C’est toujours triste, une chambre d’enfant sans enfant. Il reste quelques jouets dans celle de sa fille, un lit à barreaux, des livres éparpillés au sol comme «Mon recueil de comptines pour faire la fête». Mais Steve Rufer n’est plus à la fête. Valentina Eve Colette, sa petite fille de 2 ans, se trouve désormais à 14 000 km de lui. A Perth, en Australie. Difficile d’être beaucoup plus loin. «Son absence me hante», murmure ce Genevois de 38 ans qui a mis sa réserve naturelle en sourdine le temps de ce témoignage. Evoquer ses déboires heurte sa pudeur habituelle et explique des silences entre ses phrases. «J’assume mes choix de vie, je ne suis pas une victime; la vraie victime de cette situation, c’est ma fille!»
Un départ problématique
Les conditions prévues par le tribunal genevois en matière de garde d’enfant le concernant prévoyaient deux options. Soit la mère de son enfant, de nationalité australienne, restait en Suisse et Steve allait vivre la vie de tous les papas séparés qui partagent l’éducation de leur enfant. Soit elle déménageait dans son pays d’origine, à charge pour lui de se rendre au pays des kangourous deux fois deux semaines par an. La mère se voyant contrainte à son tour d’emmener la petite fille deux semaines en Suisse chaque année. Un départ auquel Steve s’opposait, soutenu par le Service d’évaluation et d’accompagnement de la séparation parentale (SEASP) qui ne pouvait donner son aval à cette option. Non seulement Perth est une ville très isolée géographiquement, rendant les transports problématiques, mais surtout la mère de l’enfant, qui vivait depuis quinze ans en Suisse, avait toujours fait part de son désir d’intégration, évoquant même une possible naturalisation. «L’éloignement de l’enfant, s’il devait partir en Australie, représenterait en effet une rupture et des contraintes très importantes pour les relations père-fille», estimait l’intervenant social du SEASP dans son rapport. «Mon ex-femme a réussi à convaincre la justice qu’elle avait trouvé un emploi et une place de crèche à Perth. A ce jour, le projet mirobolant qu’elle a fait valoir devant le tribunal n’existe pas. Elle ne travaille pas et vit chez ses parents avec notre fille.»
L’effacer du tableau familial, c’était à ses yeux l’objectif prioritaire visé par son ex-femme. Sans compter que passer quatre semaines en deux fois par an dans l’hémisphère austral représente un coût que peu de personnes peuvent assumer. «De plus, je ne connais personne en Australie, à qui puis-je m’adresser si la mère de Valentina veut m’empêcher de la voir? Elle a toujours tout fait pour que je n’aie pas accès à elle en Suisse ou pour s’opposer à l’élargissement de mon droit de visite.»
Oui mais voilà. La liberté d’établissement prévalait dans ce cas pour la justice sur le droit d’un père et d’un enfant à ne pas être séparés. On le comprend, Steve est amer. «On ne peut pas être un père seulement six semaines par an», martèle-t-il. Certes, il craignait le scénario du départ, maintes fois mis en avant par son ex-femme, mais pas qu’elle détale comme un lapin. «Si j’avais eu la garde partagée, elle n’aurait pas pu partir. Malheureusement, elle est rarement accordée quand l’enfant est si jeune. Je gardais ma fille tous les deux ou trois jours à la journée ou à la demi-journée. Je pense qu’avec le temps on s’acheminait clairement vers une garde partagée.»
Coup du sort malheureux, le jugement du tribunal prononcé le 2 février mettra plusieurs jours à lui parvenir, contrairement à sa femme qui le reçoit le lendemain. «Le 3 février, quand j’ai ramené ma fille chez sa mère, je l’ai embrassée et lui ai dit: «A dimanche!» Sans imaginer que son ex-conjointe avait déjà les billets d’avion en poche et allait partir durant la nuit avec la petite fille vers l’Australie depuis Lyon. Laissant en plan derrière elle son appartement, son chien et sa voiture. «Elle m’a envoyé un e-mail à une escale disant: «Je pars avec Valentina à Perth.»
La cruauté des contacts par Zoom
Un monde qui s’écroule. Steve reconnaît qu’il a pleuré. Il a bien sûr immédiatement recouru contre le jugement du tribunal, obtenant un effet suspensif qui annule l’autorisation de partir. Aujourd’hui, aux yeux de la justice, ce départ précipité est considéré comme un enlèvement. Une procédure internationale a d’ailleurs été enclenchée il y a six mois entre la Suisse et l’Australie.
>> Lire aussi: «Je suis un père désespéré qu’on ne retrouve pas sa fille»
«Au début, j’ai eu des contacts Zoom avec Valentina, dit-il en tendant une capture d’écran où on voit un petit bout de chou agiter sa main pour dire bonjour à son papa. Sur une autre image, elle lui tend son doudou. Attendrissant et tragique en même temps. Steve ne peut pas se résigner à ce mode de communication. Il a cessé d’appeler. «Déjà parce que la mère s’ingérait en permanence dans la conversation. Mais surtout parce que c’est trop dur d’être un papa qui n’existe pour sa fille que sur un écran de smartphone.»
Prouver qu’on est un bon père
Mais revenons en arrière. Valentina est née le 6 août 2021. Une naissance pas forcément planifiée, mais le restaurateur n’a pas caché sa joie à l’idée de devenir papa. Le couple s’est formé en 2019. Elle est employée dans une organisation internationale, lui dirige un restaurant bistronomique au centre de Genève. A l’écouter, les problèmes de couple sont apparus assez vite après la décision de vivre ensemble dans un appartement de la Vieille-Ville. «Mais je voulais que ça marche pour la petite fille qui allait venir. On s’est mariés le 1er avril 2021. Je viens d’une famille unie. C’était important pour moi d’offrir un foyer à Valentina!»
La période est difficile sur les plans économique et sanitaire. La pandémie de covid et ses fermetures imposées ont laissé des manques à gagner que Steve doit toujours combler aujourd’hui. Rien qui ne soit propice à apaiser les tensions conjugales. Bientôt, c’est la séparation. «Elle m’empêchait de passer du temps avec Valentina, manipulait les faits, portait des accusations mensongères contre moi, affirmant par exemple que j’étais incapable de changer la couche du bébé, que j’étais violent, alcoolique!»
Son épouse saisira d’ailleurs la justice. «J’ai voulu prouver que j’étais un bon père, je me suis résolu à passer des tests psychologiques, j’ai fait des analyses sanguines attestant que je n’étais pas alcoolique. Je savais m’occuper de ma fille, mais je me suis quand même inscrit aux cours de puériculture de la Croix-Rouge.» Steve Rufer va obtenir son diplôme de baby-sitter aux côtés d’adolescents boutonneux. «Je suis désormais qualifié officiellement pour m’occuper d’enfants de 6 mois à 5 ans!» sourit-il, un peu désabusé. Les accusations contre lui ne seront pas retenues. Par contre, ce qui va changer sa vie, c’est l’octroi d’un vrai droit de visite. «J’avais enfin accès à ma fille. On peut dire que notre relation a véritablement débuté à ce moment-là.»
Le papa de Valentina l’emmène au parc, au musée, rendre visite à ses grands-parents dans le canton de Vaud. Il décrit pourtant une situation difficile avec son ex à chaque fois qu’il allait chercher ou ramener son enfant. «Elle se montrait intimidante et agressive, me filmait quand je mettais Valentina dans le porte-bébé, un sourire en coin, en essayant de me faire commettre des maladresses. Face à cette malveillance, j’ai engagé un huissier pendant six semaines pour m’accompagner à son domicile.» Quand la mère de sa fille déménage dans une commune de la banlieue genevoise, Steve prend un appartement à proximité. «Je ne voulais pas perdre de temps sur la route et profiter au maximum de Valentina!»
C’est un papa qui pourrait aisément chanter «c’est ma fille, ma bataille» en écho à la chanson de Daniel Balavoine. Il n’était malheureusement pas à ses côtés quand elle a soufflé ses deux bougies le 6 août. Il sait qu’il manque des étapes, des jalons importants de la vie de son enfant. Mais Steve Rufer va continuer à se battre. Pour Valentina Eve Colette, pour lui, pour tous les pères comme lui, mais aussi, affirme-t-il, pour que la loi, la société évoluent. «De quel droit peut-on priver un enfant de son père?»