puisque, quatre mois après le drame, vos confrères turcs vous placent en garde à vue pour avoir emporté une pierre archéologique lors de vos vacances familiales, épisode qui affecte sérieusement votre candidature au Conseil d’Etat, où vous ne serez pas élu quelques mois plus tard…
- Une période très agitée et pas facile à vivre, effectivement. Il est clair qu’en Turquie, j’ai commis une erreur que je regrette. Cela dit, l’ampleur que l’affaire a prise a surtout été liée à ma candidature au Conseil d’Etat. J’ai malgré tout beaucoup appris durant cette période.

- Au moment des faits, vous n’avez pas songé à quitter la police et à vous retirer de la course au Conseil d’Etat?
- Non. Je ne suis pas du genre à abandonner. La devise de ma commune est «Pa capona» en patois. Ce qui veut dire ne jamais baisser les bras. En Valais, les gens ont d’ailleurs su faire la part des choses. Je n’ai jamais reçu de lettres ou de téléphones anonymes, ni de menace. Je n’ai pas perdu un seul de mes amis non plus, bien au contraire.

- Vous traversez cette tempête sans mal sur le plan professionnel et, dix ans plus tard, quinze après avoir pris le commandement, vous êtes toujours là. C’est quoi, votre secret?
- J’ai compris très tôt que la vie était faite de hauts et de bas. Lorsqu’on tombe, on se relève et on remonte sur le cheval, comme on dit. C’est mon caractère. J’ai appris à faire face à tout ce qui m’arrive. De plus, j’ai la chance d’être en bonne santé et de bien supporter la pression. Tout cela me permet de rester serein en toutes circonstances.

- La bonne image dont jouit la police auprès de la population et des autorités vous a également aidé, sans doute…
- Certainement. On fait notre job sérieusement, sans excès de zèle et lorsqu’un événement grave se produit, à l’instar du drame de Sierre, nous essayons de le gérer au mieux.

- A l’extérieur du canton, on ironise parfois sur le côté, disons, un peu laxiste de votre police en matière d’alcool ou de vitesse, notamment. Le Valais est le seul canton du pays à ne pas posséder de radar fixe, par exemple…
- Par-delà les clichés, il n’y a malheureusement qu’un seul critère qui compte en matière de sécurité: le taux de criminalité, qui est l’un des plus faibles du pays, et le nombre de décès et d’accidents sur nos routes. Il y avait 117 morts en 1970, seulement 10 en 2020. C’est 10 de trop, mais avec une circulation qui a explosé ces dernières années. Les chiffres sont implacables. Que les gens soient rassurés: les contrôles se font, qui démontrent que près de 95% des Valaisannes et des Valaisans respectent le Code de la route. Je les remercie pour leur comportement exemplaire. Pas de quoi envisager de durcir notre côté répressif, donc…

Christian Varone

Christian Varone a par la suite été élevé au rang de chevalier de l’ordre de la Couronne par l’Etat belge.

Lukas Lehmann/Keystone

- A 58 ans, c’est le souvenir d’un commandant tolérant que vous voulez laisser? Que les gens disent «A l’époque de Varone, on était tranquilles»?
- Si «tranquilles» signifie avec un niveau de criminalité bas et une sécurité routière élevée, oui. Je n’ai pas d’autre ambition. Pour moi, ce qui prime, c’est l’institution, soit la police cantonale. Les commandants passent et elle reste. Je me dois de l’incarner et de la servir au mieux lorsqu’un drame ou un événement particulier survient puis de retourner à mes modestes tâches. Ma fonction ne consiste pas à me mettre en avant tous les deux jours, mais à imprégner une saine philosophie de travail à mes troupes et à assurer un bon climat sécuritaire au canton. Le reste importe peu.

- Qui est l’homme qui se cache derrière l’uniforme?
- Un père de famille ordinaire, marié depuis bientôt trente ans, papa d’un garçon de 24 ans et d’une fille de 22 ans, qui attache une grande importance à l’amitié, qui aime voyager et faire du sport. De la course à pied et du ski de randonnée après avoir longtemps été footballeur. En 1re ligue, à Savièse et à Leytron, puis aux portes de la LNA, quand YB m’a tendu les bras. Mais ma professeure de maman a mis son veto, exigeant que je termine ma formation avant d’entamer une carrière sportive. Qui n’a dès lors jamais pu s’envoler…


«Il y a une forte attente des familles»

Le 13 mars, une cérémonie en mémoire des victimes, à laquelle participeront plus de 150 représentants des familles, aura lieu.

Dix ans jour pour jour après le drame qui a ébranlé toute l’Europe et bien au-delà, la Suisse et le Valais marqueront ce triste et douloureux anniversaire aux côtés des autorités belges et néerlandaises. Dimanche prochain 13 mars, sur le coup de 14 h 30, un vibrant hommage sera en effet rendu aux 28 victimes en présence de la plupart des familles et de quelques courageux rescapés.

Pour mémoire, 22 enfants d’une douzaine d’années, 16 d’origine belge et 6 d’origine néerlandaise, ainsi que 6 adultes avaient perdu la vie. Dans le même élan de solidarité qui a prévalu à l’époque, le président de la Confédération, Ignazio Cassis, le Conseil d’Etat valaisan et une délégation du Conseil municipal de la ville de Sierre se joindront pour la circonstance au premier ministre belge, Alexander De Croo, et au ministre d’Etat néerlandais Piet Hein Donner.

«Cette commémoration, nous la devons aux familles. Elle fait partie de leur processus de deuil. Il y a une forte attente de leur part et, à travers elles, de leurs pays. Les médias belges ont d’ailleurs débarqué en force en Valais il y a une semaine déjà, confie Christian Varone. Personne n’aurait compris que nous traversions cette journée sans nous arrêter sur un événement qui a affecté tant de familles et de gens. Et pas seulement en Belgique et aux Pays-Bas. Parmi les 200 personnes qui ont participé aux opérations de sauvetage, il y en a de nombreuses qui ont eu recours à un suivi psychologique après ces tragiques événements.»

>> Pour la circonstance, le tunnel autoroutier de Sierre sera totalement fermé à la circulation de 13 h 30 à 15 h 30.

Par Christian Rappaz publié le 10 mars 2022 - 08:30