Il nous reçoit tout souriant, dimanche après-midi 28 juillet, dans sa belle maison à Pully. Claude Béglé, conseiller national PDC, est rentré samedi soir, dans la nuit, après un voyage controversé en Corée du Nord. On lui reproche d’avoir fait preuve de complaisance envers le régime de Kim Jong-un, considéré comme l’une des pires dictatures de la planète. On lui reproche plus précisément d’avoir envoyé des tweets plutôt positifs sur le régime nord-coréen. Mis sous pression par son propre parti avant les élections fédérales, Claude Béglé nous répond avec sérénité.
- Claude Béglé, on dit que vous êtes naïf et que vous vous êtes fait manipuler. Comment vivez-vous cela?
- Claude Béglé: Je ne crois pas être naïf. Les Nord-Coréens manipulent évidemment du début à la fin, c’est tellement évident qu’il faudrait être très bête pour ne pas s’en rendre compte. J’ai essayé, dans un premier temps, de gagner leur confiance en envoyant des tweets où je montrais des aspects positifs de la Corée du Nord. Pendant ce temps-là, j’avais des discussions critiques avec des dirigeants nord-coréens. J’ai mis ensuite des tweets plus critiques et je n’ai pas hésité à leur dire leurs quatre vérités. En Suisse, on a un a priori négatif sur la Corée du Nord: «le pire pays du monde», «une prison à ciel ouvert». J’ai voulu montrer que tout n’est pas si affreux que cela.
- Vous avez l’impression d’avoir manipulé les Nord-Coréens?
- J’ai essayé d’utiliser leur manière de faire pour entrer dans un dialogue ouvert. Je ne suis pas parti avec un mandat officiel de la Confédération. Je suis allé là-bas comme conseiller national.
- Vous avez dit à Darius Rochebin que Cassis et Parmelin étaient au courant de votre voyage...
- Ils étaient au courant, mais en tant que parlementaire, je n’avais pas à leur demander une autorisation. Je sais qu’ils voyaient d’un bon œil le fait que je fasse cette visite. Ils n’ont pas dit une phrase du type: «Nous vous autorisons ou nous vous interdisons d’y aller.» Ils ont dit: «Bonne chance, c’est intéressant, et puis tu nous raconteras à ton retour.»
- Vous étiez une sorte d’émissaire de la Suisse.
- Je ne veux pas créer une polémique sur le rôle de la diplomatie parlementaire, je n’étais pas un ambassadeur de la Suisse. Mais je pense que ça arrangeait tout le monde que quelqu’un qui comprend assez bien les relations internationales, capable de faire la part des choses, aille discuter avec des officiels à Pyongyang du dossier nucléaire et des différents scénarios de réconciliation entre la Corée du Nord et la Corée du Sud. J’ai mis dimanche soir sur internet mon rapport d’une vingtaine de pages sur mon voyage.
- Cassis pensait que vous alliez glaner des informations utiles?
- J’ai vu l’ambassadeur de Suisse à Pékin, qui s’occupe aussi de la Corée du Nord. Je suis passé à Pékin pour le voir avant d’aller en Corée du Nord, il m’a demandé de repasser après. Finalement, j’ai fait avec lui un débriefing d’une demi-heure sur le chemin du retour, quand j’étais au fond des plaines mongoles, à 600 km d’Oulan-Bator.
- Qui a eu l’idée de ce voyage?
- C’est moi, en accord avec le gouvernement coréen. Un ami que je ne peux citer, en Mongolie, qui a occupé des postes importants dans son pays, et qui connaît bien Burkhalter, m’a dit que la Suisse pourrait jouer un rôle important pour faciliter la transition démocratique en Corée du Nord. Il m’a dit: «Nous, les Mongols, nous sommes très proches des Nord-Coréens; nous avons réussi notre transition vers la démocratie et nous pouvons être utiles. Mais il faut que la Suisse joue un rôle. J’ai décidé d’aller à Pyongyang parce que j’ai eu le sentiment, sans être grandiloquent, que cela pouvait être utile pour la paix du monde. Cet ami mongol a établi un premier contact avec le gouvernement nord-coréen, j’ai rencontré ensuite plusieurs fois l’ambassadeur nord-coréen à Genève. J’ai pensé que ça valait la peine d’aller à Pyongyang et c’est moi qui ai payé mon voyage.
- Ça a coûté combien?
- Les frais d’avion, un peu moins de 2000 francs, et j’ai payé 600 euros au Parti communiste nord-coréen qui a tout organisé. J’étais à l’hôtel du parti. J’ai tout payé, je ne dois rien à personne.
- Comment s’est déroulé votre voyage?
- Je suis arrivé à Pyongyang le mardi 16 juillet et je suis reparti le jeudi 25 juillet, en passant par Pékin et Séoul, et je suis rentré en Suisse le samedi 27 juillet. En quittant Pyongyang, je suis allé débriefer avec plusieurs dirigeants de Mongolie, à Oulan-Bator. Ils voulaient voir comment on pouvait envisager ce fameux rôle de bons offices de la Suisse à Pyongyang.
- Votre rôle inofficiel peut-il contribuer à résoudre la crise du nucléaire coréen?
- La partie visible, c’est le nucléaire, mais ce n’est qu’une partie de l’accord à venir. Ça ne fonctionnera que si un certain nombre de conditions sont remplies. Il faut voir aussi l’avenir de la péninsule, les possibilités de réunification… Mettez-vous dans la peau de Kim Jong-un: vous pouvez chercher la paix ou bien vous pouvez rester dans la position actuelle. Qu’est-ce qui fait que vous allez lâcher une position où vous êtes le leader absolu et tout-puissant? Kim Jong-un a l’arme nucléaire, et parce qu’il a l’arme nucléaire, il peut s’asseoir à la table des grands. Il existe. Il fait la une des médias mondiaux avec Trump qui vient saluer son grand copain.
- Les Etats-Unis étaient au courant de votre voyage?
- Je ne suis pas allé annoncer à l’ambassadeur américain que j’allais en Corée du Nord. Mais les Américains savent tout.
- Ils étaient favorables à votre voyage?
- J’imagine que ça a dû les intéresser. J’ai promis aux Coréens de briefer à mon retour, de façon détaillée, l’ambassadeur américain à Berne, Edward McMullen, qui est un ami personnel de Trump. Je lui enverrai aussi mon rapport. Il ne faut pas oublier que Kim a vécu plusieurs années à Berne quand il était adolescent. Les Coréens n’en parlent pas, mais ils le savent.
- Comment voyez-vous Kim?
- Il pourrait être l’agent du changement même s’il pourrait aussi en devenir la principale victime. Il est jeune, 35 ans, il représente un espoir de modernité.
- Comme Gorbatchev?
- Je ne le vois pas comme un Gorbatchev, parce que la Corée du Nord n’est pas du tout dans la situation d’échec et mat qu’a connue la Russie. Je pense que le président Kim est justement quelqu’un qui prend les mesures qui devraient permettre à la Corée de se survivre à elle-même en cas d’ouverture. Très concrètement, j’ai visité une zone de 5 kilomètres où il est en train de construire un centre touristique. Ils l’ont construit en un an et demi. Ils construisent un hôtel après l’autre, des hôtels quatre et cinq étoiles, sur une plage magnifique. Ils sont aussi en train d’aménager un aéroport international. Kim me fait plutôt penser à cheik Mohammed de Dubaï.
- On vous reproche de ne pas parler des droits de l’homme, des centres de détention où seraient enfermées entre 80'000 et 120'000 personnes.
- Je comprends qu’on me l’ait reproché, mais quand les gens auront lu mon rapport, que j’ai publié dimanche, ils verront que j’en parle beaucoup. J’en ai parlé avec les dirigeants que j’ai rencontrés, y compris avec le vice-président du comité central du Parti, qui est peut-être le numéro 4 ou 5 du pays.
- Qu’est-ce qu’ils vous répondent?
- Ils disent bien sûr qu’il n’y a pas de problème, circulez y’a rien à voir! Mais je leur ai dit: «Est-ce que vous accepteriez qu’une délégation suisse vienne pour regarder les droits de l’homme?» Ils m’ont dit oui. Sur le fond, j’ai la conviction qu’on est dans un pays où il y a deux réalités qui se juxtaposent. Comme dans tous les pays émergents, Russie, Brésil, Chine, etc. vous avez une partie du pays qui s’est extrêmement bien développée et une partie du pays qui est les laissés-pour-compte. La Chine est peut-être celui qui a le mieux réussi à faire passer 700 millions de pauvres au-dessus du niveau de pauvreté. Je ne dirais pas du tout cela de la Corée. A mon avis, sur 25 millions d’habitants, il y en a à peu près 5 millions qui sont entrés dans ce que j’appellerais la classe moyenne. Je sais que Pyongyang n’est pas la Corée, c’est d’ailleurs pour cela que j’ai fait 700 km en dehors, que je suis allé dans les campagnes.
- Et les droits de l’homme?
- Il y a des atteintes graves aux droits de l’homme, des travaux forcés, des camps. Il y a effectivement un problème de misère, de manque de liberté. Le salaire moyen est très bas, c’est plutôt une sorte d’argent de poche, entre 50 et 100 dollars par mois à Pyongyang, ailleurs, à la campagne, j’imagine que c’est beaucoup moins. Mais l’Etat vous donne l’éducation gratuite, la santé gratuite, et puis il vous amène le blé ou le riz. Là, on est en plein communisme, à chacun selon ses besoins.
- Vous êtes très religieux. Cela ne vous gêne pas que la Corée du Nord persécute les croyants?
- Cela ne me plaît pas, mais il ne faut pas oublier que la Corée conserve des gènes assez religieux. Je ferais une comparaison avec la Russie. La Russie bolchévique était athée, mais c’est difficile de trouver plus mystique qu’un Russe. Les Russes sont plus mystiques que les Coréens, mais, en Corée, on compose quand même avec des substrats de bouddhisme et de taoïsme.
- Vous avez pu sortir seul à Pyongyang?
- J’ai beaucoup insisté auprès des Coréens pour pouvoir sortir seul un soir.
- Un seul soir sur dix jours?
- Oui, le deuxième soir. Ils ont commencé à avoir confiance, et j’ai demandé à me promener seul, ils ont dit OK. Je suis sorti seul et je me suis promené pendant quatre heures, je suis parti au hasard: une rue à droite, une rue à gauche, et je suis allé dans des quartiers où personne ne va. J’ai rencontré des gens, je ne pouvais pas parler parce que personne ne parle l’anglais et que je ne parle pas coréen, mais on se souriait. J’ai rencontré des gens très gentils. Je suis entré dans un café, c’était enfumé, plein de bouteilles, les gens avaient trop bu, mais ils étaient sympas. J’ai demandé une bière, mais ils n’ont pas compris ce que je leur demandais. Je suis resté cinq minutes puis j’ai repris ma promenade. Je suis entré dans pas mal de magasins, j’achetais des petits trucs, il y a beaucoup de boissons, les prix sont très bas, 50 centimes, 5 centimes. J’achetais aussi pour avoir un contact, donner la monnaie, toucher la main; en général les gens me souriaient. Parfois des gens essayaient de dire deux mots, je n’ai pas du tout senti de rejet de l’étranger mais plutôt de la sympathie.
- Vous pensez être réélu au Conseil national malgré la polémique?
- Je pense que si mon parti me laisse me présenter devant le peuple, mes chances d’élection sont bonnes.
- Vous avez peur de ne pas être réélu?
- Non, pas du tout! Je préfère garder ma liberté de pensée que de devoir m’aligner sur une politique langue de bois que le parti exigerait de moi.
- On parle maintenant d’une Lex Béglé pour empêcher un parlementaire de dire autre chose que le Conseil fédéral. Vous en pensez quoi?
- Je pense que c’est merveilleusement inspiré de la Corée du Nord.
- Vous n’avez pas demandé à Cassis quand il allait enfin inviter Kim en Suisse?
- Ce que je peux vous dire, c’est que les Coréens m’ont clairement demandé de transmettre à Cassis qu’il était invité là-bas.
Claude Béglé en 4 dates
1949: naissance à Berne.
2008: nommé par le Conseil fédéral à la présidence du conseil d'administration de La Poste Suisse.
2010: démissionne en raison de divergences de vue sur la stratégie de développement de La Poste.
2015: devient conseiller national vaudois PDC.
L'éditorial: la diplomatie du tweet
Par Michel Jeanneret, rédacteur en chef
A l’origine, l’initiative semblait bonne. Voir par soi-même. Se faire sa propre idée. On a suffisamment fustigé les politiciens qui suivent alignés couverts la ligne de leur parti pour ne pas applaudir lorsque l’un d’entre eux se donne la peine d’aller chercher des réponses jusqu’au bout du monde, lorsqu’un élu tente de sortir de la vision manichéenne cultivée par un microcosme politique parfois mal informé. Il fallait bien quelques adversaires politiques (au sein de son propre parti, bien sûr…) pour soupçonner Claude Béglé d’être capable de faire l’apologie du régime dictatorial des Kim.
Puis «l’affaire Béglé» a évolué au bénéfice de deux révélations plus gênantes. La première: Ignazio Cassis et Guy Parmelin étaient au courant du déplacement de l’élu vaudois, ce qui transforme «de facto» cette escapade annoncée comme privée en voyage officiel d’un membre de la Commission de politique extérieure. La seconde: Claude Béglé concède que ses tweets étaient censés amadouer les autorités coréennes, ce qui confirme la nature diplomatique du voyage a priori incongru du démocrate-chrétien vaudois.
Tout cela rend cette opération soudainement plus lisible: le conseiller national était en fait un émissaire informel du Conseil fédéral chargé de tâter le terrain pour que la Suisse puisse proposer ses bons offices à la Corée du Nord. C’est désormais l’amateurisme au plus haut niveau de l’Etat qui saute aux yeux. Car à la différence du président américain, qui pèse un peu plus lourd sur la balance, notre pays ne peut pas se payer le «luxe» de faire de la diplomatie – fût-elle active – à coups de tweets controversés, sous peine de brouiller son image sur la scène internationale.