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Charlie Chaplin

Comment Charlot avait vaincu Hitler

La nouvelle exposition temporaire de Chaplin’s World, à Corsier-sur-Vevey (VD), plonge ses visiteurs dans les coulisses du film le plus politique de Charlie Chaplin. Tentons de comprendre, avec l’aide de son fils Eugene, comment ce génie du cinéma avait pressenti, il y a 80 ans, la catastrophe mondiale programmée par un autre, mais cette fois tristement célèbre, porteur de petite moustache.

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RENCONTRE EUGENE CHAPLIN

Entre deux prises, Charlie Chaplin (le dictateur Hynkel) fait un pied de nez à Reginald Gardiner (le commandant Schultz). La nouvelle exposition de Chaplin’s World rassemble d’innombrables documents sur les coulisses du film «Le dictateur».

Roy Export S.A.S.

Fêter ses 80 ans et conserver le même mordant. C’est la marque du génie, c’est la force d’un chef-d’œuvre. En l’occurrence le génie de Charlie Chaplin et la force de son Dictateur. Cet indémodable classique aurait pourtant dû rester à l’état de projet, si son auteur n’avait pas été aussi un homme courageux.

Comment Chaplin avait-il en effet réussi à tenir bon et réaliser cette dévastatrice caricature du fascisme triomphant, cet hymne à la liberté et à la justice, alors que ses connaissances les plus haut placées tentaient toutes catégoriquement de l’en dissuader? L’Amérique de 1939 n’avait encore aucune envie de se mêler, pour la deuxième fois en vingt ans, à un nouveau suicide collectif européen. Plus de 100 000 jeunes boys étaient déjà morts en 1918 en France. «Je pense, se souvient Eugene Chaplin, que l’explication de l’opiniâtreté de mon père vient du contexte: même s’il ne nous l’avait jamais dit, il était au sommet de sa gloire dans les années 1930, mais était également fatigué de ses déboires avec la justice américaine, qui le harcelait. Il avait donc décidé de faire un tour du monde en bateau pour prendre du recul. Durant ce long voyage, il avait rencontré Einstein, Gandhi et d’autres personnages de ce gabarit. Comme il était lui-même une éponge, il avait alors réalisé à quel point le monde était en train de changer. La meilleure preuve de cette prise de conscience, de ce pressentiment d’une catastrophe imminente, ce sont les deux films qu’il réalise après ce tour du monde: Les temps modernes et Le dictateur, deux films très engagés politiquement chacun à sa manière.»

RENCONTRE EUGENE CHAPLIN

L’extrême perfectionnisme de Charlie Chaplin n’empêchait visiblement pas de prendre du bon temps sur le tournage, comme en témoigne cette photographie de plateau d’une scène se déroulant dans le ghetto juif.

Roy Export S.A.S.

Le flair du réalisateur est systématiquement confirmé par les faits: le tournage commence alors que la France et le Royaume-Uni déclarent la guerre à l’Allemagne hitlérienne, à la suite de l’invasion de la Pologne. Puis la première publique du Dictateur a lieu à Los Angeles le 3 octobre 1940, trois mois après la défaite de la France. Le timing est involontairement parfait. Les critiques demeurent pourtant mitigées. A Hollywood, personne ne s’en est encore pris à Hitler de manière si frontale. Les neutralistes et, bien sûr, les pro-nazis américains, encore très nombreux, se méfient ou détestent carrément cette impitoyable pantalonnade tournant en ridicule Hitler et son idéologie raciste. En revanche, le succès public est immense. Le film devient donc un outil préparant insensiblement le peuple américain à l’entrée en guerre de son pays. Le président Roosevelt, plutôt favorable à terme à une intervention américaine, invite d’ailleurs Chaplin à la Maison-Blanche pour un tête-à-tête égayé de plusieurs Martini Dry.

Mais Le dictateur, c’est aussi l’autosabordage du personnage de Charlot. En tuant la crédibilité d’Hitler, la célèbre figure du vagabond doit elle-même se résoudre à tirer le rideau. «Mon père, explique Eugene Chaplin, était arrivé à un point, à la fin des années 1930, où Charlot commençait à devenir vieux. Il avait lui-même 50 ans. Il savait que tout le monde l’attendait au contour et voulait enfin entendre son personnage parler. En fait, même avant le célèbre discours pacifiste final de plus de six minutes, je pense que son personnage dans Le dictateur n’est déjà plus vraiment Charlot. C’est simplement un personnage de barbier juif, témoin et victime de l’oppression d’un régime fasciste.»

RENCONTRE EUGENE CHAPLIN

Chaplin avait financé lui-même la production, qui lui avait coûté 2 millions de dollars de l’époque. «Mais sans les maquettes et les accessoires, il aurait coûté cinq fois plus cher», a précisé Chaplin dans son autobiographie.

Roy Export S.A.S.

Les ressorts intimes de l’œuvre demeurent pourtant en partie cachés, car Charlie Chaplin n’était guère prolixe quand il s’agissait de commenter son travail. «Nous, ses enfants, lui posions souvent des questions sur ses films. «Comment as-tu préparé telle ou telle scène?» Mais il répondait qu’il ne s’en souvenait plus. Il préférait sans doute conserver le mystère. D’ailleurs, il parlait peu de ses films. C’était ses projets qui l’intéressaient le plus. S’il évoquait ses anciens films, c’était par exemple quand il travaillait sur leur nouvelle sonorisation», se souvient Eugene, assis dans le sofa du grand salon du manoir de Ban, où son père avait élu domicile en 1952, année où les Etats-Unis l’avaient interdit de séjour pour cause de communisme supposé.

S’il ne parlait que peu de ses films, Chaplin aimait en revanche les projeter régulièrement pour sa famille. «Mon père était alors surtout attentif à nos réactions. Il vérifiait si on riait au bon moment et il était ravi de constater que la mécanique humoristique était toujours efficace.»

RENCONTRE EUGENE CHAPLIN

Une photographie qui témoigne d’une scène à laquelle Chaplin avait finalement renoncé. Et pour cause: la femme de Hynkel était censée avoir un singe comme animal de compagnie. Mais finalement, le dictateur du film n’a pas d’épouse…

Roy Export S.A.S.

Si Chaplin avait été visionnaire en dénonçant presque avant tout le monde la dictature nazie et ses dangers mortels, il n’avait quand même pas mesuré l’ampleur des horreurs qui allaient être commises au nom de cette idéologie. «Si j’avais eu connaissance des réelles horreurs des camps de concentration allemands, je n’aurais pas pu réaliser Le dictateur; je n’aurais pas pu tourner en dérision la folie homicide des nazis. Mais, à l’époque, j’étais décidé à ridiculiser leur blabla mystique sur les races au sang pur», écrit-il dans son autobiographie parue en 1964.

Triste ironie de l’histoire et des vicissitudes de la politique, "Le dictateur", après avoir encouragé les Etats-Unis à choisir le camp de la liberté durant la Seconde Guerre mondiale, a aussi contribué aux déboires américains de Chaplin. L’anticommunisme viscéral des années 1950 exilera cet Anglais, qui n’avait pas voulu prendre la nationalité américaine, vers la Suisse. Il faudra attendre vingt ans pour que Hollywood se rachète en lui décernant un Oscar d’honneur et surtout une standing ovation de douze minutes, la plus longue de toute l’histoire de cette cérémonie. «Il ne voulait pas y aller. C’est ma mère, précise Eugene, qui l’avait convaincu d’accepter l’invitation et de revenir aux Etats-Unis vingt ans après son exil forcé. Elle avait eu raison: ce voyage l’avait réconcilié avec les Etats-Unis. Il avait été très touché par cette interminable ovation», se souvient Eugene Chaplin.

Eugene Chaplin_

Eugene Chaplin assis au bureau de son père, au manoir de Ban, à Corsier-sur-Vevey (VD).

Julie de Tribolet

L’exposition de Chaplin’s World permet encore de confirmer ce qu’on ressent chaque fois en regardant le film. Tout dans ces images d’archives semble encore vivant et empreint d’une parfaite modernité. Aucun signe de désuétude dans ces témoignages en coulisses. «Oui, c’est en effet une des forces des films de mon père: ils ne prennent pas de rides. Il fut le premier à reprendre de manière moderne des sujets de société déjà traités par les plus grands écrivains, comme Shakespeare, des siècles auparavant. Cela explique en partie cette longévité. Plus anecdotique, mais tout aussi troublant à cet égard: les poses de l’acteur Jack Oakie, qui joue Benzino Napoleoni, la caricature de Mussolini; avez-vous remarqué, sur les photos de l’exposition, à qui elles font irrésistiblement penser aujourd’hui? A Trump! C’est exactement le langage corporel et les mimiques de Donald Trump! Mon père, grâce à son sens de l’observation, avait décidément réussi à isoler certaines typologies psychologiques traversant toute l’histoire», se réjouit notre hôte en riant de bon cœur avant de prendre congé.

>> Exposition «Chaplin et le dictateur». Chaplin’s World, Corsier-sur-Vevey, jusqu’au 29 août 2021. Possibilité de réduction en achetant les billets en ligne

Par Philippe Clot publié le 18 mars 2021 - 08:49