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Série d’été Légendes suisses 5/6 fribourg

La colère du bounet rodzo, légende fribourgeoise

Jadis, on trouvait un peu partout en Suisse de petits lutins qui se mettaient spontanément au service des paysans dans les alpages. Mais gare à celui qui leur manquait de respect, raconte une légende gruérienne.

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17 000 bergères et bergers travaillent aujourd’hui encore durant l’été dans les alpages. La paysannerie de montagne est à l’origine de nombreux contes et légendes suisses. Denis Kormann

Aussi discrets que facétieux, des lutins gardaient les troupeaux, prenaient soin des bassecours et des jardins potagers, aidaient au ménage et à la préparation des repas ainsi qu’à la fabrication du fromage. Pendant les foins, si un orage menaçait, ils rentraient précipitamment les récoltes pour les mettre à l’abri. On voyait alors comme par magie des gerbes de blé, de froment ou de foin s’envoler dans de grands tourbillons et pénétrer par toutes les ouvertures dans les granges. En quelques instants, c’étaient d’énormes quantités qui étaient ainsi précieusement remisées. Les lutins accomplissaient alors en moins de cinq minutes ce que les paysans auraient mis une journée complète à faire.

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La légende du bounet rodzo se déroule en Gruyère. Denis Kormann

En Gruyère, on avait coutume d’appeler ces lutins les bounets rodzos en raison du bonnet rouge que portaient, semble-t-il, ces derniers. En échange de tous ces services rendus, les bounets rodzos se contentaient d’un bol de lait et d’un peu de soupe. Trois fois rien. Par contre, ils étaient très soucieux des convenances, et nul ne devait s’aviser de leur manquer de respect sous peine de se voir infliger les pires représailles.

L’histoire raconte que c’était arrivé un jour à un vieux paysan prénommé Jean. Celui-ci n’avait jamais eu ni femme ni enfant et il aimait vivre à l’écart du monde. Ainsi, il avait choisi d’habiter avec son troupeau tout au fond de la vallée du Motélon, qui s’enfonce au sud du village de Charmey jusque vers les hauts Vanils, dans un chalet d’alpage posé au pied de la Dent-de-Brenleire et de la Dent-de-Folliéran.

Le troupeau de Jean était magnifique et il en était fier. Avec le lait que lui donnaient ses vaches, il produisait de délicieux fromages, parmi les meilleurs de la région. Ceux-ci étaient appréciés loin à la ronde et lui garantissaient de confortables revenus. Pour l’aider dans ses nombreuses tâches, il avait à son service un jeune pâtre qui venait d’avoir 15 ans.

Pourtant, le vieux paysan, dont la santé n’était plus très bonne, commençait à souffrir des contraintes de l’isolement. Un soir qu’il remontait de Charmey, accompagné du jeune pâtre et de la mule chargée de provisions, il se dit: «Ah! Mon Dieu! Ça devient de plus en plus dur de vivre loin de tout. Je ne sais pas combien de temps je vais pouvoir tenir comme ça! Quand je pense à tout ce qu’il me reste encore à faire une fois arrivé là-haut, je me sens découragé. Si seulement j’avais consenti à me marier autrefois, j’aurais aujourd’hui quelqu’un pour m’aider, prendre soin du chalet, me préparer de bons repas et soulager mes peines! Au lieu de cela, me voilà bien seul! Et encore, heureusement qu’il y a ce gamin pour m’aider et garder le troupeau!»

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Qui a bien pu préparer le bon repas et faire de l'ordre dans le chalet du vieux Jean? Denis Kormann

Il en était là de ses idées sombres lorsqu’il arriva en vue de son chalet. Mais quelle ne fut pas sa surprise de constater que de la fumée sortait généreusement de la cheminée et que la lumière brillait à l’intérieur. Il força le pas et se hâta d’ouvrir la lourde porte de bois noircie par le soleil et le temps.

Outre l’odeur provenant du feu, il fut frappé par le parfum de nourriture et de fromage qui flottait dans la pièce! Sur la table, il y avait une marmite fumante et des couverts posés. Vers la cheminée, tout à côté de la cuve en cuivre nettoyée, le beurre avait été moulé et les fromages du jour pressés. On les entendait qui s’égouttaient tranquillement. Partout, le ménage avait été fait. Tout avait été soigneusement lavé, plié, rangé. Dans l’écurie, les bêtes étaient couchées sur de la paille propre, occupées à ruminer. La traite du soir avait été faite et le fourrage versé en abondance dans les auges.

Quelqu’un était passé par là, à n’en pas douter. Mais qui? Le vieil homme appela en vain, il aurait voulu remercier son bienfaiteur. Personne ne répondit. Puis soudain, il comprit: «Mais bien sûr! C’est un bounet rodzo qui est venu dans ma maison! Il a peut-être senti ma peine et a décidé de nous aider en échange d’un abri sous ce toit et de bons soins qu’il faudra que nous lui offrions en contrepartie! Tu entends, dit-il au jeune vacher, c’est une grande chance d’en avoir un chez soi. Il faudra s’en montrer digne et toujours veiller à lui offrir le matin dans un baquet spécial que nous laisserons vers l’écurie de la soupe du jour ou du bon lait de la traite du soir! Nous devrons être attentifs à ne pas faire trop de bruit. Les bounets rodzos apprécient le calme. Et pour finir, une chose très importante: tu ne devras à aucun prix chercher à le voir. Ils détestent qu’on les observe.»

Ainsi, joyeux et reconnaissant, le vieux Jean profita pleinement ce soir-là du repas qui lui avait été servi. Il en fut ainsi dorénavant: le petit être invisible s’avéra d’une aide précieuse. II était le protecteur des lieux et prenait soin du troupeau. Grâce à lui, aucun fromage ne devenait aigre, jamais le lait et la crème ne tournaient. Qu’une bête tombe malade et il la soignait habilement. Qu’une tempête vienne à souffler sur la région, aucun des tavillons du toit ne bougeait. Si le jeune vacher paresseux tardait à se lever, le bounet rodzo venait le tirer du lit par le pied, et s’il faisait mal son travail, il le rappelait à l’ordre en lui bottant les fesses tout en restant insaisissable.

Cela dura ainsi tout un été, puis encore l’automne et l’hiver qui suivirent. Au printemps suivant, avec le retour des beaux jours, le vieil homme et le pâtre firent sortir le troupeau. Après tous ces mois d’immobilité dans l’écurie, les vaches étaient folles de joie de pouvoir enfin se dégourdir les pattes. Le petit lutin veilla sur elles toutes les nuits. Ainsi, malgré leur excitation, aucune d’elles ne se perdit et ne se blessa cette année-là.

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Le pâtre, en croyant jouer un petit tour au lutin, a provoqué une catastrophe irréparable. Denis Kormann

Pas une fois pendant tous ces mois, le vieux Jean et le jeune vacher n’avaient vu ni même aperçu le petit lutin. Celui-ci avait été d’une discrétion absolue et pourtant d’une efficacité à toute épreuve. Un dimanche soir, Jean annonça au pâtre qu’il devait se rendre le lendemain en plaine jusqu’à Fribourg pour régler quelques affaires. Il allait être absent pendant trois jours et lui laissait la responsabilité du chalet. Le vieil homme multiplia les recommandations pour que tout se passe bien. Après lui avoir plusieurs fois répété ses instructions au sujet du troupeau et de la laiterie, il insista encore: «Surtout, n’oublie pas de nourrir le lutin chaque matin, comme d’habitude, et ne t’avises pas de faire quoi que ce soit qui puisse le mettre en colère.»

Pas très rassuré, car il connaissait la nature parfois distraite et imprévisible de son jeune domestique, le vieil homme quitta le chalet tôt le matin suivant. Tout le jour, le jeune pâtre remplit avec zèle ses tâches habituelles. Le soir venu, il se coucha de bonne heure, satisfait. Mais le lendemain matin, il resta endormi bien après l’heure à laquelle il aurait dû se lever. Le lutin se chargea de le rappeler à l’ordre. Pour y parvenir, toujours sans être vu, il lui pinça les doigts de pied. Mais cela eut pour effet de mettre le jeune vacher de très mauvaise humeur. «Coquin de bounet rodzo! Tu vas payer pour toutes les fois où tu m’as tiré du lit dès l’aube!»

Et ainsi, ce jour-là, à la place de l’habituel repas, le garçon déposa à l’intention du lutin une assiette vide. Puis, fier de son bon tour, il se posta juste derrière la porte et, sans faire le moindre bruit, se mit à observer par le trou de la serrure. Il n’eut pas à attendre très longtemps. Il entendit bientôt un léger craquement et le bruit de tout petits pas résonner sur le sol. Il vit alors apparaître le mystérieux bounet rodzo. C’était un être minuscule, un gnome barbu à l’air malicieux. Ce dernier s’approcha de l’assiette. Mais quand il découvrit qu’elle était vide, comme alerté par une subite intuition, il se tourna en direction de la porte. Le jeune pâtre vit que le gnome fixait la serrure d’un regard rempli de fureur. Il se retira alors brusquement.

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Le vieux Jean et son aide, horrifiés par le spectacle de désolation. Denis Kormann

Mais il était trop tard. Le lutin avait deviné sa présence et il disparut aussitôt. En milieu d’après-midi du troisième jour, le vieux Jean fut de retour à son chalet. Il retrouva le jeune vacher qui gardait le troupeau. Tout paraissait en ordre et à sa place. Pourtant, malgré la fatigue de sa longue route, il ne parvint pas à s’endormir. Quelque chose le tourmentait, un mauvais pressentiment.

Dehors, tout était calme. Il écouta le léger bruit du vent dans les sapins et le tintement des cloches qui résonnaient çà et là dans les alpages et finit par s’endormir. Mais au milieu de la nuit, soudain, il fut réveillé par un bruit énorme. Un coup de tonnerre. Une tempête terrible s’était levée sur la montagne, avec des vents d’une rare violence. La pluie tombait à verse et frappait les volets. De dehors lui parvenaient les plaintes mugissantes des vaches dans la montagne.

Un souffle lugubre s’engouffrait par la cheminée et le vieux Jean crut y entendre résonner des paroles de colère et de vengeance. Il appela son vacher. Ils tentèrent une sortie. Mais dehors, il faisait trop mauvais. On y voyait à peine. Des débris de bois, une table, un banc, des chaises et des outils renversés jonchaient le sol devant eux. Ils n’avaient pas le choix: il leur fallait attendre que la tempête se calme.

Au petit matin, enfin, ils purent se mettre en quête du troupeau. Après de longues recherches, ils ne trouvèrent que quelques bêtes trempées et hagardes. La plus grande partie d’entre elles avait disparu. Des traces de piétinement trahissaient la panique des pauvres vaches qui avaient fui en droite ligne vers les sommets et les précipices, renversant les clôtures.

Les deux hommes, hors d’haleine, arrivèrent au bord d’un abîme de pierres. Loin en bas, tout au fond, ils virent ce qui restait du beau troupeau. Les corps entremêlés des animaux morts gisaient inertes et sanglants sur les rochers. Le jeune vacher se mit à sangloter, horrifié, se tordant les mains: «Mon Dieu, tout est de ma faute! Le bounet rodzo, il s’est vengé!»

Le vieux paysan, assis sur une pierre, n’écoutait pas. Il était désespéré. Son bien le plus précieux, son héritage, le produit de son travail et la source de son revenu, tout était perdu… Le jeune berger fut congédié sur-le-champ. Malgré cela, le petit lutin ne revint plus jamais.

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La vengeance du lutin promettait d'être violente. Denis Kormann

 

Par Denis Kormann publié le 15 août 2020 - 11:23, modifié 18 janvier 2021 - 21:13