Melania Trump prenait des photos. Elle supervisait mercredi dernier la réalisation d’un beau livre d’images sur les trésors que contient la Maison-Blanche. Un shooting, comme on dit. Donald, son mari, pendant ce temps, haranguait ses partisans massés au sud de la résidence présidentielle. Il leur répétait, en brandissant un poing ganté de noir, le même mensonge qu’il ressasse depuis deux mois: il avait remporté l’élection pour un second mandat, un vrai raz-de-marée, et on était en train de lui voler sa victoire. Juste à côté, au bout du Mall, dans le Capitole où les sénateurs et les élus à la Chambre des représentants s’apprêtaient à proclamer Joe Biden, son adversaire démocrate, nouveau président. Il a ordonné à la foule excitée de marcher vers la grande coupole ennemie. «Combattez beaucoup plus durement» contre les bad people («les mauvais»), a-t-il hurlé de sa voix haut perchée. Il a même promis qu’il se joindrait à la marche, pour ramener les élus à sa bonne raison. Puis il est rentré dans la blanche maison.
Il y avait, c’est vrai, quelque chose de néronien dans cette folle provocation. Avec une nuance: on n’est pas sûr que l’empereur romain ait été coupable de l’incendie de Rome. Donald Trump, par contre, est bien le responsable de ce qui est arrivé à Washington: cinq morts, le saccage du Capitole pendant que les élus se cachaient sous les tables, et une humiliation mondiale pour les Etats-Unis, dont le démocrate Joe Biden est désormais le président incontesté – sauf pour les partisans fanatisés du républicain déchu.
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Prévoir l’ampleur du désastre était sans doute difficile, mais nul ne pouvait ignorer qu’il allait se passer quelque chose de grave. On n’envoie pas sans risque des milliers d’hommes et de femmes furieux et chauffés à blanc par quatre années de propagande mensongère à l’assaut d’un parlement. D’autant plus que l’opération était annoncée, proclamée dans les termes les plus agressifs depuis des semaines sur les réseaux sociaux: 100 000 messages en trente jours.
Quel était l’objectif de cette marche fascisante, comme il y a eu, en 1922, une marche sur Rome? Faire plier la majorité des sénateurs et des représentants? C’était invraisemblable, à vrai dire impossible. Changer le cours démocratique par un coup d’Etat? Pour cela, il faut une armée ou des polices. Or dix anciens secrétaires (ministres) à la Défense venaient de publier une tribune pour réaffirmer que «l’armée américaine n’a aucun rôle à jouer dans la détermination des résultats d’une élection». Ils ajoutaient que le vote de novembre avait été vérifié, confirmé par les tribunaux et les gouverneurs de chaque Etat, et que «le temps de la contestation était passé».
Le contestataire Trump n’avait à disposition que sa propre armée, foule de boutefeux, plus très jeunes, travaillée dans des dizaines de meetings depuis cinq ans, précédée de miliciens, souvent des vétérans de l’armée et de la police, la tête pleine de complots et de combats donquichottesques pour sauver la nation menacée par les cocos, les Noirs, les bruns, les Jaunes et une élite citadine méprisante et corrompue. Dans ces conditions, la marche sur le Capitole ne pouvait qu’aboutir à un désordre suprême et à une mascarade mortelle, pas à l’annulation ou à la falsification d’un vote démocratique.
Alors, que croyait ce président devenu factieux? Il faut prendre en compte l’intime, la psyché obscure de ce businessman de l’immobilier crapoteux et de la TV poubelle devenu sur le tard homme politique – ou homme sans autre politique que son avidité personnelle. Il n’a qu’une loi, celle de qui perd gagne. Elle lui a été enseignée par le mentor de ses premières années, le très maccarthyste Roy Cohn. Elle se traduit en rodomontades constantes. Dire toujours que l’échec est un succès, qu’une défaite est une victoire. Et quand on est pris la main dans le sac, dire que les autres sont des délinquants.
En passant de l’embrouille des affaires au combat politique, Donald Trump n’a pas varié. En 2016, face à Hillary Clinton, il a d’emblée dit que s’il perdait l’élection il y aurait eu fraude. Battu de 3 millions de voix au vote populaire, il a prétendu que sa victoire de justesse dans trois Etats était – déjà – un raz-de-marée. Le jour de sa prestation de serment, le 20 janvier 2017, il affirmait que jamais pareille foule n’avait acclamé un président sur le Mall, ce que n’importe quelle photo de presse démentait. Dès le printemps dernier, il a recommencé à dire que s’il n’était pas réélu, ce serait la conséquence d’une immense tricherie. Et après sa défaite, cuisante au vote populaire, au rasoir, c’est vrai, dans trois ou quatre Etats clés, il a recommencé, de façon tonitruante et délirante, à dire qu’il avait gagné. Alors que sa propre administration certifiait qu’il n’y avait jamais eu d’élection aussi régulière, et que toutes les juridictions, jusqu’à la Cour suprême dévouée à son camp, rejetaient chacun des recours avancés par les avocats de sa campagne.
Cet hystérique combat personnel est d’autant plus insensé qu’il est désastreux pour le parti du président. Le chef a perdu, mais les républicains se portaient bien le soir du vote, le 3 novembre. Ils progressaient à la Chambre des représentants, ils étaient en passe de conserver le contrôle du Sénat; les élections de midterm, en 2022, se présentaient bien, et même la présidentielle de 2024, avec par exemple la candidature de Nikki Haley, ancienne gouverneure et ambassadrice à l’ONU. Les foucades trumpiennes ont déchiré ce tableau plutôt souriant. Les interventions du président battu en Géorgie, à la manière d’un boss mafieux, pour tenter de corriger le vote en sa faveur, ont fait basculer d’un coup cet Etat, et le Sénat, dans le camp démocrate.
Mais peu lui importe ce sabotage. Aux yeux de Donald Trump, seul compte son propre sort. Et l’extravagant est qu’il parvient encore à convaincre une majorité masochiste du parti de le suivre dans cette sorte de culte personnel. Au Congrès, malgré la furie destructrice de l’assaut au Capitole, il s’est encore trouvé 147 élus républicains pour refuser, dans les décombres, d’entériner l’élection de Joe Biden. La direction du parti, que Trump a constituée à son image, était réunie au même moment dans un palace de Floride. Elle lui a juré fidélité et l’a applaudi quand il est intervenu dans le conclave par téléphone.
Cette emprise vient de loin. Donald Trump, par son discours brutal et biaisé, a coagulé une Amérique principalement rurale qui vit ce début de siècle dans un profond pessimisme: un peuple qui se sent déclassé par rapport à l’Amérique des côtes et des grandes villes, dépassé dans un monde devenu indocile à la puissance des Etats-Unis. Cette rage n’est pas neuve, mais elle n’avait auparavant que des porte-voix (Goldwater, Buchanan) minoritaires, jusqu’à la flambée du Tea Party sous la présidence Obama, premier président afro-américain: un choc. Trump a amplifié cette vague, teintée de racisme, en désignant des ennemis à combattre: un mur contre les migrants, une guerre (commerciale) contre les Chinois, une offensive contre ces villes arrogantes pleines de têtes d’œuf, de Noirs et de Latinos.
Dans cette croisade, le président de la colère démagogique était assisté par des amplis à sa botte, des radios, Fox News et ses cousines, les réseaux sociaux surtout («Je n’aurais pas gagné sans Twitter»). Après des mois de complicité intéressée, Jack Dorsey, le patron de Twitter, s’est opportunément avisé qu’il était temps de couper le fil trumpien, ouvrant du coup un débat capital sur le pouvoir de censure des entités privées que sont les réseaux.
C’est un des dossiers les plus épineux que va devoir ouvrir Joe Biden à peine élu, car il est gros de discorde nationale et mondiale. Mais dans l’immédiat, le nouveau président doit s’attacher à panser un pays déchiré et blessé: covid et récession. S’il ne parvient pas à redresser l’économie dans plus de justice, le ressac politique sera rude: l’Amérique de la rage est une armée de réserve.
Ressac trumpien? Ceux qui croient à un retour du vaincu et de ses troupes se racontent des histoires. Le Parti démocrate, qui ne peut bien sûr laisser passer le coup de force du Capitole sans agir, cherche à destituer le vaincu avant son terme, le 20 janvier. Tâche compliquée et risquée. Biden n’est pas chaud. Il n’a pas besoin de la distraction d’un rival déchu dont on ferait un martyr. Et il faut éviter, pense-t-il sans doute, de ressouder un Parti républicain qui a fini par se fracturer après l’agression contre le Congrès. Quoi de mieux qu’une opposition divisée? Des conservateurs présentables qui reprennent du poil de la bête, d’un côté. Et de l’autre, un parti d’enragés autour du clan Trump, dispersé entre New York et Mar-a-Largo, qui fait du bruit mais qu’on s’applique à ne plus écouter.
Le clan qui s’était emparé de la Maison-Blanche est politiquement fini. Donald Trump, quoi qu’il projette, après le sabotage de son parti, ne reviendra pas. Junior, son fils chasseur et braillard, ne pourra pas refaire ce que le père a réussi à massacrer. Ivanka et Jared Kushner ne font pas le poids. Melania, quant à elle, si elle reste avec son vieux mari misogyne, aura-t-elle à cœur d’achever le beau livre des trésors de la Maison-Blanche?
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L'éditorial: Trump n’est pas un clown, il faut le juger
Par Stéphane Benoit-Godet
«Ceux qui peuvent vous faire croire à des absurdités peuvent vous faire commettre des atrocités.» Voltaire connaissait son histoire et il prévoyait même avec acuité ce qui se déroulerait plus de deux siècles après sa mort. L’invasion du Capitole le 6 janvier par une foule de barbares n’est que le dernier acte d’une mécanique mise en place avec l’élection de Donald Trump en 2016. Le businessman qui a réalisé toute sa carrière dans le show-business et les produits dérivés de son nom s’est lancé en politique avec deux armes: le mensonge, bien sûr, et une capacité limitée de vocabulaire. Cette faiblesse, il en a fait sa force dans une époque où un discours peut se résumer en 140 signes sur Twitter.
Donald Trump a imposé le concept de vérité alternative pendant sa campagne présidentielle. Durant son mandat, il a rendu le mensonge acceptable, la bonne foi totalement hors de propos et le mépris s’est revêtu d’une étiquette socialement acceptable. Ce que les plus pessimistes prévoyaient s’est confirmé dans les derniers jours de sa présidence. Non, Donald Trump n’est pas que le champion fantasmé soudainement incarné des déclassés du pays intérieur. Il représente le joker cynique d’un nouveau fascisme décomplexé.
Les réseaux sociaux seraient les grands coupables de cette crise? Ils ont certes diffusé la peste, mais comme la radio propageait sans limites le discours nazi dans les années 1930. Le problème se situe ailleurs. Dans les couloirs du Capitole, ce funeste 6 janvier, il n’y avait pas seulement des beaufs gavés de bière et de discours de haine glanés sur les fils d’actualité. Les médias ont aussi pointé des représentants d’une dizaine de groupes extrémistes, voire terroristes, venus mettre à sac la démocratie.
Parmi les assaillants se trouvaient d’anciens militaires, machines à tuer, prêts à prendre en otage des élus et à traquer le vice-président Mike Pence pour le pendre. Ce jour-là, ceux qui avaient écouté des absurdités pendant quatre ans étaient prêts à commettre des atrocités. Et s’il y a un procès urgent à faire aujourd’hui, c’est celui de Donald Trump.